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« L’INDIGNITÉ, PASSAGER CLANDESTIN DE LA DÉMOCRATIE »

ARTICLE EXTRAITS

Cynthia Fleury : “L’indignité est devenue le passager clandestin de la démocratie”

Martine in Legros publié le 17 août 2023 PHILOSOPHIE MAGAZINE

« … on se demande ce que ce lieu révèle de la position qu’occupe Cynthia Fleury dans l’espace intellectuel. Au cours de l’entretien qu’elle nous a accordé, on entend par la fenêtre ouverte sur la rue de la Huchette le brouhaha des passants régulièrement interrompu par les sirènes de l’Hôtel-Dieu, juste en face. Et on en vient à se dire que cet espace d’observation, en retrait et en hauteur, mais en contact permanent avec le tumulte de la vie et les urgences du monde, donne une assez bonne idée de cette position.

Cynthia Fleury est une vigie, une sentinelle de la vie psychique et démocratique. Loin de toute posture de surplomb, pleinement inscrite dans la vie de la Cité, nourrie de pensée critique mais défenseuse de l’État de droit et de l’idée de Sujet, elle s’est ménagé un accès aux troubles qui nous assaillent, grâce à son enseignement dans des institutions de soins et à sa pratique de la psychanalyse, qui ne cessent de nourrir sa réflexion philosophique. Et, tel un guetteur dans son phare qui voit venir de loin les tempêtes, elle a ainsi diagnostiqué les pathologies collectives les plus saillantes du monde contemporain – convaincue sans doute par la lecture de Foucault et de Lefort, de Jankélévitch et de Lacan, que le négatif est la meilleure voie d’accès au positif.

Pressentant le découragement collectif, il y a près de quinze ans avec La Fin du courage, interrogeant la montée du ressentiment au moment de la crise des « gilets jaunes » avec Ci-gît l’amer, analysant le trouble des individus face à au sentiment d’être interchangeables dans Les Irremplaçables, avant que ChatGPT et l’IA ne fassent planer sur tous les métiers le fantasme d’un « grand remplacement »….

La dernière fois que nous avions fait le point sur son travail, en 2015, elle inaugurait la première chaire de philosophie à l’hôpital, un peu avant que la crise du Covid ne mette au jour la place centrale et menacée de l’institution. Aujourd’hui, elle publie un essai en forme de bilan de cette expérience, intitulé La Clinique de la dignité. Sa thèse : au moment où la dignité s’impose comme notre valeur cardinale, la plupart d’entre nous sommes exposés à l’expérience de l’indigne. Argumentée, la nouvelle alerte de la vigie démocratique mérite d’être entendue. Comme les remèdes qu’elle propose pour en guérir.


Cynthia Fleury en 7 dates
1974 Naissance à Paris
2000 Thèse de philosophie sur « La métaphysique de l’imagination »
2011-2015 Membre de la cellule d’urgence médico-psychologique du Samu
2013-2022 Plus jeune membre du Conseil consultatif national d’éthique
2016 Création de la première chaire de philosophie à l’hôpital, à l’Hôtel-Dieu de Paris
2018 Professeure au Conservatoire national des Arts et Métiers titulaire de la chaire Humanités et Santé
2023 Publication de La Clinique de la dignité(Seuil)


ENTRETIEN

Vous prenez acte d’une contradiction entre la consécration rhétorique de la dignité, invoquée comme LE principe éthique fondamental des sociétés contemporaines, et la multiplication des situations d’indignité…

Cynthia Fleury : Du mouvement Black Lives Matter à la revendication d’un droit à mourir dans la dignité, en passant par les marches de la fierté (« pride »), l’invocation de la dignité est désormais omniprésente. C’est devenu une norme partagée : chacun s’autorise à revendiquer sa dignité. Mais, dans le même temps, force est de constater que les situations de vie indignes ne cessent de se multiplier. Pour l’observer, il n’est pas nécessaire d’aller très loin, sur des terrains de guerre ou de catastrophe naturelle, il suffit de visiter la classe surchargée d’une école primaire de banlieue, les services d’urgence d’un hôpital public, la « colline du crack » de la porte de la Chapelle, à Paris, ou les abords d’un camp de migrants, près de Calais. Dans le soin et l’éducation, les effectifs sont à la fois insuffisants et surchargés, les lieux dégradés, et les moyens manquent. Ce contraste m’est apparu de manière flagrante durant la crise du Covid. Au nom de la protection de la vie, on a empêché aux mourants de dire adieu à leurs proches, on a projeté les endeuillés dans un chemin d’indignité où ils ont dû laisser leurs parents seuls face à la mort, sans même pouvoir récupérer leurs corps après le décès. Or, au moment même où on abandonnait les morts, on a relancé le débat sur l’euthanasie et invoqué le droit à mourir dans la dignité… Cela m’a mis la puce à l’oreille. N’est-il pas étrange que la dignité s’impose comme norme alors que les atteintes à la « décence commune » se généralisent ? Se pourrait-il qu’à l’ombre de la sacralisation du principe de dignité, une partie de plus en plus importante de la population soit exposée à la crainte de vivre dans une situation d’indignité ? L’épreuve d’indignité à laquelle sont exposés les individus n’opère-t-elle pas comme une norme nouvelle qui assujettit ? 

Vous parlez d’une « fabrique » de l’indignité. Mais iriez-vousjusqu’à dire que cette fabrique est l’effet paradoxal de la valorisation du principe ? 

Je répondrai en deux temps. D’abord, je crois qu’il y a en effet dans la Modernité une fabrique de l’indignité. Le sociologue Ulrich Beck [1944-2015] l’a bien montré à propos du risque : ce n’est plus l’aléa imprévisible, l’effet de causes externes, mais le produit de notre activité et de nos calculs. Le risque est devenu, selon l’expression de Beck, le « passager clandestin » de la science. Je crois qu’on peut dire peu ou prou la même chose de l’indignité : elle est devenue le passager clandestin de la démocratie. Le proche que je ne peux plus accompagner dans la mort, ce n’est pas une catastrophe collective comme Tchernobyl, c’est un non-événement pour la masse, mais une déflagration pour l’endeuillé. Le second élément de réponse relève des angles morts du care. On n’en a pas toujours conscience, mais, dans le soin, il y a deux pôles : d’un côté, ceux qui reçoivent (ou pas) ce soin ; de l’autre, ceux qui le prodiguent (enseignants, éducateurs, infirmiers, etc.). Ces derniers ont le fardeau de notre dignité. Or, dans certaines circonstances, ce fardeau les expose à l’indignité. Pensons seulement aux égoutiers ou aux éboueurs. Ils ont en charge le droit qui est le nôtre à la propreté, le droit à avoir un accès individualisé au service d’évacuation et de traitement de nos déchets. Mais, pour eux, cela peut être un fardeau. Pensons encore aux soignants qui s’occupent de l’intimité des personnes dépendantes : ce sont souvent les mêmes catégories socio-économiques ou ethniques qui se chargent de ces tâches pénibles. Ainsi, la fabrique de la dignité des uns expose à l’indignité ceux qui en ont la charge, notamment parce qu’ils en ont la charge exclusive. Chaque fois que nous bénéficions ou revendiquons la dignité, nous serions donc bien avisés de nous demander qui en sera le pourvoyeur concret. Et si nous ne prenons pas conscience de ce que nous leur devons, considérant cela comme normal, c’est nous qui basculons dans l’indignité. La dignité qu’on fonde sur l’indignité des autres nous revient

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