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LIRE « LES NOUVEAUX POUVOIRS D’AGIR » (3)

LA LIBERTE POUR L’ACTION

Dans son nouvel essai, la sociologue repense la notion de liberté, dans le but de réformer l’action publique, en combinant les approches philosophiques d’Amartya Sen et Martha Nussbaum, d’Axel Honneth et de Michael Walzer.

Nos sociétés érigent en idéal la capacité d’agir, celle de l’individu libre et autonome. Pourtant, de tout le corps social montent des exaspérations, revendications ou souffrances de la part de vies empêchées, à mille lieues de cet idéal d’accomplissement. L’avenir de la social-démocratie passe par l’invention de nouveaux pouvoirs d’agir : travail, consommation, liens intimes, citoyenneté, connaissance. Il est crucial de garantir notre puissance d’agir dans toutes ces sphères, sauf à sombrer dans un sentiment d’impuissance face aux inégalités ou à la transition climatique. Cet essai indique les conditions pour que la liberté continue d’exister au bénéfice de chacun et de tous.

Ancienne élève de l’École polytechnique et des Ponts et Chaussées, Vanessa Wisnia-Weill est experte des politiques éducatives et sociales dans les services du Premier ministre. Elle a publié de nombreux rapports au département « Questions sociales » de France Stratégie.

NOS PRÉCÉDENTES PUBLICATIONS :

LE POUVOIR D’AGIR (2) DÉFINITION ET UTILITÉ

https://metahodos.fr/2023/12/10/le-pouvoir-dagir-2-definition-et-utilite/

LE « POUVOIR D’AGIR » (1), L’EMPOWERMENT OU L’AUTONOMISATION : HISTOIRE D’UNE NOTION

https://metahodos.fr/2023/12/07/le-pouvoir-dagir1-lempowerment-ou-lautonomisation-histoire-dune-notion/

ARTICLE

« Les Nouveaux Pouvoirs d’agir », de Vanessa Wisnia-Weill : donner à chacun les coudées franches

Par Serge Audier (Philosophe et collaborateur du « Monde des livres ») Publié le 05 juin 2020

« Les Nouveaux Pouvoirs d’agir », de Vanessa Wisnia-Weill, Seuil, « La République des idées », 106 p., 11,80 €, numérique 8,50 €.

L’expérience du confinement nous a rappelé, s’il en était besoin, combien l’amour, l’amitié, la socialité ou encore le contact avec la nature étaient constitutifs d’une vie épanouie. Une seule de ces dimensions vous manque, et le monde est sinon dépeuplé, du moins en partie déserté. Nous ne sommes pas des cerveaux séparés dans des bocaux, mais des corps parlants et agissants, qui ont besoin des autres – bref, des êtres relationnels.

Cette évidence mérite d’être élucidée, surtout au plan social et politique. De quoi avons-nous besoin ? Et quelles tâches assigner à la société et aux pouvoirs publics pour aider à remplir nos aspirations, à la fois communes et singulières ? Tel est l’objet des Nouveaux Pouvoirs d’agir, de Vanessa Wisnia-Weill. Experte en politiques de l’éducation et de l’enfance, l’autrice montre sa familiarité avec les rouages de l’action publique et les demandes différenciées des individus actuels. Mais son apport consiste surtout à déchiffrer ces réalités à l’aune d’une boussole qui combine ingénieusement trois approches philosophiques.

Sen, Nussbaum, Honneth, Walzer

D’abord, celle dite des « capacités » ou « capabilités » élaborée par Amartya Sen et Martha Nussbaum, selon laquelle nous avons tous des aspirations à nous réaliser et à agir dans une pluralité de domaines spécifiques. Il faut donc être attentif à la diversité de ces sphères – à quoi bon être riche mais sans amour ? – et à la possibilité pour chacun d’agir et de faire, et non aux seules ressources – à « panier de biens » égal, tout le monde ne peut pas faire autant. Ensuite, l’approche par la reconnaissance, propre à Axel Honneth : nous sommes des êtres sociaux qui, de la sphère intime au monde du travail, avons besoin de voir reconnus notre être, notre dignité et notre apport, et souffrons de l’absence d’empathie, du mépris et de l’humiliation. Enfin, la théorie de « l’égalité complexe » de Michael Walzer, pour qui l’objectif d’une politique sociale-démocrate n’est pas l’égalité absolue, mais des formes diversifiées de reconnaissance selon les sphères d’activité.

Vanessa Wisnia-Weill se réclame elle-même, chose devenue rare, de la social-démocratie : entendons un modèle réformiste qui veut mobiliser de très importantes ressources sociales et publiques pour aider au mieux les individus à se réaliser et à contribuer à la vie commune. Il en va de la liberté de tous, définie moins comme libre choix que comme « puissance d’agir fortifiée par le sens de la réalité et de l’altérité ».

Lire aussi cette tribune de Vanessa Wisnia-Weill (2018) : Article réservé à nos abonnés « La France doit élargir la base de ses bons élèves » Ajouter à vos sélections

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Cette liberté se déploierait dans cinq principales sphères : la production, ou plutôt le travail, comme lieu de socialisation, de reconnaissance et d’action ; le pouvoir d’achat, qui permet d’exister à son aise et de choisir sa vie ; le « pouvoir d’aimer », de vivre des formes intimes de réciprocité et de transmission intergénérationnelle ; le « pouvoir de connaître et de transformer le monde », offrant à chacun d’être non un simple récepteur de savoir, mais un producteur de celui-ci ; le « pouvoir d’agir en commun », ou la démocratie sous des modalités indirectes et participatives.

Marges de manœuvre

Chaque sphère recèle son lot de joies et de réalisations, mais aussi de frustrations et de malheurs, selon les situations. Le chômage, les « budgets contraints », la conciliation entre vie privée et travail, ou encore les transports – autant d’obstacles pour conquérir des « marges de manœuvre » à l’existence. Et ce d’autant plus que le défi climatique, s’il est une occasion de déployer autrement nos pouvoirs d’agir – et de créer de nouveaux emplois –, fixe aussi une contrainte de plus. Comment les milieux ruraux, par exemple, peuvent-ils faire face à une élévation de la taxe carbone qui affecte les budgets ? Dans ce cas comme dans d’autres, des politiques coordonnées d’aménagement du territoire et de conversion écologique, de nouvelles façons de travailler ou encore des formes novatrices d’emploi public sont à inventer. Ce qui requiert d’autres marges de manœuvre au plan budgétaire national et local, notamment en faisant d’une pierre deux coups par convergence entre objectifs sociaux et environnementaux. Découvrez les ateliers d’écriture organisés avec « Le Monde des livres » Le Monde Ateliers

On a parfois reproché aux théories des capacités une excessive focalisation sur les individus, au détriment des collectifs – depuis le local jusqu’au mondial, en passant par le national. Ce reproche serait un peu injuste concernant cet essai, dans lequel Vanessa Wisnia-Weill suggère justement, par exemple, que former les jeunes à un niveau élevé en sciences est bon pour leur émancipation, mais aussi pour le pays. Les enjeux de liberté individuelle sont également des enjeux collectifs. Reste que la question du « pouvoir d’agir » des collectifs mériterait aussi – dans un second volume ? – une investigation et des critères spécifiques.

Extrait

« Loin de se réduire à une vision instrumentale d’intervention dans le monde, la connaissance, au sens exigeant de cette épreuve de saisie du réel, est aussi un processus de formation et de transformation de soi, processus généralement adossé à une reconnaissance par les pairs ou l’institution, qui donne consistance à une forme stabilisée de savoir et d’objectivité (en sciences, même le chercheur avant-gardiste s’éprouve au regard de règles de vérifiabilité et de cohérence qui lui sont extérieures). Comme l’avait bien vu Paul Ricœur, connaissance et reconnaissance sont intimement liées. Le passage par la reconnaissance d’autrui est ainsi nécessaire pour attester d’un savoir et finalement s’y reconnaître. »
Les Nouveaux Pouvoirs d’agir, pages 76-77

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