
ON PARLE DE [DE]CIVILISATION – NE PEUT ON PARLER DE [DE]DÉMOCRATIE ?
DOSSIER IRRESPONSABILITÉ EN HUIT SÉQUENCES :
1.É D-M relaxé : victoire ou malaise ?
2.D-M, Dussopt, Cahuzac : une semaine noire en France
3.Relaxe d’E D-M : « Les bras nous en tombent », réagit l’avocat de l’association Anticor, qui dénonce une « décision politique »
4.É D-M a fauté… mais il doit être relaxé, dit la CJR
5.Derrière l’acquittement de D-M, la lancinante question de l’irresponsabilité des magistrats français
6.Cour de Justice de la République: petits arrangements entre amis?
7.D-M relaxé : des députés juges racontent les dessous de la décision de la CJR
8.Après la relaxe d’E D-M, le monde judiciaire dans l’incertitude
Affaire Dupond-Moretti : « Emmanuel Macron a renié ses valeurs sur l’éthique », estime René Dosière (OEP)
TITRAIT CHALLENGES DÉBUT NOVEMBRE
« En maintenant en poste son garde des Sceaux, jugé à partir de ce lundi 6 novembre par la Cour de justice de la République pour « prise illégale d’intérêts », le chef de l’Etat renie ses engagements sur l’éthique de 2017, déplore René Dosière, le président de l’Observatoire de l’Ethique publique.
René Dosière est abasourdi. Pourtant, à 82 ans, l’ancien député, apôtre de la transparence et pourfendeur des dérives dans la gestion de l’argent public, en a vu des dérapages. Mais pour le président de l’Observatoire de l’Ethique publique, rassemblant des universitaires et des parlementaires, le procès d’Eric Dupond-Moretti devant la Cour de justice de la République (CJR), qui s’ouvre ce lundi 6 novembre, est « invraisemblable ».
Un garde des Sceaux toujours en poste jugé pour prise illégale d’intérêts par une Cour de justice « anachronique » composée de parlementaires bienveillants avec les ministres, cela n’existe « nulle part ailleurs », déplore-t-il. »
Eric Dupond-Moretti relaxé: ce que cache le jugement de la Cour de justice de la République
TITRAIT L’OPINION QUI POURSUIT :
« Un monde judiciaire dépressif, des politiques dénonçant un « gouvernement des juges » : le fossé s’est encore creusé avec l’affaire Dupond-Moretti. Des cadavres hantent désormais les placards »
De l’(in)utilité de la CJR
TITRE LE CLUB DES JURISTES QUI CONCLUT :
« Afin d’éviter d’achopper une fois encore sur la faiblesse bien connue des mécanismes de responsabilité politique sous la Ve République, on pourrait imaginer renforcer ceux-ci. La décision de ne mettre en jeu que la responsabilité politique du ministre pourrait ainsi entraîner la création de droit et sans délai d’une commission d’enquête parlementaire aux pouvoirs renforcés, dont les conclusions feraient l’objet d’un débat inscrit de droit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. On sortirait ainsi de trente ans d’atermoiements et de mélange des genres. «
NOS RÉCENTES PUBLICATIONS – ET VOIR LE DOSSIER SUR L’IRRESPONSABILITÉ DE METAHODOS EN FIN DU SECOND ARTICLE
DE LA RESPONSABILITÉ DES GOUVERNANTS, POLITIQUES ET ADMINISTRATIFS https://metahodos.fr/2023/11/16/responsabilite-des-gouvernants/
RESPONSABILITÉ DES DIRIGEANTS POLITIQUES ET ADMINISTRATIFS – E. D. MORETTI DEVANT LA CJR : UNE PETITE PIERRE SEULEMENT ?https://metahodos.fr/2023/11/07/responsabilite-des-dirigeants-politiques-et-administratifs-e-d-moretti-devant-la-cjr-une-petite-pierre-seulement/ /
1.ARTICLE
Éric Dupond-Moretti relaxé : victoire ou malaise ?
Jeudi 30 novembre 2023 FRANCE CULTURE
Le garde des Sceaux a gagné son procès devant la Cour de justice de la République. Il est « non-coupable ». Mais le malaise politique a-t-il disparu ?
Acquitator a été… acquitté, ou relaxé plutôt. Acquitator, c’était le surnom d’Eric Dupond-Moretti, quand il était avocat. En Cour d’assises, pour ses clients, il avait obtenu 120 acquittements. Cette fois, c’est son tour, devant la Cour de justice de la République. Que dit la Cour ? Qu’une faute a été commise – elle décrit une « situation objective de conflits d’intérêts », mais qu’Éric Dupond-Moretti n’a pas voulu mal faire. Une faute, mais pas d’intention de la commettre… Le ministre est « non-coupable« .
Double victoire politique. Pour lui : il garde son poste. Et pour Emmanuel Macron, qui ne lui a jamais demandé de démissionner, malgré sa mise en examen. Le chef de l’État l’a reçu hier soir, après le jugement. Il le garde au gouvernement. Il a besoin de lui… Contre Marine Le Pen, dans la majorité, Eric Dupond-Moretti est un des plus acharnés, un des plus virulents. Cette semaine, encore, à l’Assemblée nationale, il l’a attaquée, accusant le RN d’opposer « la France rurale et tranquille, catholique et blanche, à la France des cités, la France des Mohammed, des Mouloud, et des Rachid » : « Vos propos sont incendiaires et ils amènent dans la rue les militants de l’ultradroite qui sont bien plus proches de vous que de moi« . Les députés du RN étaient furieux. Ils ont quitté l’hémicycle. Des scènes comme celle-là, vous allez en revoir. Dans la majorité, aujourd’hui, l’ancien avocat a un vrai rôle politique. Sa relaxe va lui donner plus d’espace encore.
Victoire judiciaire, malaise politique
Le sujet est-il clos ? Judiciairement, oui, sauf si le parquet se pourvoit en cassation. Politiquement, non. Deux malaises subsistent. Le premier, comme après tous les jugements de la CJR, la Cour de justice de la République, ce tribunal qui n’en est pas un. Qui a jugé Eric Dupond-Moretti ? Des magistrats, mais surtout des parlementaires, de la majorité et de l’opposition. Autrement dit, des amis et des adversaires du ministre de la Justice. Dans les deux cas, c’est problématique, même lorsque ces parlementaires font tout pour être impartiaux. On y revient toujours : comment des politiques peuvent-ils juger d’autres politiques ? Comment une juridiction anormale peut-elle rendre des jugements normaux ? Comment ne pas alimenter le soupçon ? Quelle image pour la justice ? Et quelle image pour la politique ?
À écouter : Qui osera supprimer la Cour de justice de la République ?
Le deuxième malaise est très concret. Eric Dupond-Moretti est relaxé. Il se remet au travail, au milieu des magistrats. Et là, c’est très compliqué. Peut-il faire comme si rien ne s’était passé ? Rappelons le point de départ de cette affaire : des syndicats de magistrats accusaient Eric Dupond-Moretti d’avoir profité de ses fonctions pour régler des comptes… avec des juges qu’il avait mis en cause et affrontés quand il était avocat. Vous me suivez ? Ces juges, il les retrouve maintenant place Vendôme. Comment travailler avec eux ? Alors que des magistrats sont venus témoigner à son procès, certains le mettant en cause ? Comment faire ? Situation absurde…
Hier soir, Eric Dupond-Moretti était sur France 2. Il affirme que la page est tournée, qu’il n’a jamais été « en guerre » contre personne. Mais le ressentiment est là, forcément, chez le ministre, et chez les syndicats de magistrats, qui ont essuyé une défaite hier. Avant le procès, leurs relations étaient exécrables. Après ce jugement, peuvent-elles devenir meilleures ? C’est tout le paradoxe… Pour la justice, Eric Dupond-Moretti a obtenu des moyens inédits, mais en même temps, avec les magistrats, la relation était et reste tendue. Le procès n’a rien réglé. Ce n’était pas son rôle. Le malaise n’a pas disparu.
2. ARTICLE
Dupond-Moretti, Dussopt, Cahuzac : une semaine noire en France
Titre Mediapart
Le ministre de la justice relaxé par un tribunal d’exception composé majoritairement de politiques ; le ministre du travail en procès tout en restant en fonctions ; l’ex-ministre du budget fraudeur fiscal qui veut revenir en politique : le mouvement de délitement du rapport que la démocratie française entretient avec l’éthique publique s’accélère.
Il est, parfois, des hasards de calendrier qui parlent d’eux-mêmes. Ainsi, en l’espace de trois jours, la France aura vu son ministre du travail en fonction être jugé dans une affaire de marché présumé truqué, son ancien ministre du budget condamné pour fraude fiscale annoncer un possible retour en politique et son ministre de la justice en poste être relaxé du délit de « prise illégale d’intérêts » par un tribunal d’exception que l’actuelle majorité présidentielle voulait supprimer il y a quatre ans tant il incarnait à ses yeux une justice d’entre-soi.
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3. ARTICLE
Relaxe d’Eric Dupond-Moretti : « Les bras nous en tombent », réagit l’avocat de l’association Anticor, qui dénonce une « décision politique »
FRANCE INFO
Jérôme Karsenti, avocat de l’association Anticor, parle d’un « soupçon immense » laissé par cette relaxe prononcée par la Cour de justice de la république, et critique une « décision juridiquement incompréhensible ».
« C’est une décision juridiquement incompréhensible », réagit mercredi 29 novembre sur franceinfo Jérôme Karsenti, avocat de l’association Anticor, après la relaxe prononcée en début d’après-midi par la Cour de justice de la République à l’endroit du ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, poursuivi pour prise illégale d’intérêts.
« Quand on a du droit incompréhensible, il faut bien en chercher les raisons, et les raisons politiques nous apparaissent évidentes », attaque Jérôme Karsenti. L’avocat de l’association Anticor a le « sentiment qu’on n’est pas allés au bout dans ce procès et que, ce qui supporte la décision, c’est un atermoiement politique et une décision politique ». Jérôme Karsenti rappelle qu’« une infraction pénale comporte un élément matériel et moral ». Or, appuie-t-il, « la Cour de justice de la République nous dit dans sa décision ‘l’élément matériel est parfaitement caractérisé‘ ».
Selon l’avocat d’Anticor, « il y a bien un conflit d’intérêts, une prise illégale d’intérêts, mais pour que l’infraction soit complètement constituée, il faut l’élément intentionnel, la connaissance que le prévenu a de l’infraction qu’il commet, l’intentionnalité ». Jérôme Karsenti tacle ainsi la logique de la Cour de justice de la République : « Elle nous dit que Eric Dupond-Moretti, avec l’expérience, le savoir qu’il a, le poste qu’il occupait, n’avait pas conscience de commettre l’infraction« . Face à ce raisonnement, l’avocat d’Anticor raconte que « du côté des parties civiles, nous étions totalement ébahis », puisque, assure-t-il, « la décision est en droit parfaitement immotivée ».
Une « espèce de tache sur la justice française »
Jérôme Karsenti dénonce la « nature politique » de la Cour de justice de la République, avec « 15 magistrats, dont 12 issus des rangs politiques, sénateurs et députés », à égalité, ce qui fait dire à l’avocat d’Anticor qu‘ »on ne peut pas lui faire confiance : vous aviez 3 députés et sénateurs de la majorité, 6 sénateurs de droite, qui régulièrement signent des amendements avec Eric Dupond-Moretti », souligne l’avocat de l’association Anticor.
« Le conflit d’intérêts, c’est l’absolue crainte de l’homme politique et il y a donc une forme de compréhension assez large de ce que c’est que le conflit d’intérêts en se disant ‘moi aussi je peux un jour en être la victime' », avance Jérôme Karsenti. Or, affirme l’avocat, « cette perception-là, cette incompréhension-là, a renvoyé une décision inacceptable pour la démocratie et qui envoie un très mauvais message, désastreux, au citoyen et qui fait que les puissants ou les misérables ne sont pas jugés de la même manière ».
Jérôme Karsenti parle d’un « soupçon immense » laissé par cette relaxe prononcée par la Cour de justice de la république, « cette espèce de tache sur la justice française, cette justice dérogatoire, qu’il est temps de supprimer ». Pour l’avocat d’Anticor, il n’y a aujourd’hui « aucune raison qu’il y ait une juridiction d’exception ». Jérôme Karsenti appelle à ce que « l’acte délictueux », et non pas « la fonction politique » soit « jugé par un juge ordinaire, qui connaît la matière pénale ».
4. ARTICLE
Éric Dupond-Moretti a fauté… mais il doit être relaxé, dit la CJR
TITRE MEDIAPART
Le garde des Sceaux a matériellement commis le délit de prise illégale d’intérêts, mais en l’absence d’élément intentionnel, l’infraction n’est pas constituée, a décidé la Cour de justice de la République. Côté majorité, certains considèrent que cette décision marque la reprise en main du politique sur le « pouvoir des juges ».
lIl faut reconnaître une certaine inventivité aux parlementaires siégeant à la Cour de justice de la République (CJR), quand il s’agit de ne pas sanctionner un ministre. Après les peines très symboliques (Charles Pasqua, Jean-Jacques Urvoas, Kader Arif), les dispenses de peine (Christine Lagarde) et les relaxes pures et simples (Édouard Balladur) prononcées ces dernières années, voici une toute nouvelle décision qui intéressera certainement les étudiant·es en droit et les juristes, mais qui aura peu de chances de restaurer l’image de la CJR, ni de réconcilier les citoyen·nes avec une classe politique décidément soucieuse de défendre ses propres intérêts.
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5. ARTICLE
Derrière l’acquittement de Dupond-Moretti, la lancinante question de l’irresponsabilité des magistrats français
ATLANTICO avec Anne-Marie Le Pourhiet, Olivier Pardo, JérômePauzat et Laurent Sebag
Le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, a été relaxé par la Cour de justice de la République (CJR) ce mercredi. Il était soupçonné d’avoir usé de ses fonctions pour régler des comptes avec des magistrats avec lesquels il était en conflit lorsqu’il était encore avocat. Cette affaire permet de s’interroger sur la responsabilité des magistrats, sur la politisation d’une partie d’entre eux et sur le contrôle démocratique de la politique pénale déployée dans le pays.
Anne-Marie Le Pourhiet est juriste, professeur agrégé de droit public à l’université de Rennes 1.
Olivier Pardo est avocat. Son cabinet est spécialisé dans le contentieux commercial et civil, le droit pénal des affaires et les procédures collectives. Olivier Pardo conseille et assiste des Etats, des entreprises françaises et étrangères, leurs dirigeants ainsi que des groupes familiaux dans les opérations et les contentieux les plus complexes. Olivier Pardo est un ancien magistrat, il a exercé les fonctions de juge d’instruction et de président de chambres correctionnelles et civiles
Jérôme Pauzat est magistrat, 1e vice-président en charge de l’application des peines au tribunal judiciaire de Nancy et président de l’association A.M.O.U.R de la Justice.
Laurent Sebag est magistrat, conseiller à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, enseignant associé à l’université de Toulon et vice-président de l’association A.M.O.U.R de la Justice.
Atlantico : Derrière le procès d’Eric Dupond-Moretti, c’est un autre conflit qui se jouait. Revient-il aux magistrats de choisir leur ministre de la justice ou de faire passer l’envie à un gouvernement de nommer un avocat comme garde des Sceaux ?
Olivier Pardo : La grande affaire qui a été au cœur de ce dossier concerne l’infraction extrêmement large, la prise illégale d’intérêts. C’est devenu une construction intellectuelle. Auparavant, la prise illégale d’intérêts consistait à recevoir des prébendes lors d’une position de fonction en échange d’une action. Aujourd’hui, cela concerne le fait de faire une démarche pour quelqu’un qui pourrait être un proche ou un ami. Cette infraction ouvre les vannes à toutes les possibilités et à toutes les constructions.
Il est quand même paradoxal que tous les syndicats de magistrats et que les plus hautes autorités judiciaires, notamment le procureur Molins, se soient impliqués et jetés sur cette affaire, alors même que l’infraction ne tenait pas puisqu’il y a eu une relaxe. Il s’agit donc d’une tentative pour empêcher qu’un magistrat ou qu’un avocat puisse devenir garde des Sceaux. L’avocat sera toujours confronté à des juges et à des situations de conflit. C’est la nature même de son métier d’avocat.
Jérôme Pauzat : On peut dire que vous n’y allez pas par quatre chemins ! Nous en ferons donc de même pour remettre de l’ordre dans l’amalgame que sous-tend votre question car elle repose sur plusieurs postulats erronés.
Le premier semble vous amener à confondre le réel travail de justice qu’a été le procès du ministre achevé hier et les actions syndicales de magistrats qui pouvaient trouver des ressorts politiques certes, mais parce que c’est leur terrain d’action. L’action judiciaire menée entre autres par deux syndicats de magistrats a été assimilée par le monde politico-médiatique à une revanche du monde judiciaire contre l’ancien avocat devenu ministre, étant précisé que la sémantique utilisée par la représentante de l’USM (« déclaration de guerre ») a pu contribuer à cette interprétation. Les syndicats feraient de la politique ?! Ce n’est pas un scoop. Mais jusqu’à preuve du contraire ce ne sont pas les syndicats qui ont mis en examen le ministre de la justice, mais bien des juges d’instruction professionnels. Ils n’ont pas motivé leur mise en examen sur des considérations politiques, mais bien sur une motivation en droit et en fait de ce qu’ils pensaient être des indices graves et concordants d’une possible culpabilité. Hier, la CJR a estimé que ces indices graves et concordants laissaient tout de même planer un doute sur l’intention délictuelle du ministre dans la commission des prises illégales d’intérêt dont il devait répondre. A telle enseigne d’ailleurs, que la CJR a estimé que la matérialité des faits supportant un « conflit d’intérêt » était, elle, avérée.
Les faits reprochés à EDM étaient intrinsèquement graves, surtout de là où il se trouvait, c’est-à-dire à la tête du ministère même au sein duquel la justice est rendue. La conduite d’un tel procès n’était donc pas une hérésie. Il en est ressorti blanchi. Justice est donc passée. C’est pourquoi, considérer ce procès uniquement comme le moyen pour les magistrats de se débarrasser d’un ministre embarrassant est un raccourci sans doute un peu simpliste.
Le second postulat erroné vous amène à penser que les magistrats sont à ce point hostiles aux avocats qu’ils se seraient saisis de ce procès pour faire limoger EDM de son poste. Cela n’a pas de sens. Si l’on peut concéder que la nomination d’EDM a été mal vécue par la majorité de la magistrature judiciaire française, ce n’est absolument pas parce que c’était un avocat. Combien de chancelleries ont été conduites par des avocats et fort bien ? N’est-ce pas à Robert Badinter que l’on doit de formidables avancées de la justice ? N’est-ce pas lui qui a pris la défense des magistrats quand ils étaient vilipendés sous les fenêtres de son ministère par quelques centaines de policiers furieux ? N’est-ce pas sous l’impulsion de Georges Kiejman qu’a été bâti notre code pénal actuel ? Vous souvenez-vous qu’un seul de ces deux illustres avocats devenus garde des Sceaux ait fait l’objet d’un quelconque procès en illégitimité ? La réaction vive du corps s’explique avant tout par l’aversion déclamée et assumée tout au long de sa carrière de grand avocat pénaliste pour les magistrats, ainsi que par son discours redondant sur le corporatisme judiciaire et l’entre-soi supposé des juges. Il ne s’agit pas de justifier la réaction des magistrats, mais de l’expliquer.
Le conflit sous-jacent au procès, tel que pointé par votre question, a été déclenché en réalité par l’ancien avocat Dupond-Moretti lorsqu’il honnissait dans les prétoires, dans les médias et dans ses livres, les magistrats. Ensuite, les éléments de langage subtilement distillés par le pouvoir politique et repris par plusieurs médias ont assimilé cette action pénale à une volonté du monde judiciaire de choisir son Garde des Sceaux. Nous ne partageons pas cette analyse qui relève du procès d’intention communément fait aux juges dès lors que des poursuites sont engagées à l’encontre d’un politique, alors que dans une démocratie fondée sur la séparation des pouvoirs, la seule qualité de ministre ne saurait en elle-même et à elle seule, constituer une cause d’irresponsabilité pénale.
Enfin, considérer que l’action en justice des syndicats de magistrats est une manière pour l’autorité judiciaire d’empiéter sur le domaine de l’exécutif en forçant la décision de nomination ou d’éviction du ministre de la justice relève du pur imaginaire : non ce ne sont pas les syndicats de magistrats qui rendent les décisions judiciaires, mais les magistrats eux-mêmes, 70% d’entre eux n’étant pas syndiqués. Le pouvoir exécutif reste le seul maître en la matière et l’autorité judiciaire lui est totalement soumise dans la Vème République. Ce n’est pas nous qui le disons. C’est la Constitution de 1958.
La justice est-elle laxiste ? Certains magistrats sont-ils trop politisés ? Est-ce un pouvoir irresponsable que personne ne contrôle ?
Olivier Pardo : Il est possible de considérer que la justice est laxiste pour les atteintes aux personnes et qu’elle devient de plus en plus redoutable pour les atteintes aux biens ou les infractions politico financières. Or, les Français sont très sensibles aux atteintes aux personnes, aux violences. La justice laisse beaucoup de sursis. En revanche, elle est devenue extraordinairement violente à l’égard de toute personne qui a un peu réussi dans la vie.
Laurent Sebag : Tous les indicateurs pénaux prouvent que la France a une justice sévère avec un taux carcéral des plus élevés en Europe. Le temps moyen d’une peine d’emprisonnement s’est allongé depuis dix ans et la France ne cesse d’être condamnée par les instances européennes pour sa surpopulation carcérale.
Il n’y a pas à proprement parler de politisation de la justice.
Le déséquilibre des pouvoirs au profit de l’exécutif tel que dessiné par les bâtisseurs de notre Vème République, le fait majoritaire et la pratique présidentialiste de la Constitution ont affaibli considérablement le parlement et ont conduit, au fil du temps, à une judiciarisation de la vie politique voulue par le pouvoir législatif pour lutter contre les excès de l’exécutif.
Les parlementaires ont voté depuis les années 90 un arsenal de mesures destinées à moraliser la vie publique et les magistrats, chargés d’appliquer la loi, ont eu à les mettre en œuvre.
Même si nous restons, bien malgré nous, otages aujourd’hui du « mur des cons », qui a contribué à essentialiser la magistrature en la réduisant à un repaire de gauchistes, la grande majorité de notre corps est apolitique, soucieuse de respecter son office, et le devoir d’impartialité qui fonde sa légitimité. Cette image qui nous colle la peau est d’autant moins représentative que le syndicat décrié n’est pas majoritaire et que les syndiqués ne représentent déjà pas plus de 30% des magistrats. C’est dire le décalage abyssal dans la représentativité de ce symbole lourd à porter.
Anne-Marie Le Pourhiet :Certains magistrats sont laxistes par idéologie et voient dans les délinquants des victimes de leur statut social, des inégalités, des discriminations qu’il ne faut donc pas punir puisqu’ils ont des excuses. Mais tous les magistrats ne sont quand même pas des SJW (combattants de la justice sociale). Il faudrait connaître la proportion exacte de magistrats idéologues, notamment par le biais de l’adhésion aux différentes syndicats et associations.
Les magistrats souffrent surtout d’un manque de moyens. Si vous voulez attirer des gens de qualité et rigoureux dans la magistrature, il faut les rémunérer convenablement. Pour résoudre le problème de la détention, des mesures d’urgence sont aussi nécessaires afin de remédier à l’état désastreux des prisons françaises. Les magistrats doivent être en mesure d’appliquer la loi et de s’assurer que les condamnations soient exécutées et effectives. Or, le manque de place et la surpopulation sont tels que l’on doit faire écourter les peines de prison pour réduire le nombre de détenus.
La classe politique doit aussi s’attaquer aux causes premières de la violence et de la délinquance dans notre société. Une politique globale et éducative, via la famille et l’Education nationale, est la clé. Les problèmes majeurs se trouvent en réalité en amont de la justice qui ne peut pas à elle seule régler les conséquences d’une société et d’un Etat complètement laxistes sur tous les sujets. Les magistrats sont au bout de la chaîne pour punir, mais ils ne peuvent pas prévenir, sinon par l’exemplarité de la peine.
Qui contrôle les magistrats ?
Jérôme Pauzat : Les syndicats de magistrats ont une liberté d’expression qui est consacrée par tous les grands textes nationaux et internationaux. Ils portent une parole qui leur appartient mais qui est à distinguer de leur office juridictionnel. La décision d’un magistrat, qu’il soit syndiqué ou non, doit être motivée et peut-être contrôlée par les parties. Elle peut faire l’objet de voies de recours par ces mêmes parties qui vont faire contrôler qu’elle a bien été rendue sur la base de critères légaux et non politiques ou idéologiques.
Au surplus, le magistrat n’est pas irresponsable comme on l’entend à longueur de temps. C’est un pur fantasme. Il est comme tout citoyen justiciable civilement, pénalement et disciplinairement. Le citoyen peut former un recours contre sa façon d’exercer, de se comporter s’il estime que l’exercice de son office est contraire aux règles déontologiques auxquelles il est astreint. Et le Conseil Supérieur de la magistrature en charge de contrôler une partie de cette responsabilité n’est pas composé que de magistrats contrairement aux croyances mystiques d’une culture de « l’entre soi ».
Mais pour conclure sur ce point, nous devons concéder que le soupçon de politisation de la magistrature continue à peser dans les esprits du fait d’une culture multiséculaire de soumission au politique, qui habite les hautes sphères de l’institution judiciaire.
La persistance de cet héritage issu des années post-révolutionnaires et des traditions du patronage politique des magistrats sous les 3ème et 4ème Républiques, amène des connexions politiques avec le pouvoir exécutif qui tient dans ses mains la carrière des magistrats (cf « Le procès d’Eric Dupond-Moretti ou les maux de (la) tête de la magistrature »). Le procès d’EDM devant la CJR a mis en lumière ces coulisses de la haute magistrature qui font le ravissement des contempteurs de la Justice et les confortent dans leur thèse d’une magistrature politique.
Anne-Marie Le Pourhiet : Depuis 2008, il est possible pour le justiciable de se plaindre du comportement d’un magistrat par exemple. Il y a des cas où des erreurs sont commises. Par exemple, il y a eu un autrefois le cas à Quimper d’un juge aux affaires matrimoniales qui avait décidé, en l’absence du père et d’audience contradictoire, de changer le mode de garde et de remettre l’enfant à la garde de sa mère qui sortait d’un hôpital psychiatrique. La mère a tué l’enfant quelques jours plus tard. Dans ce cas précis, la responsabilité du magistrat est évidente.
Mais de façon générale, il est cependant difficile de faire porter à des magistrats la responsabilité personnelle des dysfonctionnements de la justice qui sont liés à des manques de moyens et à des procédures entravées. La question du de la justice pénale, de la lutte contre la délinquance est une affaire politique et cela doit émaner du gouvernement, du garde des Sceaux et de la politique pénale. La formation, la sélection et le recrutement des magistrats sont également essentiels, or, comme partout, le niveau baisse dans les Facultés de droit puis à l’ENM. . Le budget de la Justice est reste insuffisant. Il est urgent de construire des prisons convenables.
Mais les gardes des Sceaux qui se sont succédés n’ont pas été très bons ni efficaces. Les ministres de la Justice ont souvent peur des syndicats de magistrats comme les ministres de l’Education nationale ont peur des syndicats d’enseignants. Le gouvernement et le ministre de la Justice devraient se donner les moyens d’agir et de revoir l’intendance de la Justice qui “ne suit pas” l’évolution de la société.
Quelle est la place des juges dans la démocratie ?
Olivier Pardo : Les juges occupent une place éminente. Aujourd’hui, ils ont largement gagné leur indépendance. Mais la vraie question concerne leur impartialité. Lorsque des justiciables sont jugés par des magistrats alors même qu’ils ont été épinglés sur le mur des cons, ils peuvent avoir quelques doutes sur leur impartialité. Cela nuit à la démocratie.
Laurent Sebag : Ils sont l’un des piliers de cette démocratie de par leur rôle de gardien des libertés individuelles et d’ingénieur social garant de la bonne régulation des rapports sociaux. Les juges sont un rouage essentiel de tout régime démocratique basé sur l’Etat de droit car ils assurent l’égalité de tous devant la loi et le droit de chaque individu à un procès équitable.
Ils apportent une réponse aux litiges ayant pour but de pacifier les rapports entre les membres de la collectivité et d’éviter le recours à la vengeance privée.
Mais aujourd’hui une frange importante de la population, sous le joug du tribunal médiatique et l’influence intéressée de certains politiques, ne voit plus le juge comme un garant du contrat social et comme celui qui a légitimité pour trancher les conflits. C’est un véritable danger pour la démocratie car cette tendance augure un retour vers des mécanismes de justice privée.
Au-delà de cette place sociologique assignée aux juges, la Constitution de 1958 en fait une « autorité », là ou Montesquieu aurait voulu qu’elle soit un « pouvoir ». Mais la réalité du mécanisme républicain est qu’elle doit assurer un contre-pouvoir au législatif et à l’exécutif pour que chacun n’empiète pas sur le pré-carré de l’autre. Et pour pouvoir jouer ce rôle, la justice doit être indépendante pour éviter l’arbitraire du pouvoir politique. C’est bien cela la démocratie. Force est de constater que nous avons beaucoup de progrès encore à faire pour que cette Constitution de 1958 soit appliquée à la lettre en ce sens, ne serait-ce que pour son article 64, qui fait du président de la République le garant de cette indépendance, voire même que la justice s’émancipe du cordon ombilical qui la lie, elle indéfectiblement, au garde des Sceaux.
Dans de nombreuses affaires, les peines prononcées sont parfois incompréhensibles. L’exemple à Nantes au printemps dernier où un jeune a été condamné à 35h de travaux d’intérêt général pour avoir refusé un contrôle et avoir trainé sur le bitume un policier alors qu’il circulait à bord d’une voiture volée. Pourquoi les juges sont aussi éloignés de ce qu’attendent les français ?
Olivier Pardo : Cela s’explique car ils n’appartiennent pas au même monde. La justice est un monde fermé qui fonctionne énormément dans l’entre soi. Mais il y a également des choses beaucoup plus graves.
Avant, vous étiez mis en examen sur des indices graves ou concordants et vous étiez condamné sur des preuves. Aujourd’hui, les condamnations sont faites sur des faisceaux d’indices, c’est-à-dire sur une construction intellectuelle. La condamnation est généralement lourde car il y a souvent une leçon de morale qui est adressée, notamment aux hommes politiques. Leurs actes sont pointés du doigt et critiqués.
Il existe aussi une explication plus structurelle. Jadis, la chambre criminelle de la Cour de cassation était composée de civilistes, de juges issus du droit civil, très attachés au droit pénal. Puis, elle a été confiée à d’anciens juges d’instruction des années 80 – 90 qui ont davantage une logique de juge d’instruction que de juriste. La chambre criminelle a évolué et ne garantit plus le droit des justiciables mais plutôt l’efficacité du juge d’instruction. Dès lors que la chambre criminelle n’est plus protectrice, on assiste au triomphe du véritable pouvoir des juges et tout particulièrement des juges d’instruction.
Anne-Marie Le Pourhiet : Les Français attendent une répression plus efficace et plus effective contre la délinquance du quotidien. Mais le pénal n’est qu’un minuscule aspect de la justice. Il y a aussi la justice civile, commerciale, administrative…
Au sein de la justice, il y a bien sûr des magistrats laxistes et idéologues qui considèrent qu’il ne faut pas réprimer et que la répression n’est pas une bonne chose. En revanche, la politique pénale vient du gouvernement. Des instructions générales sont données. Une plus grande fermeté pourrait permettre de gagner en efficacité. Les juges ne doivent pas trembler ou hésiter dans leur décision de justice et dans l’application des lois. Face à la délinquance, il est important d’appliquer les peines de prison, mais il faut des places.
Malgré les efforts des policiers, on voit bien que certains délinquants ne sont pas poursuivis après avoir été arrêtés.
Il faudrait peut-être une politique de “tolérance zéro” comme celle que le maire de New-York, Rudy Giuliani, avait mise en place. Mais pour cela, il faut, une fois de plus, des places de prison en nombre suffisant.
Les magistrats ne sont pas les seuls responsables. Certains d’entre eux ne sont pas bons et ont sans doute l’habitude d’expédier leurs dossiers répétitifs tandis que d’autres sont idéologiquement laxistes. Il est légitime de s’interroger sur ce qu’on leur apprend à l’École nationale de la magistrature, sur la formation qu’ils reçoivent. Dès la Faculté et l’école, il est essentiel de leur rappeler ce que sont l’Etat et la justice et les principes qui les gouvernent. Respecter la loi, expression de la volonté générale, est la première condition de l’Etat de droit.
Jérôme Pauzat : Il est impossible de commenter de manière pertinente une décision judiciaire sur la seule base de la peine prononcée sans connaître l’intégralité des éléments de faits et de personnalité d’une procédure. Il ne faut jamais oublier que la loi impose au juge de statuer en fonction des circonstances et de la personnalité de l’auteur des faits, étant précisé que ladite personnalité ne se résume pas seulement à un casier judiciaire.
En outre, le jugement du tribunal pour enfants de Nantes auquel vous faîtes référence, concerne un mineur et donc renvoie à des textes de pénalité spécifiques, imposés aux juges par le législateur qui imposent au juge de faire primer des mesures éducatives sur des peines, dont l’emprisonnement d’ailleurs doit être le dernier ressort. Cela ne relève pas d’un choix pour le juge, mais d’une obligation que lui impose la loi de la République votée au nom du peuple par ses représentants élus. Le tribunal pour enfants, composé d’un juge professionnel et de deux assesseurs citoyens a choisi parmi un éventail de peines fixées par la loi et sur la base de rapports rendus par des services spécialisés de la protection de la jeunesse.
Tout cela est ignoré du grand public qui réagit spontanément et instinctivement sur la base de l’émotion légitime (que nous pouvons partager parfois) générée par de tels faits commis à l’encontre d’un dépositaire de l’autorité publique. Mais juger, ce n’est pas forcément satisfaire à l’attente de l’opinion et ce n’est jamais se placer sur le plan strict de la morale.
Les citoyens doivent être en outre informés que la loi impose au juge de ne pas se placer sous le seul prisme punitif pour fixer une peine. Ainsi, l’article 130-1 du code pénal dispose-t-il que : « Afin d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime, la peine a pour fonctions :
1° De sanctionner l’auteur de l’infraction ;
2° De favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion ».
Encore une fois, les Français continuent à vivre avec la croyance que la sanction pure et dure est la solution à chaque acte qui percute nos valeurs collectives et notre vivre-ensemble. Or c’est faux et nous avons le devoir de le dire, à partir de notre expérience de terrain. En aucun cas il ne s’agit d’idéologie, mais simplement du pragmatisme avec l’objectif unique de prévenir la récidive.
Il ne s’agit pas de dénier ici le sentiment de beaucoup de Français mais de leur présenter les dessous complexes du décor qui leur saute aux yeux. Et puis si juger devait se limiter à distribuer automatiquement des peines de prison, la société aurait-elle besoin de juges ? Un simple fonctionnaire ferait l’affaire. Il lui suffirait de consulter un tableau pour savoir quelle peine automatique conviendrait à tel acte. Mais, serait-ce juste alors de condamner identiquement le même acte commis par un adolescent immature et repentant et celui perpétré par un adulte pervers multirécidiviste trouvant sa satisfaction dans la souffrance de l’autre ? On voit bien que l’on parlerait ici de deux histoires différentes et que chacune ne put se solder par la même fin…
Enfin, dirons-nous qu’une réponse nuancée et réfléchie des juges n’est pas toujours éloignée des attentes des Français. Elle peut l’être de certains Français. Mais pas de tous. Et savez-vous pourquoi ? Parce que généralement, le même Français qui décrie la justice la taxant pour son laxisme quand il est choqué par une réponse clémente à un acte de délinquance lambda, est le même que celui qui se révolte contre sa sévérité quand l’auteur condamné est son fils, son frère, son père…C’est la nature humaine que d’avoir du mal à se mettre à la place de l’autre et dans une société devenue profondément individualiste, l’aptitude à l’altérité devient une qualité rare. Le juge se doit de la mettre en œuvre tous les jours. Vous savez, nous avons l’habitude de siéger dans les Cours d’assises aux côtés de jurés populaires et, à la fin des procès, les jurés comprennent mieux la difficulté de juger. Ce qui leur en donne conscience, c’est assez souvent de penser avoir vu et jugé le pire, alors qu’en réalité, il y a encore pire le lendemain. Et à ce moment-là, ils nous rétorquent souvent : comment bien répondre au cas de demain en étant juste si j’avais choisi la peine maximale pour l’accusé d’hier ? Se mettre à la place de l’autre, cela aide parfois à le comprendre.
Moins de la moitié des français font confiance à la justice française ? Comment expliquer ce désamour ?
Laurent Sebag : Cette question est en grande partie traitée dans notre dernier ouvrage récemment paru « Justice partout, Justice nulle part ? » (éditions Enrick B., octobre 2023).
Pour synthétiser, il existe trois facteurs principaux d’explication à ce désamour qui a tendance à se transformer en détestation :
– Une culture judiciaire déconnectée du réel, parce que les Français sont biberonnés aux séries américaines alors que le système judiciaire y est radicalement différent.
– Un facteur externe qui correspond à une méconnaissance crasse de la Justice chez nos concitoyens, corrélée à la présentation dépréciative de cette même justice qui est faite et entretenue par le tribunal médiatico-politique. Dans la version de cette juridiction d’opinion, le magistrat judiciaire est un bobo-gauchiste, laxiste, corporatiste emmuré dans sa tour d’ivoire bourgeoise, et qui baigne dans un entre-soi déconnecté du réel.
L’évolution sociologique de notre corps démontre pourtant le contraire avec une représentation majoritaire des classes moyennes et un brassage professionnel résultant de l’intégration de plus d’un tiers des effectifs en provenance d’autres univers professionnels.
Les statistiques montrent encore que la justice française est parmi les plus sévères en Europe et que nous sommes sur le podium des pays qui « embastillent ».
– Un facteur interne : l’opacité du corps de la magistrature et le manque de transparence de l’institution judiciaire sur son fonctionnement.
Nous devons balayer devant notre porte, ce que certains, tels les magistrats membres de l’association A.M.O.U.R de la Justice, font.
Notre communication inexistante avant, insuffisante et parfois défaillante aujourd’hui, nous dessert. La peur des médias, la culture de la servilité que nous dénonçons dans la Tribune parue dans Causeur le 27 novembre dernier (« Le procès d’Eric Dupond-Moretti ou les maux de (la) tête de la magistrature »), l’interprétation extensive du devoir de réserve maniée avec dextérité par le pouvoir exécutif et la hiérarchie judiciaire renforcent les citoyens dans le sentiment que nous sommes des gens de pouvoir qui tirons en quelque sorte les ficelles de la société alors que la réalité, celle de la justice du quotidien, est tellement misérable et aux antipodes de cette représentation idéalisée.
Il faut enfin rajouter la volonté politique de ne pas nous donner les moyens de remplir notre mission originelle, de travailler dans des conditions décentes, ce qui a pour conséquence de nous rendre moins accessibles, voire invisibles pour les justiciables qui, paradoxalement, ont un besoin énorme de justice.
Faut-il changer notre système judiciaire ? Vers quelle forme le faire évoluer pour qu’il réponde aux attentes des français ? Doit-on s’inspirer su système américain avec un procureur général élu ? Comment redresser la barre ?
Olivier Pardo : Deux choses doivent véritablement changer. La justice judiciaire doit sortir du système inquisitoire et créer un système basé sur le contradictoire, sans forcément aller jusqu’au système accusatoire américain. Le juge ne serait pas celui qui fait l’enquête. Le parquet, à égalité avec les avocats de la défense, viendrait demander des actes et des éléments. Le juge devrait trancher dans une grande transparence. En assistant à une audience de manière transparente, toute une série de dérives pourraient être évitées.
Jérôme Pauzat : Nous avons écrit l’an dernier un « Manifeste pour une justice humaine et indépendante – programme de refonte de la justice » (éditions Enrick.B., mai 2022) qui détaille nombre de propositions pour changer notre système judiciaire, avec au premier plan une césure complète du cordon ombilical entre le Ministère Public et le Ministre de la Justice. Ce dernier serait remplacé par le D.N.A.P (Directeur National de l’Action Publique), magistrat expérimenté, élu au sein du corps de la magistrature sous l’égide d’un Conseil Supérieur de la Magistrature réformé et dont la nomination pour un mandat unique de six ans, devrait être entérinée par un vote à une majorité qualifiée des parlementaires.
Nous avons aussi émis nombre de propositions pour diminuer la surreprésentation syndicale dans nos instances professionnelles, accroître les exigences déontologiques qui pèsent sur les magistrats.
Nous sommes toujours partisans d’une participation des français à leur justice et espérons toujours un abandon de la réforme de la justice criminelle avec la généralisation des cours criminelles départementales pour que les jurés citoyens participent encore au jugement des crimes de viols et de braquages qui détruisent la vie de milliers de familles chaque année.
Pour ce qui est de l’élection des juges, elle serait contraire à tous nos principes et tuerait l’exigence d’impartialité qui pèse sur le juge. Quand on est élu, on est obligé par les idées et les aspirations de ses électeurs qui peuvent être contraires au traitement égalitaire des procédures. Quand on doit sa présence au choix des citoyens et parmi eux, certains plus que d’autres, on doit leur renvoyer l’ascenseur. Cela s’appelle le clientélisme et cela s’accommode mal avec un métier dont l’une des missions consiste à assurer l’égalité entre les justiciables. Le système américain qui le pratique est le système le plus inégalitaire qui soit et le plus perméable aux velléités corruptives.
La France a choisi de pourvoir la magistrature principalement par le concours public. Quelle meilleure garantie que le sélectionneur soit aveugle aux origines sociales, ethniques, culturelles, communautaires que ce système où l’impétrant est d’abord seul face à sa feuille blanche ?
Jérôme Pauzat, Laurent Sebag, Marie Bougnoux, Sophie Caïs et Laurent Chouette viennent de publier « Justice partout, justice nulle part ? Regards croisés de professionnels de justice sur un paradoxe français » chez Enrick B éditions
Jérôme Pauzat, Laurent Sebag et Marie Bougnoux ont publié « Manifeste pour une justice humaine et indépendante: Programme de refonte de la justice » chez Enrick B éditions.
6. ARTICLE
Cour de Justice de la République: petits arrangements entre amis?
Publié le 30 novembre 2023 SLATE Nicolas Poincaré
La Cour de Justice de la République a relaxé Eric Dupond-Moretti.

La Cour de Justice de la République a relaxé Eric Dupond-Moretti. En 30 ans d’existence, l’instance judiciaire a instruit de nombreux dossiers mais a assez peu condamné. Cette dernière décision ravive la colère de l’opposition: faut-il supprimer cette juridiction d’exception réservée aux membres du gouvernement? Comment juge-t-on les ministres chez nos voisins? On vous explique !
«–La « Cour de Justice de la République »: un nom un peu pompeux pour une juridiction exceptionnelle. Exceptionnelle dans le sens « unique »puisque c’est elle qui est la seule habilitée à juger les ministres dans le cadre de leurs fonctions. Sa composition aussi est baroque: des élus rendent la justice aux côtés de magistrats. Plusieurs présidents ont essayé de la supprimer. Et avec la relaxe du ministre de la justice, son existence est de nouveau contestée. Trois bonnes raisons d’écouter ce podcast, avec Nicolas Poincaré.
–On va se demande si nous avons une justice d’exception avec cette CJR. Quand, et pourquoi a-t-elle été créée? On verra quel est son bilan depuis 30 ans. Et on verra aussi comment ça se passe à l’étranger quand on veut juger des ministres.»
LIEN VERS LE PODCAST
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7. ARTICLE
Dupond-Moretti relaxé : des députés juges racontent les dessous de la décision de la CJR
La Cour de justice de la République est sous le feu des critiques après la relaxe d’Éric Dupond-Moretti. Juges pendant l’audience, Julien Bayou et Philippe Gosselin ont raconté leur expérience.
Par Le HuffPos
Les députés Julien Bayou et Philippe Gosselin racontent leur expérience de juge à la Cour de la justice de la République
POLITIQUE – Y a-t-il eu des accords en sous-main pour sauver la tête du garde des Sceaux ? La question agite l’opposition après la relaxe d’Éric Dupond-Moretti poursuivi pour « prise illégale d’intérêts » par la Cour de justice de la République. Dans un communiqué de presse, la France Insoumise dénonce même « une juridiction d’entre-soi systématiquement partiale » et réclame la suppression de la CJR.
Les députés, qui ont été juges le temps du procès, se montrent eux plutôt rassurantsface à ces soupçons. Pour rappel, la composition de la Cour est hybride. Aux côtés de trois magistrats professionnels siègent six députés et six sénateurs, de tous bords politiques, dont cinq au total sont issus de la majorité.
Philippe Gosselin, élu Les Républicains, figure parmi la liste les juges titulaires. Il a assisté à tout le procès et il l’assure, il n’a reçu aucune forme de pression. « Je n’ai pas eu un seul coup de fil de qui que ce soit me demandant d’aller dans tel ou tel sens, j’ai juré de remplir avec dignité ces fonctions, et c’est aussi le sens que je donne à la République » a-t-il expliqué à Franceinfo et France Inter ce jeudi. Il poursuit « chacune et chacun d’entre nous a pris à cœur ses fonctions avec honnêteté et dignité ».
Vers une suppression de la CJR ?
Le député EELV Julien Bayou, juge suppléant de Danièle Obono (LFI), interrogé sur Franceinfo ce jeudi 30 novembre, partage le sentiment de son collègue LR. « Je suis convaincu que l’ensemble des parlementaires ont jugé en conscience ».
Si l’écolo estime qu’il « faut respecter » la décision de justice, il n’en demeure pas moins critique et, précise : « J’ai fait toute l’audience. J’en ressors avec la conviction qu’il faut revoir de fond en comble et supprimer cette Cour de Justice de la République ». Pour lui, l’instance pose « un problème intrinsèque de par sa composition ».
« Il y a majoritairement des politiques, 80 % de la Cour sont en fait des députés et des sénateurs qui comme moi le temps de deux trois semaines se font juges et cela ne fonctionne pas », ajoute-t-il.
À gauche, plusieurs voix se sont élevées pour appeler à remplacer cette juridiction. Le député EELV souhaite d’ailleurs déposer une proposition de loi en ce sens, avec son confrère Jérémie Iordanoff.
Cet organe de justice d’exception, habilitée à juger les ministres en exercice, existe depuis 1993 et a souvent été critiqué. En 2017, Emmanuel Macron avait déjà promis sa suppression, comme son prédécesseur François Hollande en 2012. L’un et l’autre ont renoncé, le processus étant particulièrement lourd : il implique notamment de réviser la Constitution.
8. ARTICLE
Après la relaxe d’Eric Dupond-Moretti, le monde judiciaire dans l’incertitude
Abel Mestre LE MONDE
Après trois ans de procédure, le garde des sceaux devrait rester en place. Mais les traces laissées par ce procès inédit devant la Cour de justice de la République seront difficiles à résorber.
Il y a comme un paradoxe dans la situation d’Eric Dupond-Moretti. Il vient d’être relaxé, mercredi 29 novembre, par la décision de la Cour de justice de la République (CJR) des accusations de « prises illégales d’intérêt » – on lui reprochait d’avoir profité de sa position de ministre pour régler des comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir lorsqu’il était avocat. Et pourtant, cela crée une situation des plus complexes : les trois ans de procédure – avec, en point d’orgue, les deux semaines d’audience – qui ont abouti à cette décision ont creusé une cassure qui paraît difficilement surmontable entre un ministre de la justice et une partie du monde judiciaire.
Cette relaxe est sans conteste une victoire juridique et politique pour le garde des sceaux, qui restera en place. Mais elle laisseraun goût amer de part et d’autre. Celui qu’on surnommait « Acquitator » quand il était avocat a en effet dû affronter une partie des magistrats et les principaux syndicats de la profession durant son procès. Rémy Heitz, le tout nouveau procureur général près la Cour de cassation, l’un des plus hauts magistrats français, a même requis une peine d’un an de prison avec sursis à l’encontre de son ministre de tutelle. Du jamais-vu.
Difficile de faire comme si rien ne s’était passé dans cette salle d’audience et de reprendre, dès le lendemain, une activité normale. Et, si le parquet général décide de former un pourvoi – examiné dans ce cas par l’assemblée plénière de la Cour de cassation –, la situation pourrait même virer à la guerre de tranchée entre le ministre et les magistrats de la plus haute juridiction judiciaire avec une procédure qui se prolongerait dans le temps et qui nourrirait les critiques sur un hypothétique « gouvernement des juges ».
Hostilité réciproque
Lors du procès, il y eut également des échanges vifs avec plusieurs témoins qui occupent des fonctions de toute première importance. Il en va ainsi de Peimane Ghaleh-Marzban, président du tribunal judiciaire de Bobigny, deuxième juridiction française, un professionnel respecté et apprécié. Paul Huber, le directeur des services judiciaires, a aussi dû témoigner. Et même s’il est resté extrêmement loyal avec son ministre, la situation créée était pour le moins étonnante.
Voir aussi : Eric Dupond-Moretti devant la CJR : chronique d’un procès inédit sous haute tension
Les traces laissées par ce procès inédit seront-elles effaçables ? A la Chancellerie, on fait mine de s’étonner de la question. On assure que les choses ne changeront pas par rapport à auparavant, que le ministre continuera à travailler sur les différents dossiers en cours (comme la mise en place des pôles sur les violences intrafamiliales en janvier 2024, la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse ou le nouveau statut du repenti). En creux, il faut donc comprendre que ce ne sera pas l’occasion d’une main tendue vers les syndicats de magistrats pour repartir de zéro. « Business as usual ».
Ces derniers, justement, accusent le coup. L’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire) et le Syndicat de la magistrature (gauche) ont été à la pointe de la procédure devant la CJR puisqu’ils avaient déposé plainte contre le ministre. C’est une défaite majeure qu’ils viennent d’essuyer avec, en jeu, une partie de leur crédibilité. Depuis la nomination d’Eric Dupond-Moretti en juillet 2020, l’hostilité réciproque entre ce dernier et les organisations représentatives des magistrats est apparue au grand jour. La présidente de l’USM de l’époque, Céline Parisot, avait même dit que cette nomination était une « déclaration de guerre ».
« Comment allons-nous faire pour continuer à bosser ? »
Pour l’instant, les deux organisations font le dos rond. « Nous sommes légalistes, nous ne contestons pas une décision de justice. La question est : comment allons-nous faire pour continuer à bosser ? », s’interroge Ludovic Friat, président de l’USM. Qui ajoute : « On a plein de sujets sur la table qui doivent avancer. Mais les conditions sont compliquées. » Kim Reuflet, son homologue au Syndicat de la magistrature, dénonce de son côté un dialogue social « quasi inexistant » hors des rendez-vous obligés : « C’est très formel et appauvri », assure-t-elle. A la Chancellerie, on s’étrangle en entendant cela : « On invite tout le monde, c’est eux qui ne viennent pas », fulmine-t-on dans les couloirs de la Place Vendôme.
Lire aussi l’enquête (2022) : Dupond-Moretti et les juges : aux sources d’une haine magistrale
Mme Reuflet jure que son organisation « respectera cette décision de relaxe ». Elle se veut néanmoins lucide : « La procédure et le procès devant la CJR vont laisser des marques. Ce sera difficile de faire table rase des rancœurs du garde des sceaux contre les organisations syndicales. » Selon elle, l’un des axes de défense du ministre lors de son procès fut de dénoncer une sorte de « complot syndical » contre lui.
Une chose est sûre : cette relaxe renforce également la position d’Eric Dupond-Moretti dans le jeu politique. L’ancienavocat a toujours dénoncé une forme d’acharnement d’une partie de la magistrature contre lui. Depuis le début de la procédure, il a refusé de démissionner. Pour le ministre, le faire aurait été une sorte de demi-aveu de culpabilité. Pas question de donner cette satisfaction à ses adversaires.
Situation délicate
Quelques jours avant le début de son procès, il assurait au Monde qu’il « n’avait jamais envisagé de partir » et qu’il était« à sa place » au ministère, prédisant même : « Sans forfanterie, sans faire du “culturisme judiciaire”, je n’envisage pas d’être condamné. » Donné partant à chaque remaniement, et toujours confirmé, celui qui entretient une relation de proximité avec le couple présidentiel s’amuse également à raconter comment il se délectait des « mecs de la télé », qu’il entendait dire : « Dupond : il part. » Tout en sachant qu’il allait être maintenu en poste.
Lire aussi l’analyse : Eric Dupond-Moretti, ministre et prévenu : un alliage fragile
Il faut dire que pour le président de la République, Emmanuel Macron, Eric Dupond-Moretti est un atout de choix. C’est l’un des rares ministres que le grand public connaît, il ne rechigne jamais à monter au front contre le Rassemblement national (RN) et La France insoumise, ses deux cibles favorites dans l’Hémicycle. On l’a vu, mardi 28 novembre, répondre sur un ton tellement véhément à une députée du RN qui l’interrogeait sur la mort du jeune Thomas, 16 ans, tué le 19 novembre d’un coup de couteau à Crépol (Drôme), que les élus d’extrême droite ont quitté leurs bancs. Marine Le Pen a même annoncé qu’elle déposerait plainte contre le ministre… devant la CJR.
Reste que la situation est délicate. Certes, le garde des sceaux a obtenu des budgets en hausse pendant trois années consécutives avec une programmation budgétaire inédite, des recrutements (10 000 postes en tout dont 1 500 magistrats et 1 800 greffiers), la construction de places de prison. Il incombe désormais à l’ancien pénaliste une tâche beaucoup plus ardue : retisser le lien distendu entre lui et une bonne partie des acteurs du monde judiciaire.