
« Résurgence de la pensée mythique à l’intérieur même de la culture politique européenne »
Alors que la seconde guerre mondiale produit ses horreurs, Ernst Cassirer entreprend avec cet ouvrage une analyse des raisons du phénomène qui, à ses yeux, lui avait donné naissance : la « résurgence de la pensée mythique à l’intérieur même de la culture politique européenne », dont le nazisme aura fourni la forme paroxystique.
Cela le conduit, dans une première partie, à proposer une élaboration du concept de mythe. Le cœur de l’ouvrage est une longue traversée de la philosophie politique occidentale, des Grecs au Siècle des Lumières.
Une dernière partie, reprenant ironiquement le titre de l’ouvrage de Rosenberg, l’idéologue officiel du régime nazi (« Le mythe du XX siècle »), restitue enfin les prodromes philosophiques du retour en force du mythe dans l’Europe contemporaine, avec le fétichisme hégélien de l’Etat, le culte du héros de Carlyle, la théorie raciste de Gobineau, le pessimisme philosophique d’un Spengler ou d’un Heigegger.
« Avril 1945. Ernst Cassirer achève peu avant de mourir Le mythe de l’État, ouvrage réalisé à la demande de ses amis afin de tenter de comprendre les origines et les causes du nazisme. »
LIT ON SUR FABULA QUI POURSUIT :
« Sans jamais prétendre réduire le tragique de l’Histoire, mais sans renoncer non plus à toute explication, il invite la modernité à repenser son rapport au mythe.
« Le XXe siècle n’a-t-il pas basculé dans le tragique parce que subitement la culture s’est mise à célébrer le culte du héros, de la race et de l’État tout en versant dans un pessimisme dénigrant la Raison?
« Ce livre peut être considéré, à bien des égards, comme le testament philosophique de l’un des plus grands penseurs du XXe siècle, et en tout cas d’un digne héritier des Lumières. Ouvrage savant attaché à reconstituer la mémoire de la Raison en refaisant l’histoire de toute la pensée politique, c’est aussi un livre de philosophe plaidant, à travers une critique du mythe, pour que la raison politique ne déroge pas à la plus haute de ses fonctions : réaffirmer la culture contre les tentations d’ériger l’idéologie, et donc la violence, en raison.
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ARTICLE
« Le mythe de l’État » d’Ernst Cassirer
Johan Rivalland CONTREPOINTS
Cet ouvrage savant, écrit dans un style limpide qui se lit agréablement, a été rédigé dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle Ernst Cassirer a quitté la Suède pour s’installer aux États-Unis. Personnage érudit, s’intéressant à tous les domaines de la connaissance, c’est dans l’histoire de la pensée que vont s’inscrire ses travaux, dans la lignée des plus grands philosophes. À la demande insistante de ses collègues et amis de l’Université de Yale, il rédige cet ouvrage majeur, dont la finalité est de comprendre les origines et les causes du nazisme.
L’origine du mythe
C’est dans le rapport au mythe que vient s’inscrire le tragique. En célébrant le culte du héros, de la race et de l’État, et en dénigrant la Raison, la culture semble s’être égarée, éloignée des enseignements des Lumières, pour sombrer dans l’idéologie et la violence. Ernst Cassirer remonte ainsi toute l’histoire de la pensée politique depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, pour bâtir une somme profondément ancrée dans la philosophie des formes symboliques, abordant tous les modes d’expression culturelle : langage, mythe, art, religion, histoire, science, de manière à tenter d’avoir une meilleure compréhension de l’homme moderne, en tenant compte de tout ce qui est nouveau depuis Locke, Kant et tous les esprits éclairés du XVIIIe siècle.
Ce qui caractérise l’ouvrage, outre son importance capitale sur le plan des idées, c’est la clarté des propos, qui s’adressent à tous, et non uniquement à ses étudiants ou amis. Des propos qu’il accepta de condenser, dans le but de mieux éclairer les esprits, en une époque où régnait la plus grande confusion sur le sens de l’histoire et la nature de notre civilisation, entretenue par le poids de la politique et de l’idéologie.
La première partie du livre est consacrée à la définition du mythe et à l’étude des raisons pour lesquelles la pensée mythique en est venue à dominer de manière préoccupante la pensée politique au XXe siècle, au détriment de la pensée rationnelle.
Presque chaque jour, connaissance scientifique et maîtrise technique de la nature ne cessent de remporter des victoires sans précédent. En revanche, s’agissant de la vie sociale ou de la pratique, la pensée rationnelle présente tous les aspects d’une défaite totale et irrévocable. L’homme moderne y est censé oublier tout ce qu’il a appris dans le développement de sa vie intellectuelle. On l’exhorte même à régresser aux stades les plus primitifs de la culture humaine. La pensée rationnelle et scientifique y avoue sa défaite et cède tout à son pire ennemi.
De manière passionnante, il étudie la structure de la pensée mythique en se fondant sur les travaux des philosophes, ethnologues, anthropologues, psychologues et sociologues, non sans débusquer les contradictions entre les différentes interprétations et les polémiques auxquelles elles donnent lieu.
Remontant aux cultures primitives, il étudie également les rapports entre mythe et langage, sans oublier le rôle joué par la psychologie des émotions, qui peut en partie expliquer pourquoi les croyances ont souvent tendance à se fonder sur un monde d’illusions, d’hallucinations et de rêves plutôt que de chercher à regarder la réalité en face. À partir de là, c’est à la fonction du mythe dans la vie sociale qu’il s’intéresse, à travers son infinie variété, recherchant toutefois ce qui en forge l’unité et l’expression symbolique. Il précise au passage que le mythe doit être entendu en tant qu’expérience sociale de l’humanité, et non individuelle, écartant ainsi du champ les grands mythes de Platon, par exemple.