
LAISSER FAIRE ET DÉCIVILISATION
« Violences, harcèlements, incivilités et insolences, la “décivilisation”, mise en avant par Emmanuel Macron, touche la nouvelle génération. La faute à un laisser-faire depuis des décennies et à une baisse du niveau scolaire qui inquiète la communauté éducative. «
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ARTICLE
Les collèges face à la “décivilisation”
Par Nicolas Boutin. Publié le 3 juin 2023 VA
Près du collège Pierre-de-Fermat, l’un des plus réputés et mieux notés de Toulouse, les riverains surprennent un regroupement de collégiens. Des rires, des encouragements et, au milieu de la ronde, une intense bagarre entre deux élèves. Les combats clandestins sont filmés et diffusés sur les réseaux sociaux, révèle la Dépêche du Midi. Une sorte de fight club, en référence au film de David Fincher, pourtant interdit aux moins de 16 ans, adapté du roman de Chuck Palahniuk.
« La fascination pour les sports de combat se banalise », explique un professeur toulousain. Des collégiens en perpétuelle confrontation se sont découvert un nouvel “effet de mode”, entre admiration des combattants de MMA et culture de la violence. Ces scènes gagnent les cours de récréation et les salles de classe, où règne désormais la loi du plus fort, défiant l’autorité fragilisée des professeurs.
Le secondaire est touché par une recrudescence des incidents. Selon une enquête menée par des inspecteurs de l’Éducation nationale auprès des écoles publiques et des collèges et lycées publics et privés sous contrat, au cours de l’année scolaire 2021-2022, les chefs d’établissements du second degré ont déclaré en moyenne 12,3 incidents graves pour 1 000 élèves, soit une hausse de 2,1 points par rapport à l’année précédente. L’étude souligne que 70 % de ces incidents graves se déroulent dans des collèges ; sur ces incidents, 27 % concernent des violences physiques. Et 38 % des violences commises par les lycéens et les collégiens visent leurs camarades, 44 % les adultes de l’établissement.
Personnels d’éducation et parents d’élèves sonnent l’alarme. Le 3 janvier, un établissement près de Bordeaux a mené une action “collège mort”, le temps d’une journée, pour dénoncer la multiplication des incidents depuis le début de l’année. Une grève également observée à Aubergenville, dans les Yvelines, en décembre, tandis qu’à Montpellier, les parents d’élèves dénoncent l’insécurité au sein d’un établissement ayant déjà tenu onze conseils de discipline entre la rentrée et les vacances de février.
Les premiers incidents arrivent dès la primaire, voire la maternelle, explique Michel Fize
Une génération en crise
Le phénomène n’est pas nouveau mais la violence ne fait que s’amplifier, se radicaliser et apparaît dès le plus jeune âge. « Les premiers incidents arrivent dès la primaire, voire la maternelle », relève le sociologue Michel Fize, auteur de la Crise morale de la France et des Français (Éditions Mimésis). La faute, selon lui, à une « décivilisation » de cette génération née à la fin des années 2000. Si l’ancien ministre de l’Éducation nationale sous le Front populaire, Jean Zay, appelait les instituteurs à faire de l’école « l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas », les établissements scolaires restent malgré tout le miroir de la société.
« Les nouvelles générations sont de plus en plus violentes », s’inquiète le psychanalyste Pascal Neveu, spécialiste de l’enfant. Un phénomène qui aurait connu un essor au milieu des années 2000, de l’avis d’une enseignante de français. Sur le terrain, les professeurs observent également « une radicalisation des positions » parmi les adolescents, « qu’ils soient scolarisés à Henri-IV ou en Rep+ », confie un enseignant d’un collège difficile en région parisienne.
« Les droits ont remplacé les devoirs, les sentiments la raison », résume ce dernier. S’il ne connaît pas de gros cas de violence dans son établissement, le professeur remarque une montée des incivilités. « Les réactions sont vives, les élèves irritables. Un reproche est perçu comme une insulte », rapporte-t-il. L’enseignant s’est récemment vu insulter par une de ses élèves. « Pour lui avoir fait une remarque surson travail, elle a répondu spontanément : “Ferme ta gueule !” », se souvient-il. L’élève est finalement venue s’excuser à la fin du cours, assurant que cela n’était pas lancé “méchamment”.
« La politesse est une arme pour empêcher les conflits, la première règle de civilité », rappelle Michel Fize. Alors, lorsque les insultes remplacent les surnoms et que l’insolence prend le pas sur l’autorité, en toute impunité, la frontière entre le bien et le mal se floute pour des adolescents en construction. Une partie d’entre eux ne distinguent même plus ce qui pourrait blesser un de leurs camarades. Les relations sociales deviennent fragiles.
“Je m’en fous”, “ne me parle pas”, “ferme-la”, “casse-toi”… : les enseignants subissent quotidiennement ce genre d’agressions verbales. Une “microviolence” longtemps mise sous le tapis par la communauté éducative. « Il y a une perte de connaissance de la valeur des mots », se désole un professeur de français, qui souligne une régression du vocabulaire connu et employé par ses élèves. La faute au manque de lecture et d’une baisse drastique du niveau scolaire, particulièrement dans les langues. Durant les décennies 1960 et 1970, « on a laissé l’élève se construire à égalité avec le professeur », rapporte Kévin Bossuet, enseignant en région parisienne et chroniqueur sur CNews, entraînant « une dégradation du climat scolaire » .
Le métier devient difficile à exercer à certains endroits, provoquant une crise des vocations. « Désormais, on fait davantage la police que de l’instruction », se désespère une enseignante du centre de la France. Des professeurs sont parfois livrés à eux-mêmes face à la hiérarchie. « Les CPE [conseillers principaux d’éducation] prennent souvent le parti des élèves », témoigne-t-elle, pendant que les profs sont accusés d’être fautifs et de dépasser le cadre de leur mission. Une enseignante a été convoquée par le principal pour avoir rapporté le comportement “odieux” d’un élève en salle de classe… Pis, les sanctions sont de nombreuses fois levées par la direction de l’établissement, « par peur de la polémique » ou pour ne pas être mal notée par l’académie.
Abandon du rôle parental
« On met beaucoup en doute la parole de l’adulte devant un enfant », reconnaît une principale. Les parents s’engouffrent régulièrement dans la brèche. « Ils ne nous suivent plus, contestent les punitions et les notes », abonde une enseignante dans un collège rural du Gers. « Le professeur est devenu un individu comme un autre, jugé non plus sur son statut mais sur ses prétendues qualités humaines », explique le sociologue Michel Fize, qui plaide pour des rencontres entre l’ensemble du personnel des établissements et les familles afin « d’associer les parents à la vie scolaire » et lutter contre un abandon du rôle parental. « Il y a beaucoup de parents absents et démissionnaires », observe Pascal Neveu, qui rappelle que « c’est l’école qui enseigne et les parents qui éduquent ».
De nombreux incidents ne reviennent jamais aux oreilles du corps enseignant. Et pour cause, ils naissent systématiquement sur les réseaux sociaux ou restent dans l’omerta. C’est ainsi qu’un élève harceleur a pu passer une partie de l’année scolaire à côté de sa victime sans que l’adulte se rende compte de sa bévue. Dans un département rural, un élève accusé de viol sur une de ses camarades, durant l’été, s’est retrouvé dans la même classe que sa victime à la rentrée, faute de communication.
Pour les victimes de harcèlement, il n’y a plus de répit. Même une fois franchies les grilles de l’établissement, les insultes continuent d’agiter les réseaux sociaux durant les soirées, les week-ends ou les vacances. Les smartphones sont devenus des armes de destruction d’adolescents. Un enfant de 10 ans sur deux en possède déjà, estime Pascal Neveu. « Nous avons beau prévenir les parents, ils ne s’imaginent pas de quoi leur enfant est capable derrière un écran », note la principale d’un établissement situé dans la banlieue ouest de la capitale.
Dans les Bouches-du-Rhône, le plan Charlemagne a développé la vidéo protection autour des collèges
“Tout le monde peut être victime”
Déclarée grande cause du quinquennat, la lutte contre le harcèlement scolaire se heurte à un mur. Selon Pascal Neveu, 54 % des harcèlements en milieu scolaire se produisent entre la sixième et la troisième. « Il est de plus en plus prégnant et violent », s’inquiète Kévin Bossuet. « Comme dans la rue, on peut désormais être frappé ou insulté à tout moment », note Michel Fize qui prévient : « Tout le monde peut être victime. » Dans les couloirs, les élèves intimident leurs proies avec des claques derrière la tête. Pas de quoi faire de blessés, mais l’humiliation est palpable pour les victimes. Les croche-pieds accompagnent parfois un élève au tableau, tandis que les insultes sont lancées à travers la classe.
Le harceleur bénéficie d’un statut de plus en plus convoité dans les cours de récréation. « Il rassemble des complices autour de lui et devient un leader », observe Sophie Audugé, déléguée générale de SOS Éducation, une association qui, entre autres, alerte sur la montée des violences en milieu scolaire. Certains revendiquent donc allègrement ce statut sur les réseaux sociaux et n’hésitent pas à s’attaquer en meute aux plus faibles de la classe : les élèves handicapés, portant des lunettes, ayant un physique sortant de la norme ou de sexe féminin.
L’hypersexualisation de la société joue un rôle prépondérant dans le harcèlement du XXIe siècle. Alors que la part des mineurs consultant régulièrement des films pornographiques est passée en cinq ans de 19 à 28 %, selon une étude de l’Arcom, les agressions sexuelles apparaissent dès le plus jeune âge, parfois même en maternelle. En conséquence, les adolescentes sont fréquemment traitées de “putes” et sollicitées pour des exigences sexuelles. Les conséquences sont dramatiques : désengagement, décrochage scolaire, jusqu’à la tentative de suicide « pour échapper à cette violence inouïe qui se propage sur les réseaux sociaux, dont il restera toujours une trace », s’inquiète Sophie Audugé. Les victimes peinent à trouver vers qui se tourner. « Seuls 3 adolescents sur 10 ont évoqué des violences subies auprès de leurs parents ou un proche », rappelle Pascal Neveu.
Plus de fermeté ?
Face à ces dérives, la communauté éducative est appelée au sursaut. « Elle ferme les yeux et n’agit pas suffisamment. La victime n’est quasiment jamaisreconnue comme telle », regrette le psychanalyste. Nombre de ses confrères alertent déjà sur la contagion de ces phénomènes, la banalisation et l’explosion du nombre de cas. « Il faut des sanctions appliquées, immédiates, certaines et fermes », plaide Sophie Audugé. Pendant ce temps, certains professeurs tentent de répondre par l’éducation plutôt que la répression. « Les outils traditionnels ne sont plus en phase avec la situation actuelle », alerte un professeur parisien.
« Pap Ndiaye est victime de son prisme, la lutte contre la violence n’est pas la priorité de l’Éducation nationale », concède une directrice d’établissement, qui en appelle à une « vraie réponse judiciaire » face aux violences physiques et morales. En attendant, c’est au système scolaire de prendre le dossier à bras-le-corps. De nombreuses voix s’élèvent pour un retour à l’éducation morale et civique. Un cours qui a progressivement laissé la place à l’éducation civique, axée sur la connaissance des institutions et la tolérance envers les différentes communautés.
h« L’État doit faire de ce naufrage moral la grande question des prochaines années », invite le sociologue Michel Fize, qui souhaite réapprendre aux enfants comme aux familles à « vivre en société ». « Reciviliser les mœurs sociales est une urgence absolue », poursuit-il, pendant qu’une grande partie des enseignants appellent à rehausser le niveau dès les plus petites classes.