
ARTICLE
« Raviver de l’esprit en ce monde », de François Jullien
Roger-Pol Droit LE MONDE
Pour lutter contre le conformisme, le philosophe prône la « décoïncidence », en cultivant la dissidence et l’étonnement qui permettent à l’esprit de rester vivant.
FRANÇOIS JULLIEN EN « DÉCOÏNCIDENCE »
« Raviver de l’esprit en ce monde. Un diagnostic du contemporain », de François Jullien, L’Observatoire, 220 p., 20 €, numérique 15 €.
Comment juger le temps présent ? A-t-on les moyens de scruter, comme du dehors, l’époque où l’on se trouve immergé ? Divers pièges bien connus guettent régulièrement ceux qui se risquent à porter un diagnostic sur le monde qui leur est contemporain. Les uns, fascinés, exaltent les nouveautés qui émergent, au risque d’oublier ce qu’elles menacent de détruire. D’autres se lamentent et soupirent, regrettent les splendeurs perdues des temps anciens, sans indiquer d’autre remède à notre déclin supposé qu’un impossible retour vers l’Age d’or.
Constats alarmistes et regrets
Le philosophe François Jullien, dans son nouvel essai, Raviver de l’esprit en ce monde, pourrait donner l’impression, au premier abord, d’appartenir à la catégorie des contempteurs amers. Le livre s’ouvre sur des constats alarmistes à propos de l’univers numérique : dérivant de clic en clic, chacun croit mieux vivre, alors qu’il ne fait que désapprendre le goût de l’existence réelle, que seuls permettent de découvrir distances, efforts et réflexion. Les chapitres suivants sont émaillés de regrets envers l’évolution de l’édition, où les livres dits « exigeants » seraient écartés, de la vie intellectuelle, où disparaîtraient revues et rubriques de journaux, des médias, où ne seraient retenus que les événements conformes à des critères préalablement convenus.
Heureusement, une tout autre dimension, tournée vers l’avenir et l’action, l’emporte au fil des pages. On y retrouve le penseur acéré et inventif, occupé à « rouvrir des possibles » plutôt qu’à déplorer que tout foute le camp. François Jullien propose en effet une intéressante série de pistes à explorer pour dégripper les routines et les inerties qui enferment dans une vie amoindrie et « rabattue ». Ce système clos qui prive l’existence d’inventions, de risques et de créations, il le nomme « coïncidence ». On y adhère à des évidences non questionnées, partagées sans critique ni distance – attitude inverse de toute démarche philosophique ou artistique.
Se décoller des évidences familières
C’est au contraire la « décoïncidence » qui caractérise la vie de l’esprit. Ce pesant néologisme désigne l’écart, la dissidence, l’étonnement qui interdisent à l’esprit de s’installer et le maintiennent vivant, « toujours se décalant de lui-même ». Socrate, déjà, s’employait à ébranler la fausse tranquillité des idées toutes faites. Il incitait chacun à se décoller de ses évidences familières pour les examiner, afin de penser et de vivre autrement. C’est ce geste inaugural que François Jullien appelle à réactualiser, en multipliant les initiatives capables de fissurer la chape de conformisme qui nous recouvre.
Les facettes de ce concept de « décoïncidence » et ses applications diverses ont fait l’objet, ces dernières années, de plusieurs textes du philosophe et de divers colloques. On en trouvera les références sur le site de l’association du même nom, et les derniers développements dans un livre collectif qui vient de paraître sous la direction de Marc Guillaume et François L’Yvonnet (Pratiques de la dé-coïncidence, L’Observatoire, 400 pages, 28 euros).Découvrez les ateliers d’écriture organisés avec « Le Monde des livres »Le Monde Ateliers
Si nous nous endormons dans le monde tel qu’il est, le risque, pour François Jullien, est de voir demain nos vies se glacer, nos désirs se figer, nos paroles s’évider. On peut évidemment se demander s’il n’exagère pas. Encore faut-il l’entendre, et débattre.