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GUERRE ET MORALE – POINT DE VUE

BILLET

Brèves réflexions sur la guerre et la morale

UNE DE NOS CONTRIBUTRICES NOUS PROPOSE LA LECTURE DU BILLET DE Michel Terestchenko jeudi 10 mars 2022

Il n’est pas de belligérant qui ne prétende que la guerre qu’il mène ne soit juste, et les raisons données ne relèveront jamais publiquement du seul désir de conquête ou de possession. Nous n’en sommes plus au temps de Thucydide où les généraux athéniens pouvaient déclarer, sans embarras, que les hommes « veulent partour soumettre les autres hommes chaque fois qu’ils en ont le pouvoir » et qu’il n’y a rien à condamner dans cette nécessité de nature qui pousse à massacrer les hommes et à réduire en esclavage les femmes et les enfants. L’exigence de justification, serait-elle d’une malhonnêteté insigne, répandant les mensonges les plus grossiers – l’intervention de la Russie est une « opération militaire spéciale » visant à libérer les ukrainiens du génocide que pratique à leur encontre un pouvoir central nazifié – atteste paradoxalement que la morale n’a pas entièrement été effacée.

Qu’elle soit instrumentalisée et rien de plus qu’un moyen de propagande en vu d’obtenir le consentement et la loyauté des citoyens, de susciter le dévouement jusqu’au sacrifice des soldats, ne nous fait pas sortir de son économie. Cet hommage que le vice rend à la vertu ne saurait être compris simplement comme une stratégie cynique, ce qu’elle est pourtant. Il ne s’agit pas de rêver, mais de voir plus au fond. 


Le réalisme dans les relations internationales soutient qu’il n’existe entre les Etats que des rapports de force, des luttes, commandées par les seules considérations d’intérêts, pour la souveraineté et la domination et qu’en cas de guerre, l’annihilation totale de l’ennemi justifie, dans le silence de la loi (inter arma silent leges), le recours à tous les moyens efficaces. « La guerre, écrit Clausewitz, est un acte de violence qui théoriquement n’a pas de limite ». Mais on aura beau soutenir que les restrictions morales ont désormais été levées – et tel est, en effet, le propre de la guerre de lever l’interdit premier « Tu ne tueras point » – reste logée au cœur de la guerre, de sa violence et de ses atrocités, une première exigence justificatrice, non seulement d’avoir des raisons, mais d’avoir raison, d’être dans son bon droit.

Or il y a loin d’une justification à l’autre. On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher, écrit Malebranche, mais cela est contre la Raison. Avoir raison, en l’occurrence, ne signifie pas formuler des propositions exactes ou vérifiées correspondant à la réalité des faits – la science s’en charge – mais, pour les gouvernants, agir comme il convient, selon ce que requièrent les circonstances. Or cette argumentation politique reste de bout en bout de nature morale, quoiqu’elle soit différente – Machiavel a été le grand penseur de cette distinction – de la morale ordinaire. Elle ne porte pas sur le vrai mais sur le juste ou le bien. De là vient que la justification de la guerre ouvrira à une mise en cause, éventuellement pénale, de la responsabilité de ceux qui la conduisent et des actes qu’ils ordonnent ou commettent lorsque ceux-ci échappent à la controverse où « l’un appelle cruauté ce qu’un autre nomme justice », selon le mot de Hobbes. 

La guerre fait voler en éclats les principes de la morale commune, mais la nécessité dont elle se réclame sert encore de justification à ces violations qui devront, malgré tout, rester proportionnées. Cette présence de la morale, et elle est fondatrice, a toutes sortes de conséquences juridiques, dès lors qu’elle conduit à formuler les principes qui commandent au droit à la guerre (jus ad bellum) et au droit dans la guerre (jus in bello).

« La guerre est toujours jugée deux fois, écrit Michael Walzer, tout d’abord en considérant les raisons qu’ont les Etats de faire la guerre, ensuite en considérant les moyens qu’ils adoptent » et ces deux jugements ont en commun d’interroger la nature morale de la guerre. Paradoxalement, c’est dans cette condition même où les principes de la morale semblent ne plus encadrer et régler les actions humaines, où l’idéologie belliciste ouvre parfois la porte au pire, que se montre et se manifeste la primauté de la norme sur la force. La nécessité de justifier le recours à la guerre, l’existence de lois qui encadrent son exercice, ne font pas de la guerre une pratique morale, mais elle reste de bout en bout exposée à un jugement de cette nature.

Ainsi les principes du droit international humanitaire définissent-ils des limites et fixent-ils un cadre éthique qui serait-il violé conduira à l’imputation de crime de guerre ou de crime contre l’humanité. Entre l’acceptable et l’inacceptable, la violence inévitable et l’effraction d’une brutalité totale, la différence est parfois assez claire pour que nourrissant nos indignations légitimes et armant la résistance contre l’agresseur, on sache où est le bien et où est le mal. S’il y a des guerres justes et des guerres injustes – et, redisons-le, aucune guerre ne prétend être injuste – alors, ultimement, ce n’est pas l’impunité qui l’emporte, le « droit » du plus fort et la licence du Tout est permis, mais, en dépit de leurs inévitables instrumentalisations, la limitation du Juste et l’autorité du Bien. 

Publié par Michel Terestchenko

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