
ARTICLE
Réflexions sur l’épistémè foucaldienne
Jean-Claude Vuillemin Dans Cahiers philosophiques 2012/3 (n° 130), pages 39 à 50
« Dès qu’il est saisi par l’écriture, le concept est cuit. »Jacques Derrida, Glas, p. 260
« J’oye journellement dire à des sots des mots non sots. Ils disent une bonne chose ; sachons jusques où ils la connaissent, voyons par où ils la tiennent. »Montaigne, Les Essais, III, 8, p. 937
1« Vous avez dit épistémè ? » Souvent invoquées, rarement explicitées, les références à Michel Foucault pullulent et permettent à ceux ou celles qui en usent – et parfois abusent – de s’octroyer un capital théorique surfait et une familiarité d’apparence avec le penseur des discontinuités, le théoricien-généticien des multiples répressions occidentales ou encore l’archéologue des pratiques et des savoirs. En articulant, pour parler comme Montaigne, le mot non sot d’épistémè à la « pensée Foucault », les réflexions suivantes souhaiteraient contribuer à une utilisation plus rigoureuse, et donc plus efficace, de ce concept trop souvent galvaudé.
2Si dans son acception restreinte épistémè correspond bien à son étymologie savante « connaissance » ou « science », dérivée du verbe « savoir » ou « connaître » en ce qu’elle détermine le caractère scientifique de tel ou tel discours, elle est avant tout la raison capable de rendre compte de « la multiplicité inorganique du constatable » (Certeau, « Le noir soleil du langage », p. 153). Cohérence cachée du dicible, avant qu’elle ne devienne bientôt celle du visible, elle est en quelque sorte le socle historique qui rend les savoirs possibles, ordonne leur construction, et que la démarche dite « archéologique » permet de mettre au jour. L’épistémè apparaît ainsi comme une espèce de préalable, un « a priori historique » (L’Archéologie du savoir, p. 166 sqq.) autorisant la production et la transformation des savoirs à une époque donnée. Constituée d’un système de règles invisibles, l’épistémè ne se contente pas de déterminer « l’instauration d’un ordre parmi les choses » (Les Mots et les Choses, p. 11), elle rend également intelligible l’émergence de tout ce qui est pensable à telle ou telle période. À l’instar de l’habitus de Pierre Bourdieu – mais un habitus qui contraindrait l’ensemble de la société davantage que ses individus –, l’épistémè de Foucault conditionne les paradigmes de l’existence de telle manière que, pour emprunter à Spinoza, « les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés » (Éthique, III, 2, p. 186). Dévoilant les déterminismes qui commandent une partie considérable des idées et des actions, la notion d’épistémè fait apparaître les comportements prétendument libres et raisonnés comme relevant en définitive bien davantage du simple réflexe que de la réflexion proprement dite.
3C’est dans Les Mots et les Choses (1966) que s’opère le repérage initial de ces réseaux anonymes de contraintes qui, conditionnant des espaces de pensée et de savoirs, disputent à l’individu ses prérogatives fondatrices. La mise en lumière de ces épistémè se poursuit dans L’Archéologie du savoir (1969) qui, ouvrant l’analyse des conditions de possibilités discursives aux « pratiques non discursives », précise avec rigueur les discontinuités dont Foucault s’était servi dans ses précédents travaux : Les Mots et les Choses, bien sûr, mais aussi Histoire de la folie (1961) et Naissance de la clinique (1963). Ouvrages qui, on le sait, portent respectivement comme sous-titres programmatiques : « archéologie des sciences humaines », « archéologie de l’aliénation », du moins dans la préface initiale, et « archéologie du regard médical ». Après les pages célèbres qui achèvent poétiquement Les Mots et les Choses sur l’effacement envisageable de l’homme, « comme à la limite de la mer un visage de sable » (p. 398), Foucault dévoile les enjeux de son approche théorique et, en particulier, souhaite que l’« archéologie » revendiquée affranchisse l’histoire de la pensée de « tout narcissisme transcendantal » (L’Archéologie du savoir, p. 265). Il ne s’agit pas de mettre au jour les structures universelles de la connaissance et de l’action mais, comme l’écrira plus tard Foucault, de « traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d’événements historiques » (« Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et Écrits, IV, p. 574). Remettant en question « les téléologies et les totalisations » (L’Archéologie du savoir, p. 26), la méthode prônée doit permettre à cette histoire, « en secret, mais tout entière, référée à l’activité synthétique du sujet » (p. 24), de faire précisément l’économie de ce sujet traditionnel, unique et unifiant, qui l’encombre.
4Foucault ouvre Les Mots et les Choses sur une improbable « encyclopédie chinoise » citée par Jorge Luis Borges et dans laquelle les animaux se distribuent ainsi : « a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches » (p. 7). Au même titre que l’anecdote chère au New Historicism, ce texte mystérieux et à première vue anodin devrait être en mesure d’ébranler nos certitudes et de secouer « toutes les familiarités de la pensée » (ibid.). Rien de moins. La classification déroutante de Borges voisine avec deux autres énumérations non moins étonnantes : celle d’Eusthènes, tirée du Quart Livre de Rabelais, et celle, plus connue mais néanmoins aussi saugrenue, de Lautréamont entre un parapluie et une machine à coudre. La taxinomie de Borges se distingue pourtant de l’inventaire cocasse de Rabelais ou de la juxtaposition insolite de Lautréamont non par un défaut ou un excès d’excentricité des rencontres inattendues qu’elle favorise, mais par sa nature profondément « hétérotopique ». Repliant chacune des catégories proposées sur elles-mêmes, le catalogue de Borges relève en effet de l’un de ces « contre-espaces », ou « utopies localisées », que Foucault appelle une « hétérotopie » (« Hétérotopies », p. 24). Il s’agit bien ici d’un espace absolument différent des lieux qui nous sont familiers ; un espace qui non seulement défie le déploiement ordinaire du discours, mais, plus encore, occulte sinon annule la norme pouvant rendre compte de son organisation. On le constate, et c’est précisément ce qui en fait tout l’intérêt, son agencement est absolument impensable parce que dépourvu d’une matrice repérable permettant d’articuler et de faire tenir ensemble les éléments apparemment hétéroclites que cette classification rassemble. Le scandale, précise Foucault, « ce qui est impossible », ce n’est pas « le voisinage des choses, c’est le site lui-même où elles pourraient voisiner » (Les Mots et les Choses, p. 8). Et c’est justement à cause de l’absence de cet « espace d’ordre », qu’il s’agisse de la « bouche accueillante et vorace » (ibid.) du personnage de Rabelais, qui récite la liste de reptiles contenue dans la version latine du Canon d’Avicenne, ou de la fameuse table d’opération surréaliste, que l’énumération de Borges – bien différente de l’inventaire dit « à la Prévert » qui érige en principe d’organisation le refus de toute exclusion – est susceptible d’engendrer non seulement le rire – à commencer par le rire métallique caractéristique de Foucault dont a parlé Michel de Certeau –, mais aussi l’inquiétude. « Ce texte de Borges m’a fait rire longtemps, reconnaît Foucault, non sans un malaise certain et difficile à vaincre » (ibid., p. 9). Si le catalogue de Leporello chante la débauche de Don Juan, la liste de Borges pointe vers un ordre étranger qui échappe à nos schémas habituels de pensée. Ce qui, à la fois, divertit et déstabilise. « Dans l’émerveillement de cette taxinomie, ajoute Foucault, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre : l’impossibilité nue de penser cela » (ibid., p. 7). Au-delà de l’anecdote, le texte de Borges suggère en effet l’existence possible d’un ordre que l’ordre de notre pensée se trouve dans l’incapacité de saisir. Pour faire sens, l’ordre requiert une « table d’opération » préliminaire afin d’organiser et de classer les différences des objets dont il prétend rendre compte. Pour que ce désir d’ordre soit comblé, il doit impérativement se munir d’un cadre conceptuel préalable afin de dénouer l’hétéroclite et pouvoir faire tenir ensemble les mots et les choses. Mais le texte de Borges sollicité par Foucault révèle également quelque chose de plus simple et d’aussi fondamental, à savoir que la pensée ne peut se mouvoir qu’en fonction d’un ordre particulier en vertu duquel le monde se donne à voir d’une manière linguistiquement et culturellement déterminée. Défi lancé à une rationalité qui prétend à l’universel tout en se développant dans la contingence, ce texte est bien, comme le décrétera Certeau, « la blessure d’un rationalisme » (« Le noir soleil du langage », p. 162). Il montre aussi que l’existence essentielle de cette « table d’opération » préalable conditionne tellement la pensée qu’elle empêche souvent celle-ci d’interroger le mode particulier d’organisation taxinomique qu’elle autorise et donc de pouvoir éventuellement en envisager d’autres à l’aune de nouvelles et moins familières modalités de réflexion.
5Ce sera donc l’un des objectifs majeurs des Mots et les Choses de rendre tout à fait explicite cette relation indubitable – mais cependant invisible – de certaines sciences avec l’épistémè qui leur est consubstantielle, c’est-à-dire avec les présupposés qui sont les « conditions de possibilité » de leur existence. En particulier, Foucault dévoile que c’est dans l’organisation particulière de formes normatives et réglées des « discours » que l’on est en mesure de repérer ce qui lie ensemble les dispositifs institutionnels, la constitution des savoirs et la grammaire des pratiques. Redistribuant les rôles et les décors de la dramaturgie des sciences humaines, la « mise en scène » foucaldienne, qui est une mise en cause autant qu’une mise en ordre, vise non seulement à mettre sous les feux de la rampe la nature éminemment contingente de ce qui se donne en général comme une contrainte ou une limite universelle, mais aussi à éclairer ce qui constitue « l’inconscient du savoir ». C’est en effet dans ces espèces de grilles du savoir relatives à chaque époque que les sciences, et donc la vérité, se manifestent. Les savoirs cessent ainsi d’apparaître comme neutres et se révèlent finalement pour ce qu’ils sont : le reflet de l’épistémè à laquelle ils sont étroitement liés.
6Démystifiant toute forme de positivisme naïf et refusant la vision téléologique d’un devenir progressant des illusions et des erreurs du passé vers une vérité que garantirait l’assurance d’une certitude présente, Foucault insiste sur le fait que ce sont les contraintes profondes et spécifiques d’une époque qui provoquent la production de discours homologables dans des domaines apparemment éloignés. Autrement dit, et pour emprunter directement à L’Archéologie du savoir, c’est l’épistémè qui détermine « les conditions d’émergence des énoncés, la loi de leur coexistence avec d’autres, la forme spécifique de leur mode d’être, les principes selon lesquels ils subsistent, se transforment et disparaissent » (p. 167). Dans la préface des Mots et les Choses, Foucault avait déjà annoncé que ce qu’il souhaitait mettre au jour c’était « le champ épistémologique, l’épistémè où les connaissances, envisagées hors de tout critère se référant à leur valeur rationnelle ou à leurs formes objectives, enfoncent leur positivité et manifestent ainsi une histoire qui n’est pas celle de leur perfection croissante, mais plutôt celle de leurs conditions de possibilité ; […] Plutôt que d’une histoire au sens traditionnel du mot, il s’agit d’une “archéologie” » (p. 13).
7Dans Les Mots et les Choses, Foucault met ainsi en évidence trois épistémè qui, présidant à la Renaissance, à l’âge classique et au savoir moderne, s’articuleraient autour de deux grandes discontinuités : la première, au milieu du XVIIe siècle, où la connaissance de la Renaissance, fondée sur la « ressemblance », est remplacée par une analytique de « l’ordre », basée sur une mathesis permettant « la possibilité d’établir entre les choses, même non mesurables, une succession ordonnée » (p. 71) ; la seconde, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, où pour la première fois l’individu, « un simple pli dans notre savoir » (p. 15), se retrouve à la fois objet et sujet. Objet d’un savoir que rend désormais possible l’avènement des sciences humaines, et sujet de tout type de savoir. Situation qui débouchera sur ce que Foucault appelle la structure anthropologico-humaniste de la pensée du XIXe siècle, qui sera mise à mal au siècle suivant par, en particulier, le structuralisme qui clamera haut et fort que ce n’est qu’un ensemble de structures qui rend l’« homme » possible. La structure se sera alors substituée au procès, le concept à la praxis. Cela dit, le repérage épistémique proposé par Foucault n’est pas incompatible avec d’autres découpes, dont en particulier la reconnaissance d’une épistémè baroque que je propose dans un livre à paraître (Épistémè baroque : le mot et la chose). Se démarquant des notions trop exhaustives de « mentalité » ou de « totalité culturelle » que suppose l’expression d’âge baroque, la référence à une épistémè baroque – que Foucault a profondément méconnue à cause des « œillères » de l’histoire littéraire et culturelle de son temps qui ne pouvaient, au mieux, lui faire voir qu’une épistémè classique – suggère dans sa généralité un espace spatiotemporel dont le baroquisme postulé ne touche que certains éléments. Toute époque est en effet loin d’être homogène et ne peut se réduire à un seul schéma expressif. Dans un même pays, chez un même artiste ou écrivain, à l’intérieur même d’un texte réputé pourtant baroque, bien des éléments échappent nécessairement à la catégorisation. Il ne saurait par conséquent y avoir une synchronie parfaite entre divers registres qui entreraient en parfaite résonance les uns avec les autres. Là comme ailleurs, rien ne serait plus naïf que l’illusion de la clarté absolue. Chaque période est beaucoup plus compliquée que le paradigme culturel, historique ou littéraire, voire politique ou éthique, qui prétend l’organiser, c’est-à-dire la soumettre à une seule perspective. C’est d’ailleurs cette prétention conceptuelle – hier dotée du suffixe en -isme ou habillée aujourd’hui du préfixe post- – à fournir une définition de l’époque dans sa globalité qui devrait susciter le plus grand scepticisme. Des pans entiers de la société relèvent d’épistémè différentes, et même parmi ceux qui appartiennent à telle ou telle épistémè, tous ne sauraient être conditionnés d’une manière absolument identique.
8S’affranchissant des procédures historiques traditionnelles et bousculant les périodicités admises, Foucault regroupe des éléments suffisamment apparents pour s’éclairer mutuellement, mais aussi suffisamment disparates pour permettre de dégager un système de relations valide. L’hétérogénéité apparente des discours et des pratiques s’efface, ou devrait s’effacer, devant une homogénéité plus fondamentale qui dévoile les compatibilités et les cohérences à une époque déterminée, ou les différences entre plusieurs époques. Qualifiée d’« archéologique », cette approche se donne pour objectif la description des systèmes contraignants qui, à une époque donnée, rendent visibles et énonçables certaines choses au détriment d’autres. C’est dans ce contexte que Foucault fait subir au « document » un changement de statut et invite les historiens à le traiter en tant que « monument ». Alors que le document était jusqu’alors considéré comme une voie/ voix d’accès à un passé évanoui, « sa trace fragile, mais par chance déchiffrable » (L’Archéologie du savoir, p. 14), il doit être maintenant travaillé, élaboré de l’intérieur. À une plongée en profondeur vers une mémoire dont le document serait « l’heureux instrument » (ibid.), l’histoire telle que la souhaite Foucault doit substituer une méthode horizontale revendiquant une activité de classement, d’organisation, de construction sérielle qui la rapproche d’un travail archéologique. C’est également à cette époque que Foucault accroît son domaine d’analyse et greffe à l’étude des lisibilités, qui constituait l’essentiel des Mots et les Choses, celle des visibilités. À l’observation d’objets strictement discursifs s’ajoute maintenant l’intérêt pour des phénomènes de nature non systématiquement linguistique. Cet élargissement d’un champ d’investigation, qui considère dorénavant que le discours fait partie d’un ensemble plus vaste constitué de pratiques et de pouvoirs de nature diverse, est à l’origine d’une reformulation terminologique qui substitue dispositif à épistémè : « Maintenant, ce que je voudrais faire, c’est essayer de montrer que ce que j’appelle dispositif est un cas beaucoup plus général de l’épistémè. Ou plutôt que l’épistémè, c’est un dispositif spécifiquement discursif, à la différence du dispositif qui est, lui, discursif et non discursif, ses éléments étant beaucoup plus hétérogènes » (« Le jeu de M. Foucault », Dits et Écrits, III, p. 300-301).
9À la différence de l’incoercible rigueur de ces « structures » invisibles prônées par le structuralisme alors à la mode, qui régiraient inéluctablement l’ensemble du visible en faisant dépendre l’individu d’un système qui l’emprisonne, l’épistémè foucaldienne est faite de pratiques discursives et donc de « dispositifs » (coutumes, normes, lois, institutions, etc.) beaucoup plus souples, diversifiés et, surtout, beaucoup moins exhaustifs et contraignants. « [L]’épistémè, précise et souligne Foucault, n’est pas une sorte de grande théorie sous-jacente, c’est un espace de dispersion, c’est un champ ouvert et sans doute indéfiniment descriptible de relations […] l’épistémè n’est pas une tranche d’histoire commune à toutes les sciences ; c’est un jeu simultané de rémanences spécifiques » (« Réponse à une question », Dits et Écrits, I, p. 676). Ce refus de la totalité, ce « rapport complexe de décalages successifs » (ibid., p. 677), loin de relever de l’aporie ou du vice méthodologique, offre au contraire une formidable potentialité théorique permettant de repenser les formes acceptées de continuité ou de synthèse. Il importera donc de reconsidérer les catégories traditionnelles de l’Histoire – et par conséquent de l’histoire littéraire – en recombinant des éléments jusqu’alors passés sous silence ou d’autres que l’on ne voit plus à force de trop les voir, de les appréhender dans une « transparence trop familière » (L’Archéologie du savoir, p. 145). « Toutes ces synthèses qu’on ne problématise pas et qu’on laisse valoir de plein droit, il faut donc, enjoint Foucault, les tenir en suspens » : « Non point, certes, les récuser définitivement, mais secouer la quiétude avec laquelle on les accepte ; montrer qu’elles ne vont pas de soi, qu’elles sont toujours l’effet d’une construction dont il s’agit de connaître les règles et de contrôler les justifications ; définir à quelles conditions et en vue de quelles analyses certaines sont légitimes ; indiquer celles qui, de toute façon, ne peuvent plus être admises » (ibid., p. 37).
10Contrairement à l’existentialisme, où l’individu se découvre dans une angoissante liberté, et au structuralisme, qui de part en part le détermine, le concept d’épistémè fait apparaître des époques qui, comme l’écrit Gilles Deleuze, « échappent au règne du sujet autant qu’à l’empire de la structure » (Foucault, p. 23). Même si, par ses systèmes de pensée et autres dispositifs contraignants, l’épistémè entretient une affinité certaine avec le structuralisme, dont Foucault eut d’ailleurs beaucoup de peine à se démarquer, elle ne saurait pour autant se confondre avec lui. Deux aspects au moins permettent de l’en distinguer : d’une part son refus déjà noté de la totalité, d’autre part le fait qu’elle reconnaît à l’individu la possibilité de penser les structures qui le conditionnent. Le sujet foucaldien a beau être constitué par les disciplines qui l’enserrent, il/elle n’en demeure pas moins capable de prendre un recul critique au moyen de la pensée. Toutefois, et contrairement à ce qu’affirment les philosophes de la conscience, tels entre autres Edmund Husserl, Maurice Merleau-Ponty ou Jean-Paul Sartre, l’individu ne saurait pour autant prétendre être le sujet de l’épistémè, sa conscience souveraine. Contre les philosophies de la conscience, la perspective foucaldienne ressortit par conséquent à ces pensées dites « du soupçon » (marxisme, structuralisme, psychanalyse, etc.) pour lesquelles l’individu est moins parlant que parlé par les signes de codes ignorés, et qui exposent les multiples déterminations affectant le sujet en limitant, voire en annihilant, sa liberté. Pour Foucault, de même, là où le sujet pourrait se croire maître de son discours et de ses actes, il ne fait en fin de compte qu’agir en conformité avec les exigences de l’épistémè qui l’a formé ou qui l’accueille. En ce qui concerne par exemple les rapports que le sujet entretient avec le Pouvoir, Foucault n’a cessé de dénoncer l’illusion dans laquelle vit le premier en dévoilant l’étendue et la capillarité du second. Un Pouvoir qui, Foucault le souligne à plusieurs reprises, ne se possède pas mais s’exerce. Ne pouvant s’affirmer qu’en s’effectuant, il est de ce fait logique que le Pouvoir en arrive à produire du « réel ». Si, dans Histoire de la folie (1961), le Pouvoir est encore perçu comme essentiellement coercitif et répressif, Foucault ne tarde pas à mettre en évidence un agencement de techniques polymorphes qui, contrairement à ce que prétend par exemple le marxisme, ne se bornent pas à interdire et à exclure mais qui, en tant que « machines à faire voir et à faire parler » (Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », p. 186), souvent aussi incitent, encouragent et récompensent. Dans La Volonté de savoir (1976), Foucault montre notamment qu’afin de satisfaire sa « volonté de savoir » sur le sexe le Pouvoir ajoute à sa dimension répressive une incitation à toute une série de productions : « Beaucoup plus que d’un mécanisme négatif d’exclusion ou de rejet, il s’agit de l’allumage d’un réseau subtil de discours, de savoirs, de plaisirs, de pouvoirs […] » (p. 96). Ainsi, « les relations de pouvoir ne sont pas en position de superstructure, avec un simple rôle de prohibition ou de reconduction ; elles ont, là où elles jouent, un rôle directement producteur » (p. 124). La sexualité résulterait moins par conséquent de toute une panoplie d’interdits et de censures qu’elle ne serait en définitive déterminée par un ensemble de procédures d’exhortation à dire ou à faire. Théoriquement censés creuser la question, les ouvrages subséquents se détournent de la problématique du Pouvoir pour investir ou, pour mieux dire réinvestir, celle de la subjectivation. « [L]e but de mon travail ces vingt dernières années, précise Foucault en 1982, n’a pas été d’analyser les phénomènes de pouvoir […]. J’ai cherché plutôt à produire une histoire des différents modes de subjectivation de l’être humain dans notre culture » (« Le sujet et le pouvoir », Dits et Écrits, IV, p. 222-223). Il ne s’agit donc pas de ce « retour au sujet » ni de cette tentation narcissique, dont certain(e) s ont cru que Foucault s’était rendu coupable dans ses derniers travaux, mais d’un retour à une problématique qui, même si elle n’apparaissait qu’en creux, était loin d’avoir été abandonnée après les réflexions initiales de Foucault sur une épistémè qui déterminait ce qu’un sujet pouvait dire : ses énoncés, et ce qu’il pouvait voir : ses évidences.
11Conditionnée par son épistémè, chaque époque ne dit et ne voit que ce que lui permettent de dire et de voir les œillères de ses discours. Hors de ces œillères, il n’y a rien à voir ou, plus exactement, on ne voit généralement rien. « À chaque époque, écrit Paul Veyne, les contemporains sont ainsi enfermés dans des discours comme dans des bocaux faussement transparents, ignorent quels sont ces bocaux et même qu’il y ait bocal » (Foucault, p. 24). Correspondant en effet à une espèce de « bocal », l’épistémè est constituée de tout un ensemble de discours et de pratiques qui assujettissent l’individu en l’empêchant de dominer le temps aussi bien que le vrai : « Ce qui veut dire qu’on ne peut pas parler à n’importe quelle époque de n’importe quoi ; il n’est pas facile de dire quelque chose de nouveau ; il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, de faire attention, de prendre conscience, pour que de nouveaux objets, aussitôt, s’illuminent, et qu’au ras du sol ils poussent leur première clarté » (L’Archéologie du savoir, p. 61). D’une part, on ne peut pas penser n’importe quoi, n’importe quand et, d’autre part, l’épistémè qui rend possibles la pensée et les discours risque d’échapper à ceux-là mêmes dont elle fonde pourtant les idées et les échanges.
12Mais la difficulté soulignée n’est pas, comme le postulait le structuralisme, une impossibilité. Tels des poissons rouges, nous nous mouvons en effet dans un contexte qui, à l’image d’un bocal, déploie en même temps qu’il limite les différents types d’objets que l’on peut traiter et les différentes manières dont on peut les traiter. Mais, contrairement à un vulgaire poisson qui ne sait probablement pas qu’il se trouve enfermé dans un bocal, nous pouvons constater la présence de ce bocal et, d’une certaine mesure, nous avons la possibilité sinon d’y échapper complètement, du moins de le contester énergiquement. L’historicité de l’individu ne conduit pas chez Foucault à la paralysie, mais permet au contraire la mise en œuvre d’une liberté en mesure de résister et, à l’instar des « tactiques » évoquées par Certeau pour déjouer les structures aliénantes (L’Invention du quotidien, I, p. 82 sqq.), d’inventer de nouvelles modalités d’être. Sans relever d’un mode d’être ontologique, la liberté foucaldienne exhorte cependant à un « êthos philosophique » consistant en « une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, [un] travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres » (« Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et Écrits, IV, p. 575).
13Si la connaissance des contraintes historiques, sociales et épistémiques qui déterminent l’individu ne permet pas à celui-ci de les éliminer toutes, cette prise de conscience est cependant loin d’être inutile. Non seulement octroie-t-elle à l’individu une certaine « grandeur », comme dirait Pascal, sur les forces qui le dominent mais, plus encore, en mettant systématiquement en question leur apparente fatalité, elle permet aussi de l’affranchir de quelques-unes au moins de leurs présumées nécessités. Il n’y a en effet aucun doute que la probabilité d’échapper à des éléments qui nous assujettissent de façon non absolument nécessaire se trouve considérablement augmentée par la connaissance que nous en avons.
14La dépendance fondamentale qui lie l’individu à son épistémè n’a rien d’un destin. Déterminé par celle-ci, l’individu bénéficie néanmoins d’un potentiel de résistance et de subversion. En effet, tenir compte des déterminismes ne revient pas à affirmer que rien ne peut, ni ne doit, changer. Et c’est précisément parce que l’épistémè accorde aux individus une dose non négligeable de liberté que Foucault peut les inciter à une obligation d’affranchissement, une nécessité de déprise. « Là encore, prévient-il, on doit faire attention : refuser le recours philosophique à un sujet constituant ne revient pas à faire comme si le sujet n’existait pas […] ; ce refus a pour visée de faire apparaître les processus propres à une expérience où le sujet et l’objet se “forment et se transforment” l’un par l’autre et en fonction de l’autre » (« Foucault », Dits et Écrits, IV, p. 634). Ainsi, sans renouer avec l’idée d’un sujet originaire et fondateur, Foucault encourage, et ce depuis au moins « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), à « saisir les points d’insertion, les modes de fonctionnement et les dépendances du sujet » (Dits et Écrits, I, p. 810). Cet espace de liberté joue en particulier un rôle essentiel lorsque, dans l’un de ses derniers écrits, il traite du rôle capital des « résistances » dans les processus de changement : « […] nous pouvons toujours transformer la situation. Je n’ai donc pas voulu dire que nous étions toujours piégés, mais, au contraire, que nous sommes toujours libres. Enfin, bref, qu’il y a toujours la possibilité de transformer les choses » (« Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », Dits et Écrits, IV, p. 740). L’affranchissement souhaité commence avec la prise de conscience de ce qui nous conditionne, de ce qui régit nos pensées et nos actes. Le but est moins ici de mettre au jour le savoir qui sous-tend l’archive d’une époque que d’établir le « diagnostic » de ce qui se passe, de ce qui secrètement nous agit (« La philosophie structuraliste », Dits et Écrits, I, p. 580 sqq.). C’est dans cette incitation à penser récusant tout dogmatisme, et avec cet objectif primordial assigné non seulement à la « philosophie structuraliste » mais à l’individu-philosophe, que s’inscrit la métaphore connue de Foucault selon laquelle ses écrits, en plus d’être « des mines, des paquets d’explosifs » (Roger-Pol Droit, Michel Foucault, entretiens, p. 105), seraient des « boîtes à outils » intellectuelles : « Tous mes livres, déclare Foucault à Roger-Pol Droit à l’occasion de la parution de Surveiller et Punir (1975), sont […] de petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou d’un desserre-boulon pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes livres sont issus… eh bien, c’est tant mieux ! » (« Des supplices aux cellules », Dits et Écrits, II, p. 720).
15Si l’époque fait l’individu, il appartient à l’individu de faire apparaître le caractère contingent de cette époque. Il lui est possible de la déstructurer comme le résultat d’un processus culturel et non naturel, et montrer ainsi que ce qui a été fait n’est certainement pas immuable et peut être refait différemment. Et c’est en particulier le rôle du philosophe – ou plus précisément celui de ce nouveau type d’intellectuel que Foucault qualifie de « spécifique » (« La fonction politique de l’intellectuel », Dits et Écrits, III, p. 109 sqq.) – de troubler les évidences et de se déprendre des idéologies : « Le travail de l’intellectuel, c’est bien en un sens de dire ce qui est en le faisant apparaître comme pouvant ne pas être, ou pouvant ne pas être comme il est » (« Structuralisme et poststructuralisme », Dits et Écrits, IV, p. 449). Ce travail critique s’apparente ainsi à une archéogénéalogie visant à libérer le sujet des contraintes faussement nécessaires et essentielles qui pèsent sur sa constitution. Devoir d’indiscipline, la critique sera « l’art de l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie. […] le désassujettissement dans le jeu de ce que l’on pourrait appeler, d’un mot, la politique de la vérité » (« Qu’est-ce que la critique ? », p. 39).
16Mais, pas davantage que la théorie, la parole de l’intellectuel ne peut se suffire à elle-même : il lui faut être à la fois critique et soucieuse d’assurer à cette critique une efficacité pratique. « Le logos n’est en réalité complet », soulignera Foucault dans l’un de ses derniers cours consacré à l’analyse de la VIIe lettre de Platon, « que s’il est capable de conduire jusqu’à l’ergon » (Le Gouvernement de soi, p. 202). Chez l’individu digne du beau nom de philosophe, la théorie doit impérativement se frotter à la vie et réciproquement. Et, comme l’écrivait déjà Montaigne, si la philosophie a quelque chose à nous apprendre, c’est « non à bien dire, mais à bien faire » (Essais, I, 40, p. 252). Conformément à l’interdépendance du théorique et du pratique prônée par Montaigne comme elle le sera par Nietzsche (La Volonté de puissance, I, 1, § 52), Foucault refuse à son tour de distinguer les « discours » des « pratiques » : la validité et la cohérence du discours (logos) se mesurent à la tâche (ergon) que ce dernier va permettre d’accomplir. L’intérêt n’est pas tant de connaître le bien que de le faire. « Il faut que j’aille de la plume comme des pieds », déclarait encore Montaigne (Essais, III, 9, p. 991). Ainsi, l’activité philosophique ne doit pas se cantonner au seul discours, mais être actualisée dans l’existence en se mettant à l’épreuve des faits. De la même façon, c’est la réception de la parole théorique qui, permettant une modification de la situation qu’elle a su diagnostiquer, en déterminera la validité. Car, et il est important d’insister une fois encore sur ce point, ce n’est pas parce qu’elle se trouve prise dans un système contraignant que la pensée est paralysée, qu’elle n’est pas capable de donner lieu à des pratiques, à des expérimentations. Au lieu de servir à l’accumulation de connaissances ou à la légitimation de ce que l’on sait déjà, sa tâche primordiale doit consister à mettre en question les évidences qui organisent nos propres modes de penser, d’agir et, par conséquent, de vivre. En tant qu’essai, expérience ou exercice, cette pensée émancipatrice – comme d’ailleurs l’écriture mais aussi la lecture – devrait être amenée à modifier la pensée de celle ou de celui qui pense, à lui donner la possibilité de « se déprendre de soi-même […] percevoir autrement qu’on ne voit […] savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement » (L’Usage des plaisirs, Histoire de la sexualité, II, p. 14-15). Responsable en particulier de sa propre existence, l’individu a la possibilité, sinon le devoir, de prendre soin de lui-même, de se constituer en champ d’expérimentation et de pratique morale et politique. À travers une techné tou biou polymorphe, i.e. des « techniques de soi » variées (« Sexualité et solitude », Dits et Écrits, IV, p. 171), l’individu fait advenir un mode de vie à travers lequel se manifesteront des valeurs qui seront en même temps des valeurs pour autrui. « Pour penser le système, précise Foucault, j’étais déjà contraint par un système derrière le système, que je ne connais pas, et qui reculera à mesure que je le découvrirai, qu’il se découvrira… » (« Entretien avec Madeleine Chapsal », Dits et Écrits, I, p. 515). Cette application à soi, ce « travail de soi sur soi » que, dans son analyse de l’Alcibiade de Platon, Foucault estime être « le réel de la philosophie » (Le Gouvernement de soi, p. 224) et dont les pratiques sexuelles devaient constituer un champ d’étude privilégié des volumes trois à cinq originellement prévus de l’Histoire de la sexualité, relève d’un ensemble d’activités diverses et réfléchies devant aboutir à une souveraineté de l’individu sur lui-même. C’est en dépassant l’assujettissement à des dispositifs, qui néanmoins le conditionnent, que l’individu peut accéder, à travers des processus de subjectivation – ces « arts de l’existence » –, à cette autoconstitution qui doit en faire un « sujet éthique ». À la fois expertise et herméneutique, cette « subjectivation » consiste non seulement en une pratique de la maîtrise de soi, elle requiert avant tout ce « souci de soi » – epimeleia heautou – auquel Foucault nous conviait avant de tirer sa révérence.
Notes
- [1]Je dédie cet article à mes étudiant(e) s du séminaire Michel Foucault : Archeology, Genealogy, Ethics (Pennsylvania State University). Qu’ils/elles trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude et l’occasion de se remémorer avec plaisir, je l’espère, un semestre d’intenses et fructueuses réflexions foucaldiennes.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012https://doi.org/10.3917/caph.130.0039