
ENTRETIEN
«L’État n’est plus en mesure de protéger les personnes et les biens»
Avec Patrick Stefanini Par Judith Waintraub. LE FIGARO 7 7 23
Pour l’ancien secrétaire général du ministère de l’Immigration, «l’État régalien est à l’os». Les effectifs de police sont clairement insuffisants pour assurer le maintien de l’ordre public et nombreux sont les commissariats qui parviennent à peine à assurer leur propre sécurité, comme l’ont montré les émeutes de ces dernières semaines. Face à ce constat alarmant, les efforts consentis par le gouvernement sont encore insuffisants, déplore-t-il. Pour y remédier, il propose que les polices municipales soient dotées de moyens supplémentaires et de prérogatives nouvelles, et qu’elles soient rendues obligatoires dans les communes de 5000 habitants.
Ancien secrétaire général du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire de 2008 à 2009, Patrick Stefanini a notamment publié «Immigration. Ces réalités qu’on nous cache» (Robert Laffont, 2020).
LE FIGARO.- Le déploiement de toutes nos forces de maintien de l’ordre n’a pas permis d’éviter les émeutes. L’État régalien est-il dépassé?
Patrick STEFANINI. – En matière de sécurité, l’État est nu. Il n’est plus en mesure de protéger les personnes et les biens, ce qui est pourtant sa responsabilité première. S’il ne l’assume pas, toute sa légitimité est ébranlée. Pendant ces cinq nuits de violences et de pillage, beaucoup de nos concitoyens ont découvert qu’après 20 heures, dans la plupart des commissariats de France, l’effectif de policiers présents permettait au mieux – je dis bien au mieux – de défendre le commissariat des agressions extérieures, mais certainement pas d’intervenir en dehors du commissariat pour maintenir ou rétablir l’ordre public. L’État régalien est à l’os.
Les exemples sont légion: à Montluçon, dans l’Allier, il y a cinq policiers la nuit pour 80.000 habitants. Dès lors que vous envoyez un véhicule avec trois agents en patrouille, il n’en restera plus que deux sur place pour défendre le commissariat contre une tentative d’intrusion violente et a fortiori contre des attaques au mortier ou au cocktail Molotov. Avec des moyens notoirement insuffisants: à Sucy-en-Brie, dans le Val-de-Marne, les pillages ont commencé dans la nuit du mercredi au jeudi. Lorsque la maire de Sucy-en-Brie, Marie-Carole Ciunto, est entrée en contact avec le commissariat, on lui a expliqué qu’il fallait d’abord que les policiers assurent la sécurité du commissariat et qu’en plus on manquait de munitions pour intervenir.
Dès la deuxième nuit d’émeute, il n’y avait plus assez de grenades de désencerclement! Le commissariat a fini par envoyer une voiture de patrouille mais, comme beaucoup de ses homologues, la maire a dû monter en première ligne avec sa police municipale pour essayer toute la nuit de protéger les bâtiments qui pouvaient être des cibles pour les pilleurs. De manière générale, les communes qui ont échappé aux pillages et aux incendies sont celles qui ont le plus investi dans leur police municipale. Je pense par exemple à Jean-François Copé à Meaux. Il faut en tirer les conséquences et renverser complètement la perspective, car, à l’origine, la mission d’une police municipale n’est pas d’assurer le maintien de l’ordre.
Les maires réclament plus de moyens mais aussi des prérogatives nouvelles pour leur police municipale. Leurs demandes sont-elles justifiées?
Oui, et la crise que notre pays vient de traverser en est la preuve. Dans beaucoup de communes, c’est la police municipale qui a été le rempart contre les tentatives de pillage, de dégradations, d’incendie ou d’agressions. Je l’ai dit, ce n’est pas sa mission originelle et, du coup, la loi ne lui accorde pas les compétences dont elle aurait besoin pour l’exercer. Depuis quarante ans, les ministres de l’Intérieur successifs ont veillé, en grande partie à cause de la pression catégorielle des syndicats de la police nationale, à ce que la police municipale reste une police de second ordre.
Elle n’a pas, par exemple, les compétences de police judiciaire qui lui permettraient d’accéder à certains fichiers, d’ouvrir des coffres des voitures ou encore de procéder à des perquisitions. Les émeutes posent la question d’aller plus loin que la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (Lopmi), votée en janvier, pour faire en sorte que les polices municipales accèdent à des compétences de police judiciaire et à des capacités d’intervention plus importantes. Il y a environ 20.000 policiers municipaux, ce qui est loin d’être négligeable comparé aux quelque 150.000 policiers et 100.000 gendarmes.
Et en termes de moyens, les maires ont-ils raison de se plaindre?
Oui! Depuis quinze ans, l’État régalien n’a cessé de couper les ressources autonomes des communes avec la suppression de la taxe professionnelle et la suppression de la taxe d’habitation. La philosophie de Bercy (le ministère de l’Économie et des Finances, NDLR), qui consiste à sabrer dans les recettes des communes au motif qu’elles dépenseraient trop, a triomphé. On voit ce que cela donne aujourd’hui! L’État prétend compenser, et le fait en général au début, et puis il y a l’inflation, des compensations moindres et, finalement, le maire, qui n’a pas d’autre ressource que la taxe foncière, se retrouve obligé de l’augmenter s’il se préoccupe de la sécurité de ses administrés.
Mais cette augmentation a ses limites! La question du pacte financier entre l’État et les communes se pose dans des termes nouveaux. Il faut leur permettre de retrouver un minimum d’autonomie financière pour faire face aux obligations qui sont les leurs, à la demande de sécurité et à la demande sociale de nos concitoyens.
Tous les maires n’investissent pas dans une police municipale…
En effet, et c’est une inégalité insupportable entre les citoyens, surtout quand c’est pour des raisons idéologiques. Valérie Pécresse avait proposé pendant la campagne présidentielle de rendre les polices municipales obligatoires dans toutes les communes de plus de 5000 habitants. Il faut le faire, c’est une question de principe.
En ce qui concerne les forces de sécurité au niveau national, le rattrapage en cours est-il suffisant?
Non, d’autant que la consommation et le trafic de drogue sont en train de détruire à petit feu la société française. Malheureusement. Gérald Darmanin a raison: la lutte contre ces fléaux est une priorité absolue mais dont les résultats tardent à se faire sentir, parce que nous ne nous donnons pas les moyens de nos objectifs. En termes d’effectifs, nous sommes descendus en dessous du minimum nécessaire pour intervenir lorsque des événements se produisent simultanément dans plusieurs communes ou plusieurs régions. Je plaide depuis deux ans pour qu’ils soient renforcés et, avant les derniers événements, on me répondait que ce n’était pas seulement une question d’effectifs mais aussi de législation, de mentalités, d’emploi des forces… Les émeutes ont tranché la question.Dans la plupart des commissariats de France, l’effectif de policiers présents permettait au mieux de défendre le commissariat des agressions extérieures, mais certainement pas d’intervenir en dehors du commissariat pour maintenir ou rétablir l’ordre public
La France a beau disposer en effectifs globaux d’un peu plus de forces de l’ordre que la moyenne des pays de l’Union européenne, cette comparaison n’est pas pertinente, ne serait-ce que parce que la répartition de ces effectifs est déséquilibrée. La police est présente à Paris mais son insuffisance est flagrante en banlieue et dans beaucoup de villes de province. Or les banlieues sont le terreau privilégié de ces explosions qui surviennent tous les dix ou quinze ans dans notre pays! La gendarmerie est également à l’os.
Avant les émeutes, la Lopmi avait prévu la mise en place de 200 nouvelles brigades de gendarmerie, fixes et mobiles, en cinq ans, mais 500 ont été supprimées ces quinze dernières années! L’augmentation des forces mobiles, police et gendarmerie, est une priorité. Jean-François Copé m’a dit qu’à Meaux, malgré sa police municipale, il avait dû demander à Gérald Darmanin l’intervention de CRS pendant la nuit la plus agitée. Il l’a obtenue, mais combien de maires sont restés seuls avec leur police municipale, à assister, impuissants, à la mise à sac de leurs bâtiments?
Quelle est l’ampleur de l’effort nécessaire?
Dans notre pays, le régalien est devenu au fil des années le parent pauvre de la dépense publique. En 1965, trois ans après la fin de la guerre d’Algérie, dans une France pacifiée, les dépenses des armées, de la police, de la gendarmerie, des pompiers et de la police municipale, à l’époque embryonnaire, représentaient 6,6 % à 7 % du PIB. Où en sommes-nous aujourd’hui? La nouvelle loi de programmation militaire prévoit que le budget de la défense atteindra 2 % du PIB d’ici 2025, mais celui de ce qu’on peut appeler le régalien civil est actuellement aux alentours de 1,5 % du PIB, soit moins que la moyenne européenne.
La Lopmi planifie la création de 8500 nouveaux postes de policiers et gendarmes d’ici 2027, dont 3000 cette année, mais ce n’est pas suffisant. Un objectif raisonnable serait de nous donner sept ans pour qu’à l’horizon 2030 les crédits budgétaires accordés aux ministères de l’Intérieur, de la Justice, aux mairies pour les polices municipales, aux départements pour les pompiers atteignent eux aussi 2 % du PIB. Pourquoi serions-nous moins bien protégés contre une éventuelle agression extérieure que contre les risques d’insécurité intérieure de toute nature – émeutes, criminalité violence organisée, trafic de drogue?
La responsabilité de Nicolas Sarkozy dans la réduction des effectifs policiers est régulièrement mise en avant. Quand il a mis en œuvre la révision générale des politiques publiques (RGPP), en 2007, vous étiez au ministère de l’Intérieur. A-t-il eu tort?
Avec le recul du temps, je pense effectivement que ne pas avoir fait échapper les forces de sécurité à la RGPP a été une erreur. Dans beaucoup de ministères, la RGPP a consisté à traquer les doublons, à supprimer des procédures administratives qui s’avéraient inutiles mais qui employaient des effectifs et à réduire les personnels. C’était nécessaire. En revanche, dans la police et la gendarmerie, la RGPP s’est appliquée selon une mécanique de rabot, et, oui, c’était une erreur.
Éric Dupond-Moretti a donné cette semaine des consignes de sévérité au parquet, mais les prisons françaises sont toujours surchargées. Comment pallier le manque de places?
Je ne nie pas la réalité des efforts engagés par le gouvernement depuis un peu plus d’un an, même s’ils sont tardifs, tant pour le budget de la justice, qui est en augmentation réelle et substantielle, qu’en ce qui concerne l’immobilier pénitentiaire. Reste que nous sommes loin du compte. La solution est connue: elle consiste à différencier les établissements pénitentiaires selon le profil des détenus. Le problème de la France, c’est qu’on raisonne toujours sur un modèle monolithique, égalitariste, alors qu’on pourrait très bien imaginer de construire beaucoup plus rapidement des centres de détention avec des dispositifs de sécurité plus légers pour les prévenus, voire les condamnés les moins dangereux. Pourquoi ne mobilise-t-on pas les friches industrielles et les bâtiments désaffectés de l’État, comme par exemple les anciennes casernes, pour construire ces structures?