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ÉTÉ STUDIEUX AVEC METAHODOS – LES « ISME » DE LA PENSÉE : LA « QUERELLE DES UNIVERSAUX » (PARTIE 3)

Ces mots en “isme” qui organisent nos pensées : présentation de la série

“C’est une personne pragmatique”, “Soyons un peu réalistes !”, “Son cynisme fait peur”, “Je suis sceptique”. Ce genre de petites phrases parsèment nos conversations quotidiennes. Mais d’où viennent donc ces mots ? Et que veulent-ils dire exactement ? Ils ont en commun de renvoyer à des postures, à des hypothèses, à des attitudes philosophiques ou à des écoles de pensée bien anciennes et bien différentes, mais la plupart d’entre eux ne disent plus aujourd’hui ce qu’ils disaient à leur origine.

Une série d’été rédigée par Luc de Brabandere et Anne Mikolajczak, Philosophes. Prochain livre : “Petite philosophie des algorithmes sournois” (Eyrolles, septembre 2023).

PRÉCÉDENTES PUBLICATIONS :

ÉTÉ STUDIEUX AVEC METAHODOS – LES « ISME » DE LA PENSÉE : DOGMAT… SCEPTIS… RELATIV… (PARTIE 1). https://metahodos.fr/2023/08/16/1-7-isme/

ÉTÉ STUDIEUX AVEC METAHODOS – LES « ISME » DE LA PENSÉE : REAL… IDEAL… SPIRITUAL… (PARTIE 2). https://metahodos.fr/2023/08/17/2-7/

ARTICLE

Connaissez-vous la “Querelle des universaux” ? Ce “clash” du XIIe siècle qui structure encore notre pensée

Publié le 26-07-2023 LA LIBRE B Par Luc de Brabandere et Anne Mikolajczak, philosophes

Ces mots en “isme” qui organisent nos pensées (3/7).

Si l’on accepte que le savoir se construit entre un sujet qui a envie de connaître et un objet qu’il est possible de connaître, une question se pose rapidement. Où est le point de départ ? La connaissance se fonde-t-elle sur la raison du sujet ou sur l’expérience faite avec les objets ? Une chercheuse doit-elle plutôt calculer ou plutôt observer ?

Depuis longtemps, les deux points de vue ont leurs partisans.

Les premiers privilégient l’idée a priori et sont appelés rationalistes, à l’image de Christophe Colomb qui entreprit son voyage en partant de l’hypothèse que la Terre était ronde et qu’il était possible de rejoindre les Indes en partant vers l’ouest.

Les seconds privilégient l’expérience sensible et sont appelés empiristes, à l’image de Marie Curie qui s’est brûlé les mains en faisant ses recherches sur la radioactivité.

Une synthèse improbable

Pendant des siècles, ce qui était perçu par les sens a prévalu, l’être humain était un empiriste qui ne portait pas encore ce nom et, bien sûr, la Terre était plate. Au VIe siècle avant J.-C., Thalès a voulu s’affranchir de la mythologie et faire plutôt confiance à sa/la raison pour penser le monde. C’est l’an zéro du rationalisme qui n’admet pas ce qui est fondé sur les mythes, les religions et autres croyances.

Le rationalisme a vu en Platon le meilleur des ambassadeurs possibles, l’empirismea, lui, vu ses intérêts défendus par Aristote. Au XVIIe siècle, les deux approches ambitionnent même le statut de méthode scientifique, l’empirisme suite aux travaux de Francis Bacon et le rationalisme suite à ceux de Descartes.

Dans une belle métaphore, Francis Bacon espérait une synthèse : “Les empiriques, semblables aux fourmis, ne savent qu’amasser et user ; les rationalistes, semblables aux araignées, font des toiles qu’ils tirent d’eux-mêmes ; le procédé de l’abeille tient le milieu entre les deux : elle recueille ses matériaux sur les fleurs des jardins et des champs ; mais elle les transforme et les distille par une vertu qui lui est propre […] C’est pourquoi il y a tout à espérer d’une alliance intime et sacrée de ces deux facultés expérimentale et rationnelle ; alliance qui ne s’est pas encore rencontrée.”

Elle sera proposée au siècle des Lumières par Emmanuel Kant, pour qui la connaissance des objets résulte d’une construction effectuée par le sujet. Pour Kant, la tâche première d’une théorie de la connaissance est de déterminer les limites de celle-ci.

Querelle des universaux

Cette présentation simplifiée à l’extrême pourrait donner l’impression qu’il ne s’est pas passé grand-chose au Moyen Âge. Bien au contraire ! Ce qu’on a appelé la “querelle des universaux” a en effet agité la vie intellectuelle du XIIe au XIVe siècle en reprenant la question de Porphyre : les universaux (genres, catégories et espèces) existent-ils en eux-mêmes ou bien ne sont-ils que des constructions de l’esprit ? Trois positions s’affrontent.

Selon la solution réaliste, dérivant de Platon, les universaux ont une existence en tant que tels, qu’ils soient pensés ou non par l’esprit. Ensemble, ils forment le monde intelligible. Le concept de triangle est antérieur à tous les objets triangulaires et a plus de réalité qu’eux car l’artisan qui fabrique un objet triangulaire se réfère nécessairement à l’idée de triangle.

Le conceptualisme nous vient d’Aristote. Les universaux existent dans l’esprit du sujet à partir de la considération de ce qu’il y a de commun entre certains objets. Pour le disciple turbulent de Platon, les concepts ont bien une réalité, mais elle est indissociable du monde sensible. L’idée d’” arbre” n’existe pas, mais il y a de l’” arbritude” dans n’importe quel châtaigner ou platane. Il appartient à l’intelligence de l’homme de dégager le concept du sensible, l’universel du concret.

Enfin, pour les adeptes du nominalisme, les universaux n’existent pas, ce ne sont que des mots commodes pour désigner des classes d’objets, seules réalités existantes. Le “jaune” n’existe pas, même s’il y a des maillots jaunes et des jaunes d’œuf. La jaunisse n’existe pas non plus. “Il n’y a pas de maladie, il n’y a que des malades”, disent les nominalistes pour qui la science n’est jamais qu’une langue bien faite ! Les concepts n’ont aucune réalité, ni dans l’esprit, ni ailleurs. Ce ne sont que des signes généraux, des mots, des flatus vocis, des émissions de la voix.

Une religion de la science

Les points de vue philosophiques à propos de la construction du savoir sont nombreux. Parmi les principales autres postures, mentionnons celles-ci.

• Le positivisme proposé par Auguste Comte est d’inspiration empiriste puisqu’il ne se base que sur des données tangibles, mais il s’en distingue par un recours important aux mathématiques et autres lois scientifiques.

• Le structuralisme popularisé par l’anthropologue Claude Levi-Strauss soutient que le sens d’un objet dépend plus de ses relations avec les autres objets à un moment donné, que de la succession d’états par lesquels il est passé.

• L’innéisme est une doctrine qui infère qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre ! Nous naîtrions en effet avec nos connaissances, et tout le travail consiste alors à s’en souvenir. C’est en quelque sorte la position extrême que Platon développe dans sa théorie de la réminiscence.

• Le scientisme considère que la science peut donner une explication totale, définitive et absolue du réel. On n’est pas loin d’une “religion” de la science supposée a priori pouvoir résoudre tous les problèmes, y compris philosophiques.

• Le pragmatisme, qui fera l’objet du prochain texte.

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