
Pour l’adoption d’une nouvelle loi pour les médias
En suivant la seule logique du profit, les Gafam mettent hors-jeu le citoyen bien informé pour lui préférer un consommateur bien aiguillé, constate la chercheuse Nathalie Sonnac, dans une tribune au « Monde », qui plaide pour l’adoption d’une nouvelle loi pour les médias.
Nathalie Sonnac est professeure à l’université Paris-Panthéon-Assas et a été membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel de 2015 à 2021. Elle a écrit « Le Nouveau Monde des médias » (Odile Jacob, 272 p.,
ARTICLE
« Parce que défendre les médias, c’est défendre notre démocratie, il est temps de mettre fin au désordre informationnel »
Le Web 2.0 et la naissance des réseaux nous ont offert à tous la possibilité de publier des contenus, de s’exprimer et de partager avec d’autres. Ces nouveaux supports d’expression directe sont une véritable révolution pour la liberté d’expression des citoyens, pour leur liberté de communication et d’information. Toutes les sociétés civiles s’en sont emparées. Dans ce nouvel espace public numérique, journalistes, experts et politiques n’ont plus le monopole de la parole, de la production et de la diffusion de l’information. Devenus tous médias, nous avons tous la capacité de produire et de diffuser de l’information.
Pourtant, le constat posé est paradoxal, il est celui d’un espace informationnel numérique plus large mais moins démocratique, avec une concentration des pouvoirs entre les mains des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), plus puissants économiquement et financièrement que certains Etats. Leur hégémonie dans les industries médiatiques et culturelles constitue une menace pour notre souveraineté culturelle, une menace pour nos libertés et le pluralisme des informations et des opinions.
Ces géants du numérique se sont imposés en s’appropriant les caractéristiques des médias de masse, devenant sources de contenus, relais et centrales d’information, capteurs de manne publicitaire : Facebook est la première plate-forme d’accès à l’information, YouTube la première interface audiovisuelle des moins de 30 ans et Amazon la plus grande bibliothèque au monde. Ils suivent une seule logique, celle du profit, mettant hors-jeu le citoyen bien informé pour lui préférer un consommateur bien aiguillé.
Le big bang médiatique auquel on assiste s’inscrit de surcroît dans un contexte de déconsolidation de nos démocraties qui se traduit notamment par une perte de confiance dans les institutions, dont les médias, et une réelle défiance à l’égard des journalistes : 46 % des Français pensent que la démocratie fonctionne mal, 29 % que les élections sont faussées et 79 % sont favorables à la mise en place d’un contrôle de véracité de ce que publient les médias (Reuters Institute Report, 2022).
De la défiance aux extrêmes
Dans ce nouvel espace informationnel numérisé, les règles entre le respect des libertés publiques et l’ordre public tardent à se mettre en place : désinformation, polarisation des opinions, enfermement informationnel… Dans une société où les internautes accordent de plus en plus de valeur à la recommandation issue d’experts ou d’amis plutôt qu’aux analyses des journalistes, la défiance risque de se transformer en arme de propagande politique au service des extrêmes.
Si le modèle économique des médias vacille face à la concurrence féroce livrée par ces nouveaux acteurs, il est également le fait des nombreux échecs des politiques publiques qui ont trop souvent délaissé la dimension économique des entreprises de médias. En France, les relations producteurs-diffuseurs sont trop encadrées, les chaînes d’information en continu trop nombreuses, la fusion des groupes TF1-M6 n’a pas eu lieu… L’absence de vision politique concerne également le secteur public, pourtant référent démocratique indispensable dont les pouvoirs publics ne mesurent pas suffisamment le rôle économique qu’il joue. Pilier de l’ensemble de l’écosystème audiovisuel, la non-pérennisation de son financement est un impensé dangereux.
L’affaiblissement des médias nationaux pose la question de l’accès gratuit de tous à
la culture et aux œuvres de patrimoine, et entraîne la fragilisation de tout leur modèle économique, avec des répercussions sur le financement de l’information : qui financera l’information fiable et de qualité ?
Soyons originaux et inventifs
Il nous faut inventer des lois pour un siècle numérique démocratique. Le retour à la confiance et à la reconnaissance des institutions comme tiers de confiance est indispensable dans l’exercice de nos démocraties.
Le sociologue Jacques Ellul (1912-1944) nous disait : « Il n’y a pas de liberté, quand il n’y a pas d’obstacle à la liberté. »Les avancées européennes sont, en ce sens, encourageantes. Elles nous montrent la voie pour intégrer les Gafam à notre économie, tout en conservant nos valeurs sociétales et démocratiques. La transposition de la directive de services de médias audiovisuels, les règlements européens que sont le Digital Service Act et le Digital Market Act participent de la réduction des asymétries concurrentielles entre médias et plates-formes numériques, en imposant à celles-ci des règles de responsabilité.
Il existe, à présent, une urgence nationale à écrire une nouvelle loi pour les médias. La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dite « loi Léotard », n’est plus le bon cadre législatif. Une loi s’impose pour rétablir le contrat de confiance avec nos concitoyens. Une loi qui n’oppose plus les grandes entreprises à la diversité et au pluralisme. Une loi qui n’oppose plus les diffuseurs aux producteurs. Une loi qui permet de mener simultanément une politique industrielle et culturelle. Une loi pour garantir la liberté de communication, l’indépendance des médias et assurer l’équilibre économique des acteurs à l’heure des réseaux et du numérique. Une loi qui s’appuie sur de nouveaux piliers originaux qui garantissent les conditions de la fabrique d’une information fiable et de qualité, l’assurance d’une éthique et d’une transparence de l’algorithmie, avec des conditions d’accès équitables et loyales aux données. Une loi, enfin, qui sanctuarise l’éducation aux médias et à l’information à l’école avec les groupes médiatiques.
Parce que défendre les médias, c’est défendre notre démocratie, il est temps de mettre fin à ce désordre informationnel et de mener une politique industrielle et culturelle ambitieuse. Soyons originaux et inventifs. Les médias sont des industries indispensables à notre économie et à nos démocraties.