
Ces mots en “isme” qui organisent nos pensées : présentation de la série
“C’est une personne pragmatique”, “Soyons un peu réalistes !”, “Son cynisme fait peur”, “Je suis sceptique”. Ce genre de petites phrases parsèment nos conversations quotidiennes. Mais d’où viennent donc ces mots ? Et que veulent-ils dire exactement ? Ils ont en commun de renvoyer à des postures, à des hypothèses, à des attitudes philosophiques ou à des écoles de pensée bien anciennes et bien différentes, mais la plupart d’entre eux ne disent plus aujourd’hui ce qu’ils disaient à leur origine.
Une série d’été rédigée par Luc de Brabandere et Anne Mikolajczak, Philosophes. Prochain livre : “Petite philosophie des algorithmes sournois” (Eyrolles, septembre 2023).
ARTICLE
Qui êtes-vous ? Un dogmatique, un sceptique ou un relativiste ?
Publié le 11-07-2023 LA LIBRE B
Dogmatisme, scepticisme et relativisme. Voici des mots que nous utilisons régulièrement. Mais que veulent-ils dire au juste ?
Quand, à propos des adolescents, on évoque un certain “idéalisme” de la jeunesse, ce mot n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il signifiait dans la Grèce Antique. Certains mots ont, il est vrai, tout pour induire en erreur. Le “positivisme” n’a rien à voir avec le fait d’être positif ou non, et le “criticisme” n’est pas une attitude négative. L’“empirisme” se conçoit sans référence à quelconque empire, et il n’y a pas de lien entre “intégrisme” et intégrité.
Les mots en “isme” sont omniprésents mais leur mode d’emploi semble… omniabsent. Si le métier premier de la philosophie est de clarifier, on peut dire que, sur ce point-là, elle a failli à sa tâche.
Quelques mots seulement ont un lien direct avec un géant de la philosophie. Le “thomisme” nous renvoie bien sûr à Saint Thomas d’Aquin et le “cartésianisme” à Descartes. Mais ces mots sont apparus longtemps après la disparition de ceux qui les ont inspirés, et la généalogie de tous les autres est plus confuse encore…
Nous allons essayer de mettre de l’ordre dans tout cela, de nous détacher des usages habituels de ce vocabulaire et de comprendre d’où il vient, de voir comment ces mots en “isme” se relient les uns aux autres, comment ils s’articulent dans des dimensions différentes pour traiter finalement d’une même question, celle de la place de l’homme dans le monde.
La tâche est difficile. Il y a en effet beaucoup de mots en “isme” et leur définition ne fait pas souvent l’unanimité. Certains se donnent dans plusieurs sens, certains ont changé de sens, d’autres enfin sont usés tant ils ont été mal utilisés. Nous en évoquerons une quarantaine, regroupés en sept chapitres qui structurent autant de tensions de la philosophie, ou témoignent de controverses qui l’animent. L’ordre n’est ni logique, ni chronologique, car la séquence retenue se veut avant tout – et sans surprise – pédagogique.
Le bénéfice du doute
Dans les médias et sur les réseaux sociaux, qui leur donnent un écho inédit, circulent des croyances, des opinions, des hypothèses et des théories en tout genre. L’idée que la Terre est plate ou que les Américains ne se sont pas posés sur la Lune a des adeptes internautes convaincus. Faits alternatifs, pseudosciences, théories du complot, élucubrations conspirationnistes côtoient sur la toile faits avérés, développements scientifiques rigoureux, informations dûment vérifiées.
Dans cet océan informationnel qui brasse le vrai et le faux, comment s’y retrouver, que peut-on encore savoir ? Quelle valeur attribuer à la connaissance ? Si on lui attribue une valeur absolue, c’est qu’on y croit. Si tel n’est pas le cas, c’est qu’on en doute. Mais peut-on vivre sans la moindre certitude ? La croyance est-elle absurde ? La vérité existe-t-elle, tout simplement ? Le conflit oppose la certitude et le doute et, en gros, deux attitudes sont possibles : le dogmatisme et le scepticisme.
Certitude et dogme
Le dogmatisme se construit sur des vérités absolues, définitives, des certitudes inébranlables, qu’on ne peut par définition contester ni remettre en question. Rejetant le doute et la critique, il peut se retrouver dans toutes les activités humaines, de l’économie à la santé en passant par la politique, la pédagogie ou la culture. Le droit intangible et indiscutable de posséder et porter des armes aux États-Unis malgré la multiplication des tueries relève d’une position dogmatique.
Le dogmatisme se décline en fonction de son intensité. Le fondamentalisme est ainsi une attitude qui consiste à être attaché sans nuances et sans concession aux dogmes d’une doctrine. Il s’accompagne souvent d’une interprétation littérale de textes fondateurs. Quand il s’agit de religion, on utilise souvent le mot intégrisme qui est la doctrine des partisans inconditionnels d’un retour à l’orthodoxie, opposés à toute tentative de réforme ou de laïcisation. L’intégrisme est l’antichambre du fanatisme qui justifie alors toutes les formes de violence. Dans le registre politique, l’actualité nous montre chaque jour comment le dogmatisme peut mener à l’extrémisme et au totalitarisme.
Un philosophe qui se respecte ne peut être dogmatique. Le doute et la remise en cause des apparences sont depuis toujours des ressorts de la philosophie en tant qu’art et pratique du questionnement. Le doute peut être une posture ou bien une méthode comme le doute hyperbolique chez Descartes.
Que sais-je ?
Le scepticisme nie la possibilité de la certitude et érige le doute en système de pensée. Le sceptique se refuse à affirmer ou à nier quoi que ce soit, constate l’impossibilité où nous sommes d’arriver à une connaissance définitive du monde et à la Vérité.
Dans l’Antiquité grecque, Pyrrhon d’Elis fut le premier à faire du scepticisme une philosophie à part entière. À la Renaissance, Montaigne adopte pour devise “Que sais-je ?”. L’erreur étant à ce point inévitable, il prône la suspension de tout jugement. Plus tard, David Hume recommande, puisque nous ne pouvons atteindre la certitude, de faire la meilleure estimation possible des réalités qui se trouvent sous nos yeux. Le scepticisme peut être historique, moral, religieux, scientifique. Le scepticisme absolu a un côté paradoxal, car il s’apparente à une forme de… dogmatisme.
Lorsque le refus de tout dogmatisme revient à admettre la relativité de la connaissance humaine, autrement dit à nier la possibilité d’atteindre à l’objectivité et à l’universalité, on parle de relativisme. Il n’existe pas de références absolues mais des points de vue différents liés à la grande diversité du contexte et des circonstances, et équivalents entre eux. Nos valeurs sont bonnes pour nous, mais le sont-elles pour d’autres ? Premier penseur relativiste, le sophiste Protagoras, rapporté par Platon, disait déjà : “L’homme est la mesure de toute chose”.
En résumé, pour le dogmatique, la vérité existe et il prétend la connaître, pour le sceptique, la vérité existe mais on ne peut la connaître et pour le relativiste, la vérité n’existe tout simplement pas.
Suivons alors Marcel Conche qui, dans Montaigne ou la conscience heureuse, écrit : “On ne sera pas sceptique, car on formera une opinion et on n’hésitera pas à la donner ; on ne sera pas dogmatique, car on ne prétendra pas exprimer la vérité, mais seulement ce qui, pour nous, à un moment donné en a l’apparence.”
Définitions
Le dogmatisme est une conception philosophique selon laquelle il existe une vérité objective, voire absolue, que l’on peut connaître avec certitude.
Le scepticisme est une doctrine selon laquelle l’homme ne peut prétendre à une vérité absolue ou permanente et qui prône l’examen critique et la remise en question des croyances.