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NADEJDA MANDELSTAM, VIVRE EN POÉSIE SOUS LA TERREUR SOVIÉTIQUE

ARTICLE

Nadejda Mandelstam – « Contre tout espoir »

Jean Larose 14 novembre 2009 LE DEVOIR

Depuis des mois, je lis Contre tout espoir, de Nadejda Mandelstam. Quand j’ai fini, je recommence. Un seul livre suffit, si chaque parole y reflète la différence d’un être irréductible.

C’est un monde où défilent cent et mille personnages, mais il n’y en a qu’un, la poésie du mari de l’auteure: «en cette nuit de mai, un but s’imposa, et c’est pour lui que j’ai vécu: une partie des manuscrits de Mandelstam était demeurée, beaucoup de choses étaient fixées dans ma mémoire, moi seule pouvait sauver cela».

Moscou, 1934. La Tcheka travaille jour et nuit. Surtout la nuit, où il y a tant de gens à sortir de leur lit, à interroger, à battre, à fusiller ou à expédier dans les camps. Écrivains, savants, concierges, vagabonds, policiers, dirigeants, tous sont fous de peur. «L’épreuve de la peur, on ne s’en remet jamais. Qui a respiré cette atmosphère est perdu, même s’il a conservé la vie.» Tous ne sont pas tués, mais tous sont supprimés en ce qu’ils ont d’irréductible au social.

L’état nouveau commence à tuer dès 1918, à l’ouverture du premier camp où l’on isole ceux qui ne sont pas des nôtres. En 1934, la catégorie pas-des-nôtres a beaucoup grossi. «Quoi? Encore! Qui a-t-on arrêté? Mais pourquoi?» Tel, qui n’a cessé d’injurier dans la Pravda les ennemis du peuple, disparu lui aussi! On s’ingénie à trouver des raisons pour chaque arrestation. «Il se permettait de dire des choses…», ou «Il a si mauvais caractère…» Les Mandelstam, eux, ont compris l’inconcevable: on arrête les gens pour rien. Il suffit d’être quelqu’un. Ne pas sourire, par exemple. Qui ne sourit pas, il avoue sa peur, c’est quelqu’un. Il partira plus vite. Le plus sage, est de dormir avec son sac tout prêt, pour quand ils viendront… 

Ils viennent pour Mandelstam, une nuit de mai 1934. «Un vrai poète est immédiatement reconnu. Dès qu’il apparaissait, tout se mettait en mouvement et les gens comprenaient qu’il était condamné». Il le sait aussi. Il a connu l’Europe, mais choisi l’Union Soviétique, par fidélité à cette terre qui fait l’histoire. Il aime encore la révolution comme si c’était une religion, mais il a compris qu’il sera toujours un pas-des-nôtres. Il a écrit un poème sur Staline, sa moustache de cafard, ses doigts graisseux. Il le récite à des amis. Un suicide. Mais, miracle, Staline ordonne que le poète Mandelstam soit «isolé mais préservé». Peine bénigne, trois ans d’exil dans un trou de province.

On découvre avec les exilés que des milliers, des dizaines de milliers de condamnés partout dans la glauque Union Soviétique se cherchent un logis, des ressources, un bout de pain. Partout s’entassent, se battent, font la queue, deviennent fou, meurent les paysans dépouillés, les anciens aristocrates qu’on vient d’expulser de Saint-Petersbourg, les ca-dres du Parti, les écrivains, les savants, et les ouvriers.

Après trois ans, avoir été interdit à Mandelstam de vivre à Moscou, lui est interdit le travail rémunéré. Rien que de lui serrer la main peut conduire en prison. Il erre encore une année, mendiant inconcevablement heureux de vivre, irréductiblement quelqu’un. Ces pages où Nadejda décrit la joie du poète d’être en vie sont les plus incompréhensibles pour nous. La nuit, devant la fenêtre ouverte: sautons, cette fois, jetons-nous ensemble dans le vide ! Mais non, attendons, pour voir la suite de la nouvelle humanité. La poésie va me préserver, Staline n’osera pas. 

Ah, le prestige de la poésie en Russie! Pas un ministre, pas un policier qui ne la révère, et même Staline, pour la craindre tellement! On comprend: la poésie, c’est par excellence la parole de quelqu’un. N’est-ce pas troublant que nous, aujourd’hui, ne comprenions plus cela? Ossip est arrêté, un jour de joie qui était un piège. Il n’a même pas son Dante de po-che, pour le camp. On le met dans un train, pour la mort.

Staline, faisant effacer des livres toute mention de ses compagnons à mesure qu’il les liquidait, réalisait une haine que le meurtre n’étanchait pas, qui avait la rage de tuer jusqu’au souvenir. Mais Staline n’a pu effacer Ossip Mandelstam de la mémoire humaine. «La plus grande part des poèmes a été préservée contre tout ce qui a essayé de me balayer, et avec moi, les pauvres lambeaux de papier que je conservais précieusement.» Son mari mort, pendant vingt-cinq ans, contre tout espoir (c’est le titre du livre, contre son nom, espoir en russe) Nadejda fuit, se cache, travaille, d’une petite ville à l’autre, avec la complicité des ouvriers, d’une logeuse qui va parfois la dénoncer, qui lui demande pardon en pleurant. 

Elle ne sortira les poèmes de ses cachettes qu’après Staline. Certains amis en ont retenu par coeur. Tout ce monde, même les bourreaux, sait par coeur un nombre prodigieux de poèmes! «Combien étions-nous à nous répéter ainsi, la nuit, les paroles de nos maris exterminés?» Est-ce pour cela que je ne peux pas lâcher ce livre. Je ne peux pas faire ça à Nadejda. Chaque souvenir qu’elle a gardé me crève le coeur. Leur festin d’un oeuf dur ou d’une boîte de conserve, le thé, les cigarettes et, ah! le pauvre manteau d’errance et de misère, en cuir jaune, qu’on peut encore voir sur la photo de Mandelstam au Goulag.

***

Contre tout espoir

Nadejda Mandelstam

Gallimard, «Témoins»

Paris, 1975, tome III

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