
ARTICLE
« La qualité de l’emploi et du travail en comparaison européenne : une contre-performance française ? »
Salaires, conditions d’emploi, équilibre entre vie familiale et vie professionnelle… Les situations de travail sont assez différentes d’un pays à l’autre en Europe. Dans le cadre d’un projet de médiation scientifique du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp) de Sciences Po, trois chercheurs ont décrypté une France plutôt protectrice sur l’emploi, mais fragile sur l’environnement de travail et en risque sur la santé des salariés.
Trois chercheurs ont analysé la qualité de l’emploi et du travail en France. Christine Erhel, titulaire de la chaire Economie du travail et de l’emploi, est professeure au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM, Paris) et directrice du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET). Elle mène des recherches en économie du travail. Mathilde Guergoat-Larivière, également chercheuse au CEET du CNAM, est professeure en sciences économiques à l’université de Lille et chercheuse au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Elle travaille notamment sur la qualité du travail et l’impact des innovations. Malo Mofakhami, affilié au CEET du CNAM, est chercheur en sciences économiques, maître de conférences au Centre d’économie de l’université Paris Nord (CEPN). Ses travaux portent sur le rôle des nouvelles technologies dans les mutations du travail et de l’emploi. Leur étude comparative répond à un objectif de vulgarisation de l’économie.
La crise sanitaire due au Covid-19 a contribué à remettre sur le devant de la scène l’importance du travail en même temps que les conditions difficiles dans lesquelles il s’exerce en France pour certains travailleurs et travailleuses. La récente contestation de la réforme des retraites a également montré que les Français ne souhaitent pas prolonger leur durée de travail au-delà d’un certain âge. Ces événements ne sont pas tout à fait surprenants pour qui s’intéresse à la question de la qualité de l’emploi et du travail sur les dernières décennies, en particulier lorsque l’on compare la situation française à celle de ses voisins européens.
Si les questions du sens du travail et de la soutenabilité du travail ont été beaucoup évoquées dans ces deux crises, le concept de qualité de l’emploi et du travail recouvre un ensemble d’éléments plus large et peut être appréhendé comme un concept multidimensionnel. Dans ce texte, nous revenons sur la définition internationale de la qualité de l’emploi et du travail, puis nous situons la France au regard des comparaisons internationales, avant de souligner les défis que posent les transformations technologiques à la qualité de l’emploi et du travail.
Définir la qualité de l’emploi et du travail
Les institutions internationales et européennes qui se sont emparées depuis la fin des années 1990 de la question de la qualité de l’emploi et du travail ont chacune développé leur propre approche, mais toutes ont retenu une définition multidimensionnelle. Le Bureau international du travail a tout d’abord mis en avant le concept de « travail décent » susceptible d’éclairer et de comparer des situations de pays très différents, en développement, émergents ou développés. L’Union européenne a ensuite défini sa propre approche de la qualité de l’emploi au début des années 2000, mobilisant des indicateurs validés par l’ensemble des pays membres au sommet de Laeken (Bruxelles). Au niveau européen, la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound) ainsi que l’Institut syndical européen (ETUI) ont également développé des approches multidimensionnelles de la qualité de l’emploi et du travail, avant que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) n’en fasse de même en 2013.
Un ensemble de travaux académiques sont venus discuter la pertinence de ces approches institutionnelles. Même s’ils retiennent des critères légèrement différents, les travaux socio-économiques existants sur la qualité de l’emploi et du travail envisagent l’ensemble des dimensions de l’emploi ayant des conséquences sur la situation objective et les trajectoires observables des travailleurs.
Les six principales dimensions que l’on retrouve dans les travaux comparatifs récents sur cette question sont : salaires, conditions d’emploi (type de contrat, sécurité de l’emploi), conditions de travail, formation et carrière, temps de travail et équilibre entre vie familiale et professionnelle, participation et représentation collective (Erhel et Guergoat-Larivière, 2016a, 2016b ; Mofakhami, 2019).
Les dimensions de la qualité de l’emploi et du travail
Salaires : salaire annuel et horaire, travailleurs pauvres
Conditions d’emploi : types de contrats (permanent/à durée déterminée, temps plein/temps partiel, temps partiel court)
Conditions de travail : accidents du travail, risques physiques et psychosociaux, intensité du travail
Formation et carrière : participation à la formation, opportunités d’apprentissage, perspectives de carrière
Temps de travail et équilibre entre vie professionnelle et vie familiale : heures de travail, horaires, articulation
Participation et représentation collective : dialogue social et représentation des travailleurs
Dans cette perspective, la qualité de l’emploi et du travail peut être directement influencée par les institutions et les politiques nationales (normes et droit du travail et de la protection de l’emploi, droit syndical et règles du dialogue social, politiques de formation, etc.). Elle est donc susceptible de varier fortement entre les pays. Au-delà des facteurs institutionnels, l’organisation du travail dans les entreprises joue également, notamment dans un contexte de fortes transformations technologiques.
La France en position défavorable en termes de conditions de travail et de perspectives de carrière
Les résultats des travaux empiriques adoptant une approche multidimensionnelle de la qualité de l’emploi (Erhel et Guergoat-Lariviere, 2016a, 2016b ; Mofakhami, 2019) sont globalement convergents quant à la position relative des pays européens et aux différents « régimes » de qualité de l’emploi qu’il est possible d’identifier.
Ils opposent un ensemble assez large de pays présentant un niveau globalement élevé de qualité de l’emploi, avec de bons niveaux de salaires, des taux élevés d’accès à la formation continue, une assez bonne représentation des salariés, un bon équilibre entre vie familiale et vie professionnelle, mais des taux de temps partiel élevés, y compris une forte proportion de temps partiel court.
Ce groupe inclut les pays du Nord, où les conditions de travail apparaissent particulièrement favorables, mais aussi des pays continentaux (Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg) et anglo-saxons (Irlande, Royaume-Uni). A l’opposé, les pays d’Europe centrale et de l’Est constituent un groupe caractérisé par de faibles salaires et des niveaux d’accidents du travail élevés, où l’emploi temporaire et le temps partiel sont moins développés, de même que l’accès à la formation continue.
La France se situe dans un groupe intermédiaire, avec les pays du Sud (Italie, Espagne, Grèce et Portugal) et la Pologne, où la qualité de l’emploi est moins bonne que dans le premier groupe, même si la situation en termes de salaires est plus favorable que dans le groupe d’Europe centrale et orientale. Dans ce groupe, le taux d’emploi temporaire est élevé et la représentation des salariés limitée. Les conditions de travail présentent un certain nombre de caractéristiques défavorables (positions fatigantes, délais serrés) et l’accès à la formation et les occasions d’apprentissage sont réduits.
En matière de qualité de l’emploi et surtout du travail, la position de la France apparaît donc en décalage avec son niveau de richesse et avec ses institutions du marché du travail plutôt protectrices, qui la rapprochent de ses voisins continentaux comme l’Allemagne ou la Belgique. Si elle présente une situation plutôt favorable sur la dimension salariale, elle fait figure de mauvais élève du point de vue de l’environnement et des conditions de travail, mais également de vécu au travail.
Cette situation peut être analysée de manière plus détaillée à partir des enquêtes européennes sur les conditions de travail de l’Eurofound (conduites en 2005, 2010, 2015 et 2021), qui permettent d’appréhender de nombreuses dimensions des conditions de travail et d’emploi : expositions aux risques physiques et biochimiques, intensité du travail, qualité de l’environnement de travail, qualité du temps de travail, stabilité de l’emploi et accès à la formation et évolutions de carrières…
Le tableau des conditions de travail par pays en comparaison européenne permet de visualiser cette contre-performance française en matière de conditions effectives de travail sur les données les plus récentes de 2021. Il présente les écarts à la moyenne européenne des indicateurs de conditions de travail et d’emploi de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Pologne et du Royaume-Uni. Les conditions d’emploi sont légèrement meilleures en France, reflet, dans une certaine mesure, de normes du travail protectrices.
Tableau des conditions de travail par pays en comparaison européenne
Méthodologie du tableau des conditions de travail comparées
A partir des enquêtes réalisées par la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound), nous établissons un ensemble d’indicateurs permettant de mesurer quatre des six dimensions de la qualité de l’emploi et du travail (conditions d’emploi, conditions et qualité du travail, temps de travail et équilibre entre vie familiale-vie professionnelle, et accès à la formation et perspectives de carrière).
Ces indicateurs sont construits au niveau des individus répondant à l’enquête, selon des méthodologies éprouvées (Erhel et Guergoat-Lariviere, 2016 ; Eurofound, 2020 ; Mofakhami, 2019), puis agrégés par pays pour permettre d’obtenir une situation moyenne au niveau national. L’absence d’indicateurs sur les salaires et la représentation collective nous conduit à ne retenir que 4 des 6 dimensions initiales.
Le tableau présente les écarts par rapport à la moyenne européenne des indicateurs de conditions de travail et d’emploi issus de cette méthodologie pour un ensemble de pays sélectionnés. Ces écarts sont construits sur l’ensemble des pays de l’Union européenne plus le Royaume-Uni et la Norvège. Par souci de lisibilité, on présente ici simplement les valeurs correspondant aux grands pays de chaque ensemble (pays continentaux, méditerranéens, scandinaves, anglo-saxons et d’Europe centrale et orientale).
Sur les autres dimensions (à l’exception de la part de temps de travail standard), la France présente une situation moins bonne que les autres pays. C’est particulièrement le cas sur les facteurs d’exposition aux risques physiques (ergonomie et risques biochimiques), environ 15 % supérieurs à la moyenne européenne en 2021 alors que la France se démarque par une structure de l’emploi relativement peu industrielle.
Les autres aspects liés à l’organisation et à l’environnement de travail (autonomie, intensité et environnement social) sont également peu favorables en moyenne. Si le travail atypique (longues heures de travail, travail de nuit, irrégularité des horaires) est moins fréquent en France, les possibilités de conciliation et la qualité de l’articulation du temps de travail avec le temps personnel sont plus mauvaises que pour l’ensemble des autres pays. Enfin, les perspectives de carrières et la formation en emploi sont structurellement faibles en France, à l’image de l’Italie.
On ne relève pas d’amélioration en 2021 par rapport aux années précédentes de l’enquête (2005, 2010, 2015), confirmant le décalage entre les caractéristiques structurelles de l’économie française et la qualité du travail déclarée par les salariés.
Sur le volet de la santé au travail et du bien-être, la France se situe également au-dessous des partenaires européens. En 2021, soit un an après le pic de la pandémie de Covid-19, 39 % des travailleurs français déclarent que leur santé est à risque du fait de leur activité professionnelle, 6 points de plus que la moyenne des travailleurs européens (33 %). Si l’on met ce chiffre au regard du nombre de travailleurs français qui déclarent avoir un conseil ou un délégué chargé de la santé et de la sécurité au travail (70 % contre une moyenne européenne de 76 % ; 84 % en Allemagne), la situation semble particulièrement alarmante en France.
La qualité de l’emploi et du travail face aux défis des transformations technologiques
Cette situation est une source de préoccupation d’autant plus importante dans un contexte marqué par le développement de nouvelles technologies et les impératifs de transition environnementale qui font évoluer les besoins en compétences et la demande de travail et sont également susceptibles d’impacter la qualité de l’emploi et du travail à l’avenir.
Si la qualité de l’emploi est influencée par les politiques publiques et les institutions du marché du travail, elle est également liée aux changements technologiques et organisationnels à l’œuvre dans les entreprises (Guergoat-Larivière et Mofakhami, 2021 ; Duhautois, Erhel, Guergoat-Larivière et Mofakhami, 2020 ; Mofakhami, 2021).
L’adoption d’innovations sur le lieu de travail a des effets ambigus sur la qualité du travail (Mofakhami, 2019, Eurofound, 2020) : si elle semble améliorer la stabilité des contrats et la rémunération, elle conduit à accroître l’intensité du travail (horaires plus importants et variables, difficulté de concilier vie personnelle et vie professionnelle) et la pression au travail (charge de travail élevée, plus de stress, etc.). A cela s’ajoutent plus de risques physiques en emploi pour les travailleurs moyennement et peu qualifiés.
Certaines analyses soulignent que les effets des innovations sur la qualité des emplois sont contrastés selon les groupes sociaux. Ainsi, selon une analyse sur données françaises (Duhautois, Erhel, Guergoat-Larivière et Mofakhami, 2020), les innovations technologiques bénéficient majoritairement aux emplois qualifiés, cadres et professions intellectuelles, tandis qu’elles tendent à réduire l’emploi et les salaires des employés et ouvriers.
Les études sur les usages des technologies numériques soulignent également certains risques en matière d’intensité et de pression au travail. Des travaux qualitatifs menés dans plusieurs pays européens (Gautié, Jaehrling et Perez, 2020) au sein des secteurs de la logistique, de l’aéronautique et de la banque montrent que, si ces technologies améliorent les conditions d’emploi pour certains travailleurs (dans l’aéronautique ou la banque), les efforts dus à la réadaptation organisationnelle induite par les innovations conduisent à plus de stress et plus d’intensité au travail.
Ces problèmes se posent de manière particulièrement forte dans les secteurs de la logistique et des transports (Benvegnù et Tranchant, 2020 ; Eurofound, 2018), où les technologies numériques ont également tendance à intensifier le rythme de travail tout en réduisant l’autonomie et la partie « intelligente » du travail, allant jusqu’à interroger l’avènement d’une forme de néotaylorisme numérique.
Malgré ces tendances, il est intéressant de soulever que certaines pratiques d’organisation du travail, plus répandues dans les pays scandinaves notamment, peuvent représenter un levier positif pour le développement des technologies et la qualité du travail. Plusieurs travaux (Felstead, Gallie, Green et Henseke, 2020 ; Lorenz, 2015) montrent que des pratiques de gestion de l’emploi dites « apprenantes » (learning capacity ou high-performance work system) améliorent la productivité et la capacité d’adoption technologique en améliorant la formation, la qualité des contrats, mais aussi en favorisant la participation active et l’autonomie des travailleurs. Ces modèles sont surreprésentés dans certains secteurs (intensifs en connaissance et en technologie), mais leur surreprésentation dans certains pays, comme les pays scandinaves et certains pays dits continentaux (Allemagne, Belgique et Pays-Bas), semble montrer qu’il est possible d’améliorer les conditions de travail et les performances par le biais de nouvelles pratiques de dialogue social et de qualité de l’emploi.
Une indispensable amélioration pour gérer les transitions
Dans un contexte français, déjà caractérisé par des performances moyennes en matière de qualité de l’emploi et surtout du travail, les changements technologiques ainsi que les crises économiques, sanitaires et sociales successives sont susceptibles d’accroître les risques portant sur certains travailleurs, notamment les moins qualifiés et les plus précaires. Les défis que posent les nouvelles technologies (plates-formes numériques, IA générative, réindustrialisation), mais aussi les nécessaires transitions environnementales, sont fortement liés aux enjeux de la qualité de l’emploi et du travail.
Quelles que soient les dimensions retenues, une amélioration est indispensable pour gérer ces transitions. La formation et le développement de nouvelles compétences sont cruciaux pour adapter l’offre de travail aux nouvelles demandes, mais ne suffisent pas en soi.
L’amélioration des conditions de travail notamment dans les métiers en tension et indispensables à l’économie (notamment ceux de la première et de la seconde ligne durant la pandémie) est essentielle pour assurer une offre suffisamment nombreuse et de qualité. Les gains de productivité potentiels visés par des investissements en compétences et en technologie semblent peu dissociables d’une amélioration conjointe des conditions de travail, de la stabilité des emplois et de la qualité de l’environnement social. (copyright Liepp- Les Presses de Sciences Po).