
Grave dégradation de l’image de la France outre-Rhin
L’historien et germaniste Jacques-Pierre Gougeon analyse, dans une tribune au « Monde », la dégradation de l’image de la France outre-Rhin, alors que le président Macron vient d’annuler sa visite d’Etat en Allemagne.
Jacques-Pierre Gougeon est professeur des universités en civilisation allemande et directeur de l’observatoire de l’Allemagne à l’Institut de relations internationales et stratégiques. Ancien recteur et conseiller culturel à Berlin et à Vienne.
ARTICLE
« La désunion politique de la France et de l’Allemagne contribue à fragmenter l’Union européenne »
Jacques-Pierre Gougeon. LE MONDE
Alors que le président de la République, Emmanuel Macron, vient d’annuler, en raison des émeutes en France, sa visite d’Etat en Allemagne, prévue du 2 au 4 juillet, il est utile de se pencher sur la situation des relations entre les deux pays. La visite d’Etat triomphale de Charles de Gaulle en Allemagne, du 4 au 9 septembre 1962, au sujet de laquelle son conseiller, l’universitaire Pierre Maillard, relate dans son livre De Gaulle et l’Allemagne. Le rêve inachevé (Plon, 1990),avec quelle minutie elle a été préparée. Elle portait l’idée que le « rapprochement franco-allemand devait comporter un rapprochement en profondeur des esprits, une perception commune et réciproque des problèmes de la vie » et fut une étape essentielle dans la gestation de ce qui est devenu le traité de l’Elysée du 22 janvier 1963.
La volonté de Charles de Gaulle de haranguer en allemand la population et de s’adresser aussi bien aux ouvriers qu’aux officiers et aux jeunes a montré qu’il voulait « sentir » l’Allemagne pour mieux en faire « le » partenaire de la France. Cette visite fut un succès politique, que les Etats-Unis s’empressèrent de déprécier, la visite de John Kennedy à Berlin-Ouest, le 26 juin 1963, ayant même été conçue comme un contrepoids.
La visite d’Etat de Jacques Chirac, les 26 et 27 juin 2000, a également eu un certain retentissement, car c’était une visite à la nouvelle Allemagne, réunifiée, réinstallée dans sa capitale, avec un discours important sur l’Europe, des rencontres avec des intellectuels, des chefs d’entreprise et des étudiants. Mais les lendemains immédiats furent moins fructueux, puisque le sommet européen de Nice de décembre 2000 devint l’une des rencontres au cours desquelles la France et l’Allemagne se sont le plus ardemment affrontées. Une partie de la diplomatie française, fidèle à de vieux réflexes, était convaincue que le chancelier Gerhard Schröder n’allait pas user de la supériorité démographique. Il n’en fut rien et le sommet dura trois jours. Ces deux exemples montrent à quel point une visite d’Etat peut comporter des débouchés différents.
Divergence sur le désendettement
Cette constatation apparaît d’autant plus opportune aujourd’hui que la relation franco-allemande traverse une phase difficile. Rarement autant de sujets auront été source de conflit entre les deux pays. Cette désunion contribue à fragmenter l’Union européenne (UE), tant cet ensemble franco-allemand constitue une « masse critique » : 48 % du produit intérieur brut (PIB) de la zone euro, 32 % de la population et 31 % du budget de l’UE.
Tout conflit entre les deux Etats a un impact au-delà de leur périmètre. A peine un accord est-il trouvé pour la phase 1B du système de combat aérien du futur qu’une divergence apparaît autour du projet de bouclier antimissile européen : le système proposé par l’Allemagne repose sur l’acquisition d’installations allemandes, américaines et israéliennes, tandis que la France propose l’acquisition de missiles fabriqués par le groupe d’armement MBDA.
Autre sujet : l’énergie. Après un long affrontement, un accord a été récemment trouvé sur les énergies renouvelables et l’utilisation du nucléaire dans la décarbonation d’un pan de l’industrie française. Court répit, car le ciel s’assombrit de nouveau avec une divergence sur le désendettement et les futures règles budgétaires européennes : si les seuils de 60 % du PIB pour l’endettement et de 3 % pour le déficit demeurent, les tensions portent sur les moyens d’y parvenir. L’Allemagne s’oppose aux trajectoires individualisées et à la révision des règles budgétaires en fonction de priorités à moyen terme. Avec cette accumulation, une défiance inquiétante s’installe.
Dialogue social difficile
Au-delà d’intérêts qui peuvent diverger, ce qui a toujours existé, cette défiance s’alimente de la dégradation de l’image de la France en Allemagne, à deux niveaux, économique et politique. Le niveau d’endettement français (111 % du PIB) inquiète l’Allemagne (68 % du PIB), qui voit la France comme un pays « dépensier », dont la crédibilité fait défaut, risquant d’entraîner l’Europe sur cette pente. Lors de la présentation du plan de désendettement par Bruno Le Maire, le quotidien économique Handelsblatt du 24 avril 2023 a fait montre de scepticisme : « Le ministre a de grandes ambitions. Il est douteux que les Français acceptent une diminution des dépenses. Aucun pays n’est, en données absolues, aussi endetté que la deuxième puissance économique de la zone euro. »
Quant à l’économiste Clemens Fuest, très écouté, dans son ouvrage Comment sauver notre économie (Wie wir unsere Wirtschaft retten, non traduit, Aufbau, 2020), il classe la France parmi les pays qui, « depuis la crise financière de 2008, n’ont pas réduit leur taux d’endettement de manière sensible », alors que « si l’on ne parvient pas à consolider les finances publiques, la zone euro connaîtra à terme une crise ».
L’autre niveau d’inquiétude est la difficulté du dialogue social en France. Lors du mouvement contre la réforme des retraites, les médias allemands ont manifesté une grande inquiétude concernant le climat social et politique. Die Zeit parlait, le 16 mars, d’une « République bloquée », Der Spiegel observant le lendemain : « Emmanuel Macron voulait unifier les Français… Maintenant, il est à la tête d’un pays plus divisé et furieux que jamais. »
Les émeutes en France renforcent ce diagnostic sévère des médias. L’annulation de cette visite d’Etat est un élément supplémentaire de l’image négative de la France en Allemagne.