Aller au contenu principal

À L’ENA, LE POUVOIR ? À SCIENCES PO, LA DOMINATION ? POLÉMIQUE

PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE À CHARGE SUR « Sciences Po, l’école de la domination »

L’auteur, Mathieu Dejean Journaliste au pôle politique de Mediapart, Mathieu Dejean a travaillé pendant sept ans au service société et idées des Inrockuptibles.

« Il y a plus de 150 ans, un publiciste méconnu mais disposant d’un important réseau de notables, Émile Boutmy, fonde l’École libre des sciences politiques. Après la défaite de Sedan et la Commune de Paris en 1871, il veut créer l’élite qui, « de proche en proche, donnera le ton à toute la nation », et convoite ainsi de « refaire une tête de peuple ». Ce projet élitiste est toujours dans l’ADN de Sciences Po, rebaptisée ainsi après une nationalisation en trompe-l’œil en 1945 qui lui procure un statut dérogatoire, entre le public et le privé. »

« Depuis sa fondation, Sciences Po est la matrice d’une domination diffuse. Ministres, hauts fonctionnaires, cadres des partis politiques sont diplômés de l’école dont l’influence s’étend aux médias, aux grandes entreprises, aux cabinets de conseil qui ont aujourd’hui la faveur de ses étudiants. On cultive sur ses bancs l’entre-soi des classes supérieures et la connivence idéologique, on y professe une gestion des affaires publiques qui éloigne le peuple des délibérations et décisions majeures. »

« Loin de la légende dorée dont elle s’entoure, on verra dans ce livre comment Sciences Po a résisté aux tentatives de réformes, aux critiques comme aux scandales, et s’est affirmée avec le temps comme une pièce maîtresse du bloc bourgeois. »

Un ouvrage provocateur qui n’a pas été beaucoup repris dans les médias. Voici deux articles contrastés à son sujet.

ARTICLE 1

« Sciences Po, l’école de la domination », nous avons fait réagir étudiants et diplômés à ce livre choc

Sciences Po est-elle l’école de l’élite contre le peuple ? Journaliste à Mediapart, Mathieu Dejean publie ce vendredi 17 mars « Sciences Po, l’école de la domination », un court livre dans lequel il dézingue le prestigieux établissement parisien, tour à tour accusé de maintenir la domination du « bloc bourgeois », de favoriser l’entre-soi des élites et d’empêcher toute remise en cause du système. Les Echos START ont interrogé un prof, une étudiante, et une diplômée de Sciences Po qui ont lu le livre. Voici leur ressenti.

Par Samuel Chalom. Publié le 17 mars 2023 LES ECHOS

Un nouveau (petit) séisme va-t-il avoir lieu au 27 de la rue Saint-Guillaume à Paris, adresse de la prestigieuse école de sciences politiques ? Après la démission du précédent directeur, Frédéric Mion, qui aurait été averti, contrairement à ce qu’il avait déclaré, de fait d’agression sexuelle de la part d’Olivier Duhamel, ancien président de la Fondation nationale des sciences politiques , Sciences Po peut s’attendre à une nouvelle polémique, avec la sortie en librairie ce vendredi 17 mars du livre incendiaire « Sciences Po, l’école de la domination » (Ed. La Fabrique).

Ancien des Inrockuptibles, désormais journaliste politique à Mediapart, Mathieu Dejean est l’auteur de ce court ouvrage – 160 pages – au titre volontairement provocateur. Il y retrace l’histoire de l’établissement depuis sa création par Emile Boutmy en 1872 jusqu’à nos jours, et y développe la thèse d’une école pensée pour maintenir la domination du « bloc bourgeois », où l’on cultive l’entre-soi et la connivence idéologique des élites, marquée par une absence de remise en cause du système et du capitalisme.

Mais cette description correspond-elle vraiment à la réalité ? Pour en avoir le coeur net, nous avons proposé à trois personnes ayant été, ou étant encore, sur les bancs de l’école de lire le livre et de nous livrer leur ressenti. Voici, ci-dessous, leurs impressions que nous avons recueillies à chaud. Vous allez le voir, toutes et tous ne sont pas du même avis…

Camille (son prénom a été modifié), ancienne étudiante à Sciences Po, diplômée d’un master en affaires publiques : « Une école qui nous incite à ne pas s’opposer au système en place ? Non, l’esprit critique est au coeur de l’apprentissage ! »

« Le livre ne répond pas du tout au titre qui nous est vendu. Quand j’avais lu ‘Sciences Po, l’école de la domination’, j’avais trouvé ça alléchant parce que je m’étais dit que l’ouvrage allait peut-être explorer les mécanismes de clan et de domination qui pourraient être à l’oeuvre dans l’institution… sauf que pas du tout. Certes, le livre m’a appris un certain nombre de choses sur l’évolution historique de l’établissement – j’ai notamment compris que la plupart des noms des amphithéâtres faisaient référence à des personnes qui ont fondé ou fréquenté les bancs de Sciences Po -, mais je trouve qu’il y a plusieurs choses qui clochent dans le raisonnement de l’auteur.

D’abord, il donne l’impression qu’il n’y aurait quasiment pas de profs venant du secteur public, alors que j’ai eu cours avec d’excellents chercheurs et profs d’université. Ensuite, Mathieu Dejean nous explique que s’il y a à la fois des étudiants de droite et de gauche dans l’établissement, nous serions biberonnés à ne pas contester le système en place. Mais une des premières compétences que m’a donnée l’école, c’est bien l’esprit critique ! Ce n’est pas Sciences Po qui nous fait entrer dans le moule, c’est plutôt que comme tous les jeunes actifs, ensuite, nous nous confrontons à un monde du travail très normé.

Enfin, l’auteur du livre se montre également critique sur la politique d’ouverture de l’école menée en son temps par l’ex-directeur Richard Descoings : d’accord, il demeure une surreprésentation des classes les plus favorisées dans l’école, mais il y a désormais des étudiants de milieux populaires que l’on aurait jamais vus sur les bancs de Sciences Po il y a encore quelques années. Ça ne va peut-être pas assez vite, mais ça a le mérite d’exister. »

Damien Saverot, enseignant à Sciences Po : « L’auteur utilise certains éléments historiques pour les mettre à sa sauce et s’en servir dans sa critique de l’école »

« J’ai apprécié le fait que l’auteur revienne sur la partie historique de l’école, qui est assez souvent oubliée. Néanmoins, j’ai parfois eu l’impression qu’il utilisait certains éléments historiques sans rapport avec la thèse de son livre, certes intéressants, mais qui s’intègrent mal dans son argumentaire. Par exemple, il va convoquer l’historien Marc Bloch, mais non pour appuyer la thèse de l’auteur selon laquelle Sciences Po serait une école de l’entre-soi mais pour rappeler que l’institution a été lâche vis-à-vis de l’occupant allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Globalement, toutes les figures historiques qu’il convoque sont intéressantes, mais il les réoriente dans sa vision, issue de la gauche radicale, qu’il a de Sciences Po comme incarnation d’un bloc bourgeois à abattre.

Mathieu Dejean semble même parfois se contredire, comme quand il explique que l’école et ses étudiants ont été trop timides dans leur participation aux événements de mai 1968, alors que dans le même temps, il reconnaît qu’il y a eu de belles manifestations dans l’établissement.

Tout n’est néanmoins pas à jeter dans le livre : j’ai par exemple apprécié lorsque dans sa dernière partie, l’auteur fait la sociologie des anciens étudiants, en regardant qui est passé par Sciences Po parmi les députés, ministres et personnes haut placées dans le champ politique et démontre que l’école continue d’être un gros vivier de. Mais, là encore, il y a un problème. Ce travail de recensement des anciens étudiants est partiel et non exhaustif, il manque un travail de fond pour pouvoir démontrer chiffres à l’appui quelle proportion de la classe politique provient toujours de l’école, là où un livre comme ‘Richie’, écrit par la journaliste Raphaëlle Bacqué et consacré à la vie de l’ancien directeur Richard Descoings, est beaucoup plus fouillé.

Par ailleurs, l’auteur montre qu’il y a à la fois des anciens de Sciences Po dans les partis de droite comme chez la France insoumise, ce qui est bien la preuve que l’école n’est pas uniforme, avec une pensée qui serait forcément capitaliste et libérale.

Pour couronner le tout, Mathieu Dejean conclut son livre avec cette phrase : ‘Sciences Po conspire à la marginalisation des classes populaires’. Sauf que quelques pages avant, il nous fait la démonstration inverse, nous montrant combien l’école s’est diversifiée dans le recrutement. Allez comprendre ! »

Anaëlle, étudiante boursière en dernière année de master droit de l’homme et action humanitaire : « Au moment des Gilets jaunes, j’ai ressenti du mépris de classe de la part de certains de mes camarades »

« J’ai trouvé ce livre intéressant parce qu’il m’a permis de mieux connaître l’histoire de la construction de l’école et les différentes dynamiques de pouvoir qui se sont jouées en son sein, notamment très récemment, en 2021, au moment de l’affaire Duhamel et de la démission de Frédéric Mion. Néanmoins, je trouve que l’ouvrage se présente plutôt comme le décryptage du fonctionnement des élites en général, que l’on retrouve à Sciences Po, mais aussi dans toutes les grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce.

S’agissant de la critique par l’auteur de la politique d’ouverture menée par l’école à partir du tournant des années 2000, je suis plutôt en désaccord. Je suis moi-même boursière et j’ai donc pu accéder à Sciences Po pendant six années sans payer aucuns frais. Certes, il y a toujours moins de diversité qu’à l’université, mais il me semble que l’ouverture sociale de l’école a porté ses fruits. Là où je rejoins l’auteur, c’est que le dispositif ‘Conventions Education Prioritaire’, qui s’adresse aux lycéens des quartiers prioritaires de la ville, a des trous dans la raquette : les élèves qui en bénéficient ne sont pas tous issus de milieux populaires, certains sont fils de profs, ont des parents cadres, et ont donc déjà des prédispositions pour rentrer à Sciences Po.

Je rejoins également Mathieu Dejean lorsqu’il dépeint l’établissement comme le haut lieu de la ‘gauche caviar’. J’ai pu moi-même le ressentir au moment du mouvement des Gilets jaunes : il y avait un fort mépris de classe. Certains de mes camarades les percevaient comme des ploucs qui allaient bloquer les ronds-points. Je me souviens aussi d’un militant écolo de l’école qui ne comprenait pas que l’on puisse défendre la voiture, alors qu’on ne peut pas faire sans dans certaines zones rurales où les transports en commun sont inexistants. J’en sais quelque chose : je viens d’une petite ville du Maine-et-Loire, située entre Saumur et Angers. »

ARTICLE 2

« Si l’ENA a souvent été qualifiée d’école du pouvoir, Sciences Po est celle d’une domination idéologique diffuse »

Alors que les admissions à Science Po Paris via Parcoursup viennent de s’achever, le livre « Sciences Po, l’école de la domination » du journaliste Mathieu Dejean retrace l’histoire d’une institution pensée pour former « une tête de peuple » et renoue avec une vision critique de cette école, qui irrigue le monde politique et économique.

Par Margherita Nasi. LE MONDE

Dans la constellation des grandes écoles, Sciences Po occupe une place centrale et singulière. Située au cœur de Paris, non loin des ministères, elle fournit quasiment l’intégralité des ministres et présidents de la République depuis au moins soixante ans, tout en se massifiant et en diversifiant ses domaines de formation. L’école de la rue Saint-Guillaume accueille aujourd’hui 15 000 élèves, dont 70 % choisissent, en fin de parcours, de travailler dans le secteur privé. Elle dispose d’un centre de recherches politiques, d’un centre de recherches internationales, d’un centre d’histoire, de différents centres de sociologie et d’une école de journalisme.

Elle forme désormais des dirigeants qu’on retrouve dans la plupart des secteurs d’activité : journalistes, représentants politiques, acteurs du monde économique. Sciences Po est « le fil conducteur qui relie les élites autorisées à prendre la parole », résume Mathieu Dejean. Dans une enquête critique, Sciences Po, l’école de domination (La Fabrique, 2023, 14 euros), publiée en mars, le journaliste au pôle politique de Mediapart met en évidence le rôle de Sciences Po dans la division du « travail de la domination »  : « Si l’ENA a souvent été qualifiée d’école du pouvoir, Sciences Po est celle d’une domination idéologique diffuse. »

Afin de saisir ce phénomène et la place centrale de Sciences Po dans la formation des élites, Mathieu Dejean opère un détour par l’histoire. Il revient sur la fondation de l’école en 1872, en réaction à une double crise de gouvernementalité en France suite à la défaite de Sedan et la Commune de Paris.

L’effondrement de l’Empire, le retour de la République et la permanence du suffrage universel ébranlent les certitudes du parti conservateur. « C’est sur ce terreau que germe l’idée d’une école qui forme les élites françaises selon des principes politiques et moraux adaptés à la nouvelle époque. Elle modèlerait les esprits des futurs dirigeants, pour les rendre capables de gouverner et de neutraliser les conflits. (…) Une école qui serait donc dans la continuation de la répression par d’autres moyens. »

Un lieu de reproduction sociale

La classe dirigeante se mobilise pour défendre ses intérêts, et trouve en son sein les individus capables de restaurer sa domination : en l’occurrence, Emile Boutmy (1835-1906), bourgeois libéral, intellectuel discret, mais avant tout homme de réseau à qui l’on doit la création de l’Ecole libre des sciences politiques. Face au basculement de leur monde, alors que les braises de l’insurrection parisienne sont encore chaudes, les classes dirigeantes auront leur prestigieuse école, berceau de la « méritocratie ». Dès le départ, le fondateur fait le choix de confier l’éducation de l’élite à des enseignants venus du monde professionnel privé plutôt qu’à des purs produits de l’université.

Deux sections voient le jour : l’une administrative, l’autre diplomatique. Au-delà des connaissances, on apprend aussi à Sciences po un certain maintien. Jusqu’en 1943, il n’y a pas de concours d’entrée : il suffit de s’acquitter de droits de scolarité assez élevés. L’Ecole libre des sciences politiques est un lieu privilégié de la reproduction sociale qui vise à « former et légitimer par les compétences une élite dirigeante strictement triée socialement, pour fixer un cap à la foule ignorante ».

Qu’on ne s’étonne donc pas si, du Front populaire à Mai 68, Sciences Po a longtemps été considérée comme une anomalie à gauche, rappelle Mathieu Dejan. Le parti communiste a réclamé sa nationalisation. L’historien et résistant March Bloch (1886-1944) a fustigé sa responsabilité dans la catastrophe de 1940, l’accusant d’avoir formé les hauts fonctionnaires à mépriser la démocratie. Les étudiants de Mai 68 espéraient encore sa suppression. Aujourd’hui, la critique envers l’école de la rue Saint-Guillaume s’est considérablement tarie. Occultée par le rayonnement contemporain de l’école, elle est comme « atone, désarmée », note Mathieu Dejean. La mise en place à Sciences Po des conventions éducation prioritaire semble avoir porté ses fruits : « Sciences Po passe moins pour l’école du gotha que pour l’institution élitiste qui a prôné avant les autres l’ouverture sociale, si minimale soit-elle. »

Les dirigeants de Sciences Po jurent qu’elle n’est plus la même, pointe Mathieu Dejan : à l’occasion de son cent-cinquantième anniversaire en 2022, ils ont affirmé qu’elle n’était plus réservée aux privilégiés – la proportion de boursiers est passée en vingt ans de 6 % à près de 30 %. Ils jurent qu’on ne peut plus la taxer d’entre-soi – moins de 20 % des admis en première année ont grandi dans la capitale – sous l’effet notamment de la politique d’ouverture sociale développée depuis 2001.

Ils ne rencontrent pas beaucoup de contradicteurs, regrette le journaliste : à quelques exceptions près, l’histoire de Sciences Po reste la chasse gardée d’auteurs de la maison, qui donnent souvent dans l’autocélébration. L’auteur renoue donc avec une critique mise en sourdine. « Car aujourd’hui plus que jamais, ce cursus a aussi des effets sur la composition sociologique et la diversité des idées dans les partis politiques et la représentation nationale, alimentant la critique des professionnels de la politique qui monopolisent les postes des dirigeants. »

Mathieu Dejean, Sciencesg Po, l’école de la domination (La fabrique, 2023, 160 pages, 14 euros).

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.