
La Cour de justice de la République, une juridiction imparfaite … mais indispensable
Le procès d’Eric Dupond-Moretti pour «prises illégales d’intérêts» se déroulera devant la CJR, composée à la fois de magistrats professionnels et de parlementaires
Cette institution fait l’objet de vives critiques depuis sa création il y a trente ans, et nombreux sont les politiques à rêver de sa suppression.
C’est également une des promesses d’E Macron. Promesse oubliée.
Nous pensons au contraire qu’il faut renforcer et professionnaliser le jugement des responsables politiques
Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, – qui a refusé de démissionner avec le soutien et contre toute éthique, du président de la République – est donc jugé pour «prises illégales d’intérêt» devant cette cour.
Elle a été créée en 1993 après le scandale du sang contaminé et est composée à la fois de magistrats professionnels et d’élus. Ele est la seule instance habilitée à juger des ministres pour des infractions pénales commises dans l’exercice de leur mandat. Elle est par des compétences et sa composition une anomalie européenne.
NOTRE RÉCENTE PUBLICATION
RESPONSABILITÉ DES DIRIGEANTS POLITIQUES ET ADMINISTRATIFS – E. D. MORETTI DEVANT LA CJR : UNE PETITE PIERRE SEULEMENT ?
ARTICLE
La Cour de justice de la République dans « Le Monde », l’éternelle décriée
Yann Bouchez LE MONDE
La juridiction française d’exception, qui jugera à partir du 6 novembre le ministre de la justice Eric Dupond-Moretti pour « prise illégale d’intérêts », est attaquée sur sa légitimité. Une constante depuis que son nom est apparu dans les colonnes du quotidien le 7 mai 1993.
Deux semaines d’un procès hors norme et inédit. Le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, doit comparaître, du 6 au 17 novembre, devant la Cour de justice de la République (CJR) pour « prise illégale d’intérêts ». Il est reproché au garde des sceaux d’avoir, après sa nomination au gouvernement, en juillet 2020, ordonné des enquêtes administratives contre des magistrats avec qui il avait ferraillé lorsqu’il était avocat. Pour la première fois, la CJR juge un ministre en exercice, lequel conteste la légitimité de l’audience à venir. « Une chose est sûre : ce procès ravive un débat vieux de plus de trente ans sur le bien-fondé de disposer d’une juridiction spéciale pour juger les ministres, estime le journaliste Abel Mestre, dans Le Monde daté du 16 septembre. Une grande majorité des juristes, des universitaires et même des politiques plaident soit pour une suppression pure et simple de la CJR, soit pour une refonte en profondeur de cette dernière. »
La CJR alimente la critique depuis sa naissance, le 27 juillet 1993, et même un peu avant. Au printemps de cette année-là, le ministre de la justice, le centriste Pierre Méhaignerie, présente son projet de révision constitutionnelle. « Au sujet de la Haute Cour de justice, note la journaliste Anne Chemin, le 7 mai 1993, M. Méhaignerie a annoncé qu’il souhaitait maintenir la commission qui fait le tri des plaintes reçues par la Cour de cassation, mais le nom de cette instance pourrait être modifié afin de devenir la “Cour de justice de la République”. » Bien plus qu’un changement de nom, cette nouvelle juridiction, qui peut être saisie par des plaintes de simples justiciables, doit permettre de juger les ministres pour des crimes ou des délits commis dans le cadre de leurs fonctions. Sans avoir besoin de l’aval du Parlement, comme c’était le cas avec la Haute Cour, rendant jusqu’alors impossible tout procès.
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Dès l’étude du texte devant le Sénat, les débats sont vifs, relève Gilles Paris le 28 mai 1993, et la CJR est « le point du texte qui suscite le plus de réserves », avec l’opposition de « deux conceptions » : « “la juridiction parlementaire”, présidée par un politique, que souhaite la commission des lois [du Sénat], et la “juridiction judiciaire”, présidée par un magistrat, que veut le gouvernement ». Mais l’exécutif tient bon, la présidence de la CJR est réservée à un magistrat. La juridiction est composée de quinze juges : trois magistrats de la Cour de cassation et douze parlementaires issus à parts égales de l’Assemblée nationale et du Sénat.
Appel à réformer d’urgence
A peine créée, elle a pour mission de juger la sensible affaire du sang contaminé. Trois ex-ministres socialistes, Georgina Dufoix, Laurent Fabius et Edmond Hervé, sont renvoyés, en février 1999, pour « homicide involontaire » devant la CJR. Avec des règles particulières : à l’aube de l’audience, Cécile Prieur souligne que « le statut de la CJR interdit aux victimes de se porter partie civile au procès, dérogeant en cela aux principes fondamentaux de la justice pénale ». La journaliste note aussi que le ministère public a déjà « requis, par deux fois au cours de l’instruction, un non-lieu contre les trois anciens ministres socialistes », et qu’« une partie [des témoins convoqués] est mise en examen dans le volet non ministériel du dossier ».
Dans un éditorial du 9 février 1999, Jean-Marie Colombani profite de ce « baptême du feu » de la CJR pour sortir l’artillerie lourde. Le directeur du Monde dénonce « un dispositif bâtard, politico-pénal, judiciaro-politique : car, en l’espèce, la Cour de justice est destinée à juger pénalement des responsabilités politiques. (…) Il aurait été plus pertinent de profiter de l’occasion pour instituer deux procédures : l’une, pénale – donc clairement judiciaire –, destinée à juger les crimes ou délits éventuellement commis par des ministres dans l’exercice de leurs fonctions ; l’autre, politique – donc issue de la représentation nationale –, destinée à sanctionner politiquement des fautes qui ressortent de la responsabilité politique ». Le déroulement du procès, puis les relaxes de Laurent Fabius et Georgina Dufoix, et la condamnation – sans peine – d’Edmond Hervé ne calment pas les critiques. Le Monde appelle, le 26 février 1999, à « réformer d’urgence la CJR ». En vain.
En 2007, la journaliste Elise Vincent décrit la CJR en « belle endormie de la République ». « Les affaires sont devenues rares, écrit-elle. Les politiques s’en félicitent. Mais la CJR s’ennuie. Depuis sa création, en 1993, elle n’a siégé que trois fois. » Après le sang contaminé, pour une affaire de diffamation impliquant Ségolène Royal, en 2000, et, en 2004, pour l’ex-secrétaire d’Etat aux handicapés Michel Gillibert, dans une affaire d’escroquerie. Elise Vincent explique que, en 2007, seuls les démêlés judiciaires de Charles Pasqua, ou presque, l’occupent. En mai 2010, celui-ci est condamné à un an de prison avec sursis pour « complicité et recel d’abus de bien sociaux », mais relaxé dans deux autres dossiers de corruption. L’occasion d’énièmes reproches de mansuétude.
Attaques externes et internes
Le 7 février 2012, en pleine campagne présidentielle, Le Monde relève que le candidat François Hollande propose de supprimer la CJR. Emmanuel Macron en fait de même en 2017. Des promesses sans lendemain, une fois élus. Avec le Covid-19, les plaintes auprès de la CJR s’accumulent. Le 23 décembre 2020, Jean-Baptiste Jacquin note que la juridiction a été saisie de « 150 plaintes contre la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement ». « Le recours à la CJR serait-il un remède pire que le mal ? », s’interroge le journaliste en soulignant la lenteur du temps judiciaire.
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En janvier 2022, le procureur général près la Cour de cassation, François Molins, annonce le rejet de 19 685 plaintes déposées entre le 28 juillet et le 31 décembre 2021, toutes sur le même modèle, liées au Covid-19 et au passe sanitaire. Et, quand ils sont mis en cause, les politiques tiquent. En mai 2023, Le Monde révèle que l’ex-ministre de la santé Agnès Buzyn a refusé de se rendre à plusieurs convocations des magistrats de la commission d’instruction de la CJR.
Parfois, les critiques viennent de l’intérieur de la juridiction. A l’été 2021, deux de ses membres, députés, claquent la porte avant la mise en examen d’Éric Dupond-Moretti, craignant « un semblant de justice ». « Il n’est pas courant qu’un juge démissionne d’un tribunal lorsqu’il est convaincu, avant même d’avoir eu le dossier, de l’innocence d’une personne qu’il aura à juger », souligne alors Jean-Baptiste Jacquin. Et le journaliste d’ajouter, non sans malice : « A défaut d’avoir été supprimée, comme Emmanuel Macron s’y était engagé, la CJR confirme qu’elle est une juridiction d’exception. »