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DÉCIVILISATION – Suite 2 : Entretenir la confusion et réduire la France à un néologisme ?

« Entretenir un flou qui ouvre la porte à de multiples interprétations »

« Semblant s’inspirer du processus de « civilisation des mœurs » décrit par le sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990), le président de la République utilise un terme en entretenant un flou qui ouvre la porte à de multiples interprétations. » VOIR LE MONDE CI CONTRE

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2 MISES À JOUR – LE PRÉSIDENT, LES SOCIOLOGUES, LES CLASSES MOYENNES, LA DÉCIVILISATION… GENÈSE DES « INNOVATIONS » VERBALES https://metahodos.fr/2023/06/01/mise-a-jour-le-president-les-sociologues-les-classes-moyennes-la-decivilisation-genese-des-innovations-verbales/

ARTICLE

En parlant de « décivilisation », Emmanuel Macron utilise un concept malléable à souhait

Par Marc-Olivier Bherer. LE MONDE

Histoire d’une notion. Où en est la France, selon son président, Emmanuel Macron ? Ce dernier a déclaré lors du conseil des ministres du 24 mai qu’un « processus de décivilisation » était en cours. Différents événements lui auraient inspiré cette formule : l’agression mortelle d’une infirmière à Reims (Marne), la mort de trois policiers à Villeneuve-d’Ascq (Nord), lors d’un accident causé par un conducteur alcoolisé et drogué, et l’incendie du domicile du maire de Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique) par des opposants à un projet de centre d’accueil de demandeurs d’asile.

Le spectre des phénomènes qu’Emmanuel Macron cherche à décrire par ce terme est large et installe une forme de confusion d’autant plus grande que la France d’aujourd’hui se trouve réduite à un néologisme. Malléable, mais pas inédit, le terme « décivilisation » se prête pour cette raison à toutes les récupérations.

En 2011, alors qu’il n’avait pas encore théorisé le « grand remplacement », l’écrivain Renaud Camus publiait un essai intitulé Décivilisation (Fayard, désormais republié par l’auteur). « Ce livre est une complainte réactionnaire sur la déliquescence des hiérarchies sociales, la diffusion de l’égalitarisme, explique Jean-Yves Pranchère, vice-président du département de science politique à l’Université libre de Bruxelles. Les classes bourgeoises prescriptrices ont cessé, selon Renaud Camus, de veiller sur ce patrimoine que représentent les bonnes mœurs et la langue française. La corruption des usages aurait entraîné la ruine de la civilisation, le socle culturel sur lequel doivent pouvoir s’épanouir l’art et la littérature. » Le propagandiste d’extrême droite et le président ne parlent donc manifestement pas de la même chose.

Norbert Elias et la pacification progressive

D’autant qu’Emmanuel Macron ne fustige pas la « décivilisation », mais un « processus de décivilisation ». Ce syntagme nous rapproche du sociologue et historien Norbert Elias (1897-1990). Le chef de l’Etat ne cite pas l’auteur explicitement, mais c’est bien ce dernier qui fournirait la clé d’interprétation de ses propos, relèvent plusieurs de ses soutiens. De manière quelque peu hâtive cependant…

A travers son œuvre, principalement La Civilisation des mœurs (1939) et La Dynamique de l’Occident (1975), Norbert Elias a en effet étudié la civilisation non comme l’ensemble des traits culturels, religieux, politiques d’une société à son apogée, mais comme un processus, un phénomène de transformation historique, qui a conduit à la pacification progressive de l’Occident. « Observant l’évolution des mœurs sur plusieurs siècles, Norbert Elias constate que des mécanismes d’autocontrôle élaborés dans les sociétés de cour se sont peu à peu diffusés à l’ensemble de la société. Les individus ont fait preuve d’une retenue croissante grâce à l’élévation du seuil de la pudeur, une maîtrise des affects et une réduction du recours à la violence. Le duel est interdit à mesure que l’Etat exerce un monopole grandissant sur la violence légitime », relate l’historien Roger Chartier, qui a préfacé plusieurs ouvrages de Norbert Elias, dont Les Allemands (Seuil, 2017).

Lire aussi (2017) : Norbert Elias se confronte à l’Allemagne

Dans ce livre, le sociologue, juif allemand réfugié en Angleterre, revient sur l’essor du nazisme. « Il y décrit les conditions historiques qui ont enrayé, voire renversé, le processus de civilisation, autrement dit lancé un processus de décivilisation. Sous la République de Weimar, le monopole de l’Etat sur la violence s’est effrité avec la montée des corps francs, des milices privées. Puis l’idéologie nazie a entraîné la déshumanisation des juifs, et la politique d’extermination a autorisé la plus cruelle violence », ajoute le professeur émérite au Collège de France.

Lire aussi : Emmanuel Macron, les sociologues et les classes moyennes… Récit d’un déjeuner confidentiel à l’Elysée

Le regard sur la brutalité

Mais le terme de « décivilisation » n’apparaît qu’une seule fois dans cet ouvrage. « Dans l’ensemble de l’œuvre de Norbert Elias, on ne compte pas plus d’une dizaine d’occurrences de ce mot », rappelle Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences en sociologie du droit à l’Ecole normale supérieure, qui a codirigé avec Danny Trom le livre Sociologie politique de Norbert Elias (EHESS, 2022).

Cette quasi-absence s’explique sans doute parce que le processus de civilisation tel que Norbert Elias l’a conçu suffit pour interpréter les mouvements de régression et de réaction qu’il engendre. « Les violences policières et celles auxquelles on assiste en marge de manifestations peuvent survenir parce que chacun a intégré les normes de retenue et ne supporte pas qu’on les enfreigne. Estimant que l’autre y porte atteinte, on s’autorise à employer la violence. C’est l’un des paradoxes du processus de civilisation », illustre Cédric Moreau de Bellaing.

Lire aussi la tribune : Nathalie Heinich : « Le processus de civilisation est en train de se retourner en son contraire sous le coup des réseaux sociaux »

Au sein de la tradition éliasienne, des penseurs ont néanmoins voulu surmonter cette difficulté. « Il y a eu débat parmi ceux qui s’inspiraient de ses travaux. Pour certains, la notion de décivilisation est nécessaire afin d’accroître le potentiel critique de la pensée de Norbert Elias et tenter de rendre compte, par exemple, de la persistance des inégalités ou des systèmes d’exploitation. » Le recours à ce mot est notamment défendu par Stephen Mennell, professeur émérite de sociologie à l’University College de Dublin, qui a dirigé l’édition anglophone de l’œuvre d’Elias.

Cédric Moreau de Bellaing rappelle que seuls des travaux de recherche pourront confirmer s’il y a bien un retour de la violence. Le chercheur précise qu’ils devront aussi interroger l’évolution du regard de la société sur cette brutalité. Les attaques contre les élus, récemment en recrudescence, pourraient constituer un objet idéal pour ce type d’enquête.

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