
Pour politique d’Etat viable et durable spécifiquement dédiée au temps libre
La réforme des retraites a remis en débat la question du temps libre, dont la conquête constitue de longue date un point d’ancrage de la pensée socialiste. Mais quel rôle l’État a-t-il à jouer dans l’organisation de ce temps ? Paul Klotz plaide pour que ce soit bâtie une politique viable et durable spécifiquement dédiée au temps libre, élaborée de manière résolument démocratique, afin que l’État puisse réellement « changer la vie ».
ARTICLE
L’ÉTAT À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
28/06/2023 FONDATION JEAN JAURÈS PAUL KLOTZ
Une brève philosophie du temps libre
Le temps fut d’abord une notion brumeuse, ondoyant avec la perception humaine de la durée. Son balancement régulier suivait le rythme des saisons, le va-et-vient du soleil. Le temps était alors essentiellement qualitatif, sa dimension sensible ne se manifestant qu’au tempo des cloches et des heures canoniales.
Mais, avec l’invention de l’horloge mécanique dans l’Europe médiévale, l’érection croissante de beffrois dans les zones urbaines et l’apparition de montres à gousset dès le XVIIe siècle, le temps se drape d’une rationalité mécanique. À la place des mouvements de la lumière, la vie de la cité s’articule autour du martèlement des secondes et impose au citoyen une conduite à tenir. La scansion des heures fournit rapidement un solde officiel au travail, au loisir et au sommeil. La ponctualité s’érige comme une vertu nouvelle sur laquelle les Réformateurs, tels que Jean Calvin, insistent1. Simultanément, à côté de leurs revendications pécuniaires, les ouvriers demandent une limitation de leur temps de travail. Le temps quitte alors le champ qualitatif de la perception pour devenir l’outil, quantitatif, de la comptabilité politique et sociale.
Avec la fin du XVIIIe siècle, le temps s’accélère : l’invention de la télégraphie par signaux, par les frères Chappe en 1794, réduit le délai des échanges officiels et fluidifie les chaînes de commandement. Il devient possible de donner rapidement des ordres, d’un bout à l’autre du pays, tandis que les machines-outils accroissent l’exigence de productivité. En 1770, Frédéric Japy, père de l’industrie moderne, développe pour la première fois l’industrie des montres en inventant une machine permettant aux enfants, dès l’âge de neuf ans, de couper jusqu’à cinq mille vis par jour, contre cinq cent auparavant2. Ce temps mécanisé prend toute son ampleur durant le XIXe siècle, tandis qu’il devient le mètre universel de la cadence des chaînes de production. Il constitue alors la presse sous laquelle s’exerce l’inarrêtable recherche d’efficience, en même temps qu’il s’institue en objet de lutte et de conquête sociale. Dans ce cadre, le philosophe marxiste Paul Lafargue fera ainsi de la dévitalisation du temps libre son ennemi.
En 1883, dans Le droit à la paresse3, il évoque la « folie » que fait entrer la classe bourgeoise dans l’esprit des prolétaires : « Cette folie, écrit-il, est l’amour du travail, la passion furibonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture ». La thèse que défend Lafargue est simple :si l’Ancien Régime marquait la domination du clergé sur la société, la révolution française a inauguré l’hégémonie d’une bourgeoisie commerçante et industrielle s’imposant aux ouvriers. Pire, cette classe bourgeoise pousserait les prolétaires à travailler au-delà des réels besoins économiques afin de susciter des crises de surproduction permettant, à leur tour, de justifier une diminution des salaires qui leur sont versés. Au cœur de ce travail hypertrophié, l’ensemble des moralistes, des institutions religieuses, politiques et philosophiques, seraient par ailleurs alliés aux intérêts des capitalistes pour diffuser, auprès des prolétaires, une culture du travail sans cesse plus coercitive.
Ainsi, la conquête du temps libre entre dans le champ idéologique et constitue rapidement un point d’ancrage de la pensée socialiste. Sous le Front populaire, cette thématique deviendra prépondérante avec la création, le 4 juin 1936, d’un sous-secrétariat d’État aux Loisirs et aux Sports dirigé par Léo Lagrange. L’adjonction du mot « loisir » à l’intitulé des fonctions de ce nouveau sous-secrétaire suscite l’ire de l’opposition, mais encourage les travailleurs, qui viennent d’accéder aux congés payés, à jouir pleinement de leur temps libre. Là encore, le droit au loisir, au sport, au temps libre s’analyse comme un moyen de lutter contre l’aliénation produite par l’industrialisation et l’urbanisation ; la revendication du grand air se dresse face à l’injonction à la productivité4. Lagrange sera ainsi l’initiateur du billet populaire, un tarif social national ferroviaire offert au travailleur qui souhaite partir en vacances. Dans la même visée, il encourage aussi le développement des auberges de jeunesse, développe les loisirs touristiques et sportifs, ou met encore sur pied des croisières populaires.
Avec le sous-secrétariat Lagrange, un pas est franchi : désormais, le champ du ressenti, de l’expérience vécue, figurera au rang des priorités du gouvernement. L’ère de la politique technicienne cède progressivement le pas à l’ère, nouvelle, des politiques du sensible. Au coeur de ce sensible, le temps libre s’érige en droit-créance, aux côtés du droit à l’instruction ou du droit à la santé. « Notre but simple et humain, écrit Léo Lagrange, est de permettre aux masses de la jeunesse française de trouver dans la pratique des sports, la joie et la santé et de construire une organisation des loisirs telle que les travailleurs puissent trouver une détente et une récompense à leur dur labeur »5.
Mais l’épisode du Front populaire ne suffit pas, à lui seul, à révolutionner la manière de faire la politique. Un mouvement inexorable est en marche dans les sociétés occidentales et empêche la constitution définitive d’un édifice politique tourné tout entier vers le réenchantement du monde : tout au long des XIXe et XXe siècles, la perception sensible et intime de la durée, hors de toute sanction des aiguilles, disparaît au fur et à mesure que la temporalité physiologique s’aligne sur le temps mécanique. La sonnerie du réveil retire à l’aurore le monopole du début de la journée ; dans la définition du temps de travail, les convenances personnelles sont remplacées par les heures légales ; le temps effectué à la réalisation d’une tâche devient l’outil de mesure privilégié de l’efficacité fordiste.
Face à la dépossession que constate l’individu sur sa perception et sa maîtrise du temps, un mouvement politique contraire défend toutefois, au cours des années 1970, la nécessité de se ré-accaparer certaines temporalités de la vie quotidienne. Le président de la République François Mitterrand acte ainsi, en 1981, la création d’un ministère du Temps libre au sein du gouvernement français, justifiant son existence par une célèbre citation de Cervantes : « Il faut laisser du temps au temps »6. Au crédit de cette institution restée deux ans en exercice, peu d’actifs sont cependant dénombrables : tout au plus est-il possible de saluer la création de l’Agence nationale pour les chèques-vacances, qui bénéficiaient encore à 4,5 millions de Français en 2018. Plusieurs reproches pouvaient être adressés à cette expérimentation ambitieuse, exhumée et promue par Benoît Hamon à l’occasion de la campagne présidentielle de 2017 : tout d’abord, de ne pas avoir été suffisamment solide pour résister au tournant de la rigueur de 1983 ; ensuite, d’avoir très vite suscité la méfiance – voire la dérision – des milieux économiques et de l’administration, qui éprouvaient des difficultés à matérialiser l’action opérationnelle de l’État sur une thématique aussi transversale que le temps. Plus généralement, le mandat du ministre du Temps libre ne semblait pas saisir l’ampleur de l’objet conceptuel du temps et demeurait limité aux questions de jeunesse, de sport et de loisir.
Les politiques du temps ont cependant poursuivi leur développement au cours des années 2000, se fondant notamment sur des travaux scientifiques et philosophiques montrant les conséquences néfastes de l’accélération des rythmes de vie sur le bonheur des individus. À ce titre, la mairie de Paris a par exemple créé, en 2020, un poste d’adjoint en charge de « la ville du quart d’heure » ayant pour mission de réduire à quinze minutes le temps de trajet qui sépare les Parisiens de leurs services quotidiens (tels que l’école, le médecin, le métro, le supermarché ou encore la salle de sport). La pandémie a aussi semblé renforcer la valeur politique conférée au temps. Dans une tribune parue le 23 mai 2020 dans le quotidien Libération, 150 personnalités, principalement issues de la gauche et du monde universitaire, faisaient ainsi le constat d’un brouillage renforcé entre les temps professionnel et personnel, appelant à la mise en œuvre de politiques publiques spécifiques, destinées à garantir une meilleure qualité des temps quotidiens. Les auteurs, suivant les thèses novatrices du philosophe allemand Hartmut Rosa, imputaient notamment à l’émergence des technologies du numérique la responsabilité de cette dramatique accélération du temps.
Le constat ne laisse en effet aucune marge au doute : si les individus disposent, en tendance, d’une quantité de temps libre substantiellement plus importante aujourd’hui, par rapport aux décennies passées, ce temps libéré semble être désormais accaparé en grande partie par les activités liées au numérique, entraînant des conséquences sur l’épanouissement des citoyens et la cohésion de la cité dans son ensemble.
Que tirer de ces considérations ? Il semblerait qu’il soit plus que jamais nécessaire de penser une politique du temps libre afin de renforcer la sobriété de nos sociétés, de prévenir un usage démesurément chronophage des technologies du numérique et de permettre l’existence de moments hors du temps consacrés au renforcement de la cohésion sociale et de l’engagement politique.