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« NOUS VIVONS LA PIRE CRISE DÉMOCRATIQUE DEPUIS LES ANNÉES 30 »

La « pire crise : dépolitisation, abstention, violence, fractures sociales et fabrication de boucs émissaires

« Tous les deux s’accordent sur le même constat, énoncé par Guaino : « Nous vivons la pire crise démocratique depuis les années 1930. » Il énumère : dépolitisation, abstention, retour de la violence (« gilets jaunes », émeutes urbaines), fractures sociales et fabrication de boucs émissaires. Dans leurs essais, l’un et l’autre, qui ont œuvré dans les coulisses du pouvoir pendant plusieurs décennies, et ont donc leur part dans cet échec, cherchent à comprendre « comment on en est arrivé là ». » peut on lire dans l’article ci contre.

ENTRETIEN

Henri Guaino et Aquilino Morelle : « Nous vivons la pire crise démocratique depuis les années 1930 »

Par Solenn de Royer LE MONDE 19 11 23

Les deux anciens conseillers présidentiels, respectivement de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, s’interrogent sur l’impuissance du politique et la progression du Rassemblement national. Dans deux livres publiés cet automne, ils tentent de comprendre « comment on en est arrivé là ».

L’un, toujours ponctuel, est en avance. L’autre arrive, essoufflé, avec un quart d’heure de retard. Aquilino Morelle, 61 ans, affiche un style chic et décontracté (veste en velours côtelé, col ouvert, baskets montantes) quand Henri Guaino, 66 ans, assume un classicisme bon teint (costume beige, cravate Hermès, mocassins noirs). Le premier plaisante, mutin, amusé par la circonstance. Le deuxième, à la fois plus tendu et plus sombre, esquisse des sourires furtifs dont on redoute qu’ils ne virent à la grimace si la discussion prend un tour qui l’agace.

Ils ont exercé la même fonction auprès de deux présidents de la République, avec le titre de « conseiller spécial » de Nicolas Sarkozy pour Henri Guaino (2007-2012) et de « conseiller politique » de François Hollande (2012-2014) pour Aquilino Morelle, car « un président normal ne peut pas avoir de conseiller spécial », avait justifié le président socialiste. Ils ont aussi occupé le même bureau, le salon d’angle, le plus beau de l’Elysée. Tous deux ont bataillé pour le garder, Henri Guaino menaçant de démissionner, Aquilino Morelle affrontant la directrice de cabinet. Assis dans le salon d’un hôtel parisien, où Le Monde les a fait se retrouver, Guaino s’esclaffe : « On a le même caractère ! »

Si l’un a conseillé un président de droite, et l’autre, un président de gauche, ils ont tous deux le même ethos souverainiste – Guaino n’a jamais aimé le mot et Morelle le trouve « caricatural » chez ceux qui voudraient les disqualifier en les présentant comme des « scrogneugneux » arc-boutés sur le passé. N’ayant jamais cru à la mondialisation heureuse, ils savourent le retour en grâce, depuis la crise du Covid-19, du concept de souveraineté, tout comme les promesses de réindustrialiser le pays. Tous deux ont voté non aux référendums sur l’Europe de 1992 et de 2005, et jugent que le traité de Lisbonne de 2008, qui a avalisé le projet de Constitution européenne rejeté trois ans plus tôt par les Français, « a été vécu comme un désastre démocratique » et a « alimenté la poussée du RN [Rassemblement national] ».

Les deux ex-conseillers élyséens, qui ont rejoint depuis leur corps d’origine – l’inspection générale des affaires sociales pour Morelle, la Cour des comptes pour Guaino –, viennent de publier chacun un livre. Le premier (La Parabole des aveugles, Grasset, 288 pages, 20,90 euros), consacré au RN, pour tenter de comprendre les raisons de son essor, tout en s’inquiétant de la résignation qui semble avoir gagné les Français devant l’hypothèse, de plus en plus consistante, selon lui, de sa victoire dans quatre ans. Henri Guaino (A la septième fois, les murailles tombèrent, Rocher, 384 pages, 22,90 euros), pour analyser les fracturations des sociétés occidentales qui ont trop longtemps cru que leur modèle était invulnérable.

Moins de « leviers d’action »

Tous les deux s’accordent sur le même constat, énoncé par Guaino : « Nous vivons la pire crise démocratique depuis les années 1930. » Il énumère : dépolitisation, abstention, retour de la violence (« gilets jaunes », émeutes urbaines), fractures sociales et fabrication de boucs émissaires. Dans leurs essais, l’un et l’autre, qui ont œuvré dans les coulisses du pouvoir pendant plusieurs décennies, et ont donc leur part dans cet échec, cherchent à comprendre « comment on en est arrivé là ».

« Les présidents successifs ont tourné le dos à leurs engagements et échoué à redresser le pays », juge Aquilino Morelle. Pis, ils ont mené peu ou prou la même politique, « imposée par l’engrenage fédéraliste de l’Europe », devenant ainsi « interchangeables ». Une « dépolitisation » qui a logiquement favorisé l’avènement d’Emmanuel Macron et de son « en même temps », poursuit-il. Tout comme le vote RN a prospéré sur la « décomposition française », faite d’« indifférenciation politique » et d’« impuissance du politique ».

Henri Guaino partage cette vision. « La gauche et la droite sont devenues deux détaillants qui se fournissent chez le même grossiste, l’Europe », abonde-t-il, citant Philippe Séguin. Moins sévère que Morelle, il défend toutefois le « volontarisme » de Nicolas Sarkozy, « qui s’est manifesté dans les crises », entre 2007 et 2012. Mais il admet qu’il y a des pesanteurs, parfois décourageantes, pour les dirigeants au pouvoir. Il donne l’exemple de la loi portant sur la nouvelle organisation des marchés de l’électricité (NOME) du 7 décembre 2010 qui a imposé à EDF, unique fournisseur d’électricité en France depuis 1946, de céder un quart de sa production nucléaire à la concurrence. Il se souvient d’« un président de la République qui dit d’abord “jamais de la vie” », avant d’être contraint de céder, sous la pression de Bruxelles, qui menaçait la France de pénalités financières. « En pleine crise de l’euro, on ne peut pas ouvrir un front. Alors on cède. » Il soupire : « En quarante ans, le pouvoir politique s’est démuni peu à peu de ses leviers d’action. »

Abandon des classes populaires

Les deux hommes se connaissent depuis longtemps. En 1996, Guaino a recruté Morelle comme chargé de mission au Plan, dont il est alors commissaire général. Un an plus tard, au lendemain de la dissolution de l’Assemblée nationale, le jeune énarque prévient son responsable hiérarchique qu’il souhaite prendre ses congés pour participer à la campagne de Lionel Jospin. « Vous avez bien raison ! Dans un mois, vous aurez gagné et vous serez à Matignon », répond Guaino, qui voit juste.

Aquilino Morelle, qui a « trouvé la gauche dans son berceau », commence à militer au Parti socialiste (PS) en 1993 ; Henri Guaino, qui a découvert de Gaulle dans les livres d’histoire et aime dire qu’il est gaulliste « depuis l’âge de 8 ans », adhère au RPR en 1983. Mais tous deux partagent les mêmes origines populaires. Fils d’immigrés espagnols ayant fui le franquisme, Morelle est le sixième de sept enfants. Son père est ouvrier chez Citroën. Il grandit dans le quartier populaire de Belleville, à Paris. Guaino est élevé à Arles par sa mère, femme de ménage, et sa grand-mère, aide-soignante. Tous deux feront Sciences Po, où ils découvrent les « lodens verts » des « fils de bourgeois » : un « autre monde ». L’un intégrera l’ENA (Morelle), l’autre non (Guaino). « Henri et moi nous sommes retrouvés au sommet symbolique de la société, alors que nous sommes tous deux des transclasses, résume Morelle. Cela explique que nous ayons continué à penser différemment. »

Tous deux déplorent l’abandon des classes populaires par la droite et la gauche. Morelle pointe la responsabilité « écrasante » de François Mitterrand qui, en mars 1983, « sans jamais s’expliquer sur son projet réel », a fait prendre à la France un tournant « fédéraliste », rassurant l’Allemagne de son chancelier Helmut Kohl en lui donnant des gages de rigueur économique, afin que celle-ci accepte la nomination de Jacques Delors à la tête de la Commission (1985) et l’Acte unique européen qui s’ensuivrait (1986), un traité introduisant le vote à la majorité au Conseil européen et organisant la libéralisation de la finance et de l’économie.

Conséquence de cette « volte-face politique », la gauche mitterrandienne a progressivement abandonné les classes populaires pour se tourner vers les « bobos », ces néo-bourgeois urbains et diplômés, libéraux sur les plans culturel et économique. « La grande alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir en mai 1981 s’est ainsi défaite, poursuit-il. Abandonnés à leur sort, les ouvriers et les employés, les “gens de peu”ont fini par se réfugier au FN [Front national, devenu RN]. »

« Responsabilité » de Macron dans la banalisation du RN

De son côté, Henri Guaino rappelle que Jacques Chirac, qui s’est fait élire sur la « fracture sociale » en 1995, a préféré nommer Alain Juppé, artisan d’un plan de rigueur, plutôt que Philippe Séguin, au profil plus social, à Matignon. En 2007, Sarkozy a réussi à siphonner une partie du vote FN. Mais ce qu’il restait de gaullisme s’est progressivement dissous dans l’UMP (alliance du RPR avec les centristes et les libéraux), devenu un parti de notables. « La gauche a liquidé le socialisme et la droite a sabordé le gaullisme », résume Morelle. « Et comme la nature a horreur du vide, Marine Le Pen en a profité, devenant le porte-voix des catégories populaires », ajoute Guaino.

En revanche, ce dernier comprend les choix européens de Mitterrand : « Il avait vécu la guerre et avait une obsession légitime : ne pas laisser l’Allemagne dériver seuleIl fallait donc l’ancrer dans l’Europe. C’est aussi l’une des raisons de l’euro. » Cette fois, c’est Morelle qui rigole : « Quelle bienveillance, Henri ! »

Lui se montre intraitable avec l’ex-président socialiste, qui serait le premier responsable de l’essor politique du FN, « un parti qu’il a instrumentalisé ». En apparence, Mitterrand a été le « diabolisateur suprême » de Jean-Marie Le Pen, inventant SOS Racisme (1984) afin de ressouder la gauche autour d’une nouvelle idéologie. Mais, en réalité, avance l’énarque, Mitterrand a d’abord été le « grand banaliseur » du FN, en ouvrant grand, dès 1982, les portes de l’audiovisuel public à Jean-Marie Le Pen, le mettant ainsi sur orbite médiatique et politique avant les législatives de 1986 à la proportionnelle.

« Ça va ensemble, concède Guaino. Si vous voulez que le FN soit une épine dans le pied de la droite, il faut à la fois lui ouvrir la voie et en même temps le diaboliser. » Les deux anciens conseillers jugent d’ailleurs qu’Emmanuel Macron a une « responsabilité » dans la banalisation du RN, qu’il a « érigé de facto en force politique d’alternance », selon Morelle. « Il a fait du Mitterrand à sa façon, renchérit l’ex-conseiller de Sarkozy, en faisant monter le RN pour mieux gagner face à lui en 2022. » 

Henri Guaino lui-même, en mai 2017, considérant que Marine Le Pen n’était « pas Hitler » et qu’elle s’adressait davantage aux classes populaires qu’Emmanuel Macron, n’avait pas hésité à se rendre chez elle, au matin du débat présidentiel, pour lui livrer quelques conseils, avait révélé Le Monde. Avec gêne lorsqu’on le lui rappelle, l’intéressé juge aujourd’hui que, sous les habits de la normalisation, « l’ADN du parti sous Marine Le Pen n’a pas changé : autoritarisme, besoin d’ennemis et colère instrumentalisée ».

« Répondre à la crise identitaire française »

Qu’ont-ils fait pour éviter que le pays n’emprunte cette voie populiste ? « Mon rôle, tel que je l’entendais, a consisté pendant deux ans à rappeler à Hollande les engagements qu’il avait pris au Bourget. En vain… », affirme Aquilino Morelle, en référence au meeting de janvier 2012, au cours duquel le candidat socialiste avait déclaré : « Mon ennemi, c’est la finance. » A l’Elysée, ce dernier renonce à sa promesse de réorienter l’Europe, en renégocier le pacte budgétaire européen. Puis il laisse fermer les hauts fourneaux de Florange, alors qu’il avait promis aux ouvriers de ne pas les abandonner.

Pour autant, Morelle refuse de rompre et reste à l’Elysée, avant d’être contraint de démissionner, en 2014, après un article de Mediapart racontant qu’il a fait cirer ses chaussures dans un salon du palais. Une « faute », a-t-il reconnu, qui a alimenté le procès en déconnexion des élites, jugées de moins en moins en phase avec le peuple. A l’inverse, Guaino reste solidaire du quinquennat de Sarkozy, auprès duquel il a joué un rôle décisif pour « trianguler » avec la gauche en 2007. Il est resté, sans jamais se sentir marginalisé. « Contrairement à Aquilino, j’avais les discours, explique-t-il. Or, tout transite par la parole présidentielle. Jusqu’au bout, je pouvais tenter de faire bouger les lignes. »

Les deux auteurs veulent croire qu’enrayer la progression du RN est encore possible. Guaino plaide pour un retour du politique : « Si vous ne trouvez pas de responsables ou de débouchés politiques à vos frustrations, vous recherchez des boucs émissaires et versez dans la violence mimétique. » De son côté, Morelle insiste sur l’inanité de la condamnation morale du RN. « Battre Marine Le Pen en 2027 nécessite de répondre à la crise identitaire française, faite de pauvreté et de désindustrialisation, d’immigration “du fait acquis” et de dilution de la France dans une Europe fédéralisée », insiste l’ex-conseiller, pour qui le vote RN représente d’abord « une plainte sociale, un appel ». Une nouvelle fois, il insiste : « Si nous ne l’entendons pas… »

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