
LES « CONSÉQUENCES DÉLÉTÈRES » POUR LA LUTTE CONTRE LES ATTEINTES À LA PROBITÉ
L’ancien président d’Anticor Jean-Christophe Picard exprime, dans une tribune au « Monde », son inquiétude sur les conséquences délétères, pour la lutte contre les atteintes à la probité, de l’annulation de l’agrément que l’association avait reçu en 2021.
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MISE À JOUR : SUSPENSION DE LA DÉCISION ? – ANTICOR : RETRAIT DE 159 INSTANCES ? ERREURS VOLONTAIRES DE L’EXÉCUTIF ? CONTEXTE DE RECUL INOUÏ DES LIBERTÉS PUBLIQUES ? CATACLYSME ? https://metahodos.fr/2023/06/26/lannulation-de-lagrement-danticor-intervient-dans-un-contexte-de-recul-inoui-des-libertes-publiques/
ARTICLE
« L’importance prise par Anticor au fil des années est le reflet des dysfonctionnements de notre République »
LE MONDE 27 juin 2023 Jean-Christophe Picardprésident d’Anticor de 2015 à 2020
J’ai eu l’immense fierté de présider l’association Anticor de 2015 à 2020. Je peux témoigner de sa plus totale transparence : les bilans moraux et financiers, les comptes de résultat et les budgets prévisionnels sont disponibles en libre accès sur son site. Seule l’identité des donateurs n’est pas publique, conformément aux préconisations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés.
Je peux également témoigner de sa plus totale indépendance : l’association refuse les subventions des personnes morales de droit public (Etat, collectivités locales, etc.) et les dons des personnes morales de droit privé (entreprises, fondations, etc.). A titre de comparaison, Transparency International France et Sherpa acceptent les dons provenant d’entreprises ou de fondations. Anticor était donc la seule association agréée anticorruption qui n’était financée que par ses adhérents et donateurs.
Après moult tergiversations, le premier ministre Jean Castex avait renouvelé, à contrecœur, l’agrément de l’association, par arrêté en date du 2 avril 2021. Cet agrément permettait à son titulaire d’exercer les droits reconnus à la partie civile dans les affaires d’atteintes à la probité. Pour dire les choses clairement : l’agrément donnait à Anticor le pouvoir d’empêcher qu’un dossier politico-financier ne soit enterré !
Statuts conformes
Nous étions nombreux, à l’époque, à avoir identifié les problèmes de cohérence dans la rédaction de l’arrêté. Il contenait, en effet, cette curieuse formulation : « Considérant toutefois que l’association a, dans le cadre de la procédure d’instruction de sa demande de renouvellement d’agrément, manifesté l’intention de recourir à un commissaire aux comptes pour accroître la transparence de son fonctionnement financier, ainsi qu’une refonte de ses statuts et de son règlement intérieur. » L’arrêté laissait donc à penser que l’association Anticor n’était pas encore dotée d’un commissaire aux comptes et que ses statuts posaient problème, ce qui était faux. Non seulement l’association avait bien nommé un commissaire aux comptes, mais ses rapports étaient en ligne ! Quant aux statuts – qui sont d’ailleurs ceux d’une association classique, avec un bureau et un conseil d’administration –, ils étaient régulièrement actualisés (environ tous les trois ans). Ce n’était donc pas parce que l’association annonçait vouloir toiletter ses statuts qu’il fallait en déduire que ces derniers n’étaient pas conformes !
Il convient de rappeler que l’association avait été agréée par le ministre de la justice, en 2015 et en 2018, et par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), en 2016, en 2019 et en 2022. Aucune remarque sur le fonctionnement de l’association n’avait été faite par ces autorités.
Quoi qu’il en soit, le tribunal administratif de Paris a considéré que la formulation de l’arrêté ne permettait pas au premier ministre de conclure au renouvellement de l’agrément de l’association. J’insiste sur le fait que le tribunal ne s’est pas prononcé sur l’existence d’un commissaire aux comptes ni sur le fonctionnement de l’association, mais sur les termes mêmes de l’arrêté : « Le premier ministre a considéré que l’association avait, dans le cadre de la procédure d’instruction de la demande de renouvellement, manifesté l’intention de se doter d’un commissaire aux comptes pour accroître la transparence de son fonctionnement financier et de procéder à une refonte de ses statuts et de son règlement intérieur. Alors que les dispositions précitées ne permettent pas à l’administration d’accorder l’agrément à une association qui n’en remplit pas les conditions, le premier ministre ne pouvait, sans commettre d’erreur de droit, se fonder sur la circonstance que l’association se serait engagée à prendre des mesures correctives visant à se mettre en conformité avec ses obligations postérieurement à la date de la décision d’agrément. »
Capacité d’action réduite
Ce nouvel épisode rappelle l’absurdité du dispositif actuel. C’est à un membre du gouvernement (ministre de la justice ou premier ministre) qu’il revient de traiter les demandes d’agrément. C’est donc lui qui va décider quelle association aura le droit de chercher des poux dans la tête des élus ou… des membres du gouvernement ! Je souscris pleinement à la proposition de l’Observatoire de l’éthique publique de confier l’attribution de l’agrément à la HATVP, qui est une autorité administrative indépendante.
En attendant, la perte de l’agrément aura des conséquences pour Anticor, en particulier, et pour la lutte contre les atteintes à la probité, en général.
Il est évident que le jugement du tribunal administratif va fragiliser les procédures lancées par Anticor en cours et réduire sa capacité d’action pour l’avenir. Ce n’est pas une bonne nouvelle quand on sait que le coût de la corruption en France est de 120 milliards d’euros par an. Plus globalement, Anticor jouait le rôle de la soupape d’une Cocotte-Minute. L’affaiblissement de ce contre-pouvoir risque de mettre à nu les défaillances de nos institutions. Les questions de l’indépendance des magistrats du parquet ou de l’application effective de l’article 40 du code de procédure pénale (qui oblige un fonctionnaire, un magistrat, un élu ou un membre du gouvernement à saisir le procureur de la République s’il découvre un délit) devraient refaire surface…
Est-il normal que l’association Anticor soit obligée d’intervenir pour empêcher qu’un dossier sensible ne soit enterré par un procureur qui est placé sous la tutelle hiérarchique du ministre de la justice ? Le classement sans suite de l’affaire Kohler, en plein mois d’août, à quelques jours de l’entrée en fonction du nouveau président du Parquet national financier, restera dans les annales !
Est-ce normal que l’association Anticor soit obligée de transmettre au parquet les rapports de la Cour et des chambres régionales des comptes pour que les irrégularités qui y sont relevées donnent lieu à l’ouverture d’une enquête ? Le parquet général près la Cour des comptes n’a ainsi effectué que quatre signalements aux autorités judiciaires à la suite des 310 contrôles réalisés en 2021. Heureusement qu’une association anticorruption prend parfois le relais !
L’importance prise par Anticor au fil des années est le reflet des dysfonctionnements de notre République. La question de l’agrément n’est finalement que la partie émergée de l’iceberg. Si l’association est surtout connue pour ses actions en justice, elle propose aussi et surtout un plaidoyer contenant les mesures à mettre en œuvre pour moraliser la vie politique. Il serait peut-être temps de s’y intéresser.
Jean-Christophe Picard a été le président d’Anticor de 2015 à 2020 et est l’auteur de La Colère et le courage. Plaidoyer contre la corruption, pour une République éthique (Armand Colin, 2020).