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IMMIGRATION : DES NOTES QUI POURRAIENT « SECOUER LA GAUCHE » ? EN JANVIER 2023…ET EN JANVIER 2024

Un document – de ce janvier 2024 – de la Fondation Jean-Jaurès, auquel « Le Point » fait référence, appelle à réguler les flux migratoires. Le début de l’aggiornamento ?

METAHODOS a retrouvé / dans ses archives et publications – un rapport d’il y a un an et que Le Point avait traité à l’identique !

« Gauche et immigration : la note inattendue » avait également titré RADIO FRANCE en janvier 2023

« Immigration : la note qui va secouer la gauche »

TITRE LE POINT Par Samuel Dufay 18/01/2024 QUI POURSUIT :

« Rarement le rappel d’évidences aura semblé aussi audacieux. Dans une note à paraître cette semaine, et qui pourrait faire date, la Fondation Jean-Jaurès rompt avec l’angélisme dominant à gauche sur la question de l’immigration.

« D’abord parce que les auteurs exhument une vérité occultée par des décennies de silence : la régulation de l’immigration figure, dès les origines, au cœur de la pensée socialiste et communiste.

« Karl Marx n’identifie-t-il pas la tendance du capitalisme à se créer une « armée industrielle de réserve » ? …

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RAPPEL D’UNE ACTUALITÉ D’IL Y A EXACTEMENT 1 AN :

« Gauche et immigration : la Fondation Jean-Jaurès met les pieds dans le plat »

TITRAIT LE POINT – Par Clément Pétreault Publié le 12/01/2023 QUI POURSUIVAIT :

« Une note de la Fondation Jean-Jaurès décortique le virage de la gauche danoise… et juge sévèrement le déni de la gauche française sur ce sujet. Explosif.

« Et si la gauche française avait perdu le soutien massif des classes populaires à cause de son absence de doctrine sur les questions d’immigration ? La thèse n’a rien d’original – tout cela est même parfaitement documenté sondage après sondage –, mais il est rare que cette réalité soit admise ou même débattue au sein de la gauche…

« En effet, accepter cet état de fait, c’est briser un tabou qui oblige à s’engager sur la voie de la rénovation programmatique et à courir le risque de se retrouver mis au ban de sa propre famille politique. C’est l’exercice courageux auquel s’emploie la Fondation … »

RAPPORT DE JANVIER 2023 : AMBITIEUX SUR LES RETRAITES, FERME SUR L’IMMIGRATION : LE MODÈLE SOCIAL-DÉMOCRATE DANOIS (2016-2022)

12/01/2023. RENAUD LARGE

EXTRAIT : Alors que la France ouvre un débat sur la réforme des retraites, des pays européens font des choix différents et, parmi eux, le Danemark. Renaud Large analyse la manière dont les sociaux-démocrates danois ont fait de la préservation de l’État providence le corollaire de positions fermes sur l’immigration, une spécificité par rapport aux autres gauches européennes.

« J’suis pas inscrit sur la mappemonde / […] Y a pas d’pays / Si tu le veux / Prends le mien / Que Paris est beau quand chantent les oiseaux / Que Paris est laid quand il se croit français1 » : en 2000, le groupe de rock alternatif Les têtes raides chante aux côtés de Noir Désir un hymne en faveur de l’accueil inconditionnel des immigrés, quelques années après l’occupation de l’église Saint-Bernard par des « sans-papiers ». La chanson symbolise la pensée de gauche depuis plusieurs décennies. Les entraves à la liberté de circulation des hommes, particulièrement ceux qui vivent dans un pays pauvre, sont vécues comme autant d’entailles au contrat humaniste français. Le 2 décembre 2022, le député « insoumis » Louis Boyard interpelle le ministre de l’Intérieur sur Twitter sur la situation inhumaine de 342 migrants mineurs vivant sous un pont à Ivry-sur-Seine.

À gauche, on juge que le contrôle des frontières, surtout s’il vise à réduire les flux de population entrant illégalement dans l’Hexagone, est le cache-sexe du nationalisme et de la xénophobie. La présidente du groupe « insoumis » à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, explique en réagissant à l’accueil du navire Ocean Viking transportant des migrants : « Chaque fois qu’un sujet dur en matière de politique intérieure [émerge], vous avez l’extrême droite, aidée par le porte-flingue d’Emmanuel Macron sur les terres d’extrême droite, Monsieur Darmanin, qui ne cesse d’agiter la peur2. » On peut comprendre cet état d’esprit. Après vingt ans de matraquage et de montée en puissance de l’extrême droite sur le thème de l’immigration, le sujet devient radioactif pour toute personne qui lutte avec sincérité contre la peste brune. À gauche, on continue donc de marteler que l’accueil inconditionnel des sans-papiers constitue la seule politique humaniste envisageable. En novembre 2021, face au blocage de migrants à l’Est, la future députée EE-LV Sandrine Rousseau estime qu’« il faut les accueillir, ce sont nos valeurs européennes3 ». D’autres préfèrent garder le silence sur le fait migratoire, de peur de déclencher une polémique mortifère pour son propre camp.

L’ancien ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique et candidat à la présidentielle Arnaud Montebourg avait fait les frais de ce débat miné à gauche en novembre 2021. Invité sur la radio RTL, il indique vouloir « bloquer temporairement les transferts d’argent (des) particuliers vers les pays qui ne coopèrent pas avec la France pour faire appliquer les obligations de quitter le territoire français4 ». Avec cette proposition « Western Union », le candidat a essuyé des critiques quasi unanimes de la part des responsables politiques de gauche.

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VOICI LES TROIS PRODUCTIONS DE JANVIER 2024 :

RAPPORT 1 :

L’IMMIGRATION, UN ENJEU FRANÇAIS ?

11/01/2024 JEAN-DANIEL LÉVY

Les préoccupations à l’égard de l’immigration croissent lorsque les citoyens ont le sentiment d’être dépossédés de leur présent et de leur futur

Les débats autour de la loi immigration en décembre 2023 ont montré la nécessité d’objectiver les représentations des Français sur le sujet. Jean-Daniel Lévy, directeur délégué de Harris Interactive, établit un état des lieux précis à partir de données d’opinions et montre ainsi que, finalement, les préoccupations relatives à l’immigration s’inscrivent dans un contexte plus global dont les immigrés ne seraient pas tout à fait le facteur mais le réceptacle.

de très nombreux migrants sur l’île de Lampedusa à la fin de l’été 2023 a suscité réactions et conjonctions1. Réactions de la part des responsables politiques lançant ainsi les prémices de la campagne des élections européennes. Conjonctions sur les effets de cette situation et les conséquences lors du prochain scrutin. Comme souvent, parler d’immigration revient à évoquer un thème on ne peut plus sensible laissant libre cours à des interprétations rapides et raccourcies de l’opinion des Français ou, pour être plus précis, des opinions des Français. Essayons d’objectiver les représentations de nos compatriotes et, sans se risquer de prédire l’avenir, à tout le moins d’établir un état des lieux à partir de données d’opinions. Si les récents débats à l’Assemblée nationale ont montré une remontée des préoccupations en matière d’immigration, ceux-ci ne doivent pas nous faire perdre de vue des aspects structurants de la société française que nous allons illustrer ici.

L’immigration, un thème non prioritaire 

Chaque fin d’année depuis 2010, Harris Interactive interroge pour RTL un échantillon représentatif de Français en les questionnant sur l’année passée comme à venir2. L’immigration n’a jamais constitué la première des priorités assignées au gouvernement. Lors de notre dernière étude (fin 2023), si 55% des Français évoquaient l’immigration, celle-ci se situait en 7e position loin derrière le pouvoir d’achat (77%), la lutte contre le terrorisme (70%), l’insécurité (69%), voire le système social (66%). Il ne s’agit pas d’un épiphénomène (11eposition en 2013, 12e 2014, 9e en 20153, 11e en 2016 et 2017, 14e en 2018 et 2019, 12e en 2020, 11e en 2021, 14e en 2022). Précisons que nous n’avons pas demandé aux Français d’effectuer un choix en relatif (c’est-à-dire de prioriser de leur côté) mais que nous les avons questionnés sur chacun des domaines d’actions indépendamment des autres4. Le débat récent sur l’immigration au Parlement – et nettement repéré par les Français – s’inscrit donc dans un contexte de croissance des assignations d’actions à l’égard du gouvernement, sans pour autant le placer en tête des dossiers prioritaires.

L’immigration un sujet qui, jusqu’avant le débat au parlement, n’était pas nettement plus prioritaire que par le passé

Comme nous pouvons le voir sur le graphique suivant, les évolutions des assignations à traiter le sujet de l’immigration existent mais fluctuent. Depuis fin 2019, le caractère prioritaire a crû de 16 points, amenant 55 % des répondants à considérer ce domaine d’action comme prioritaire. On remarquera, au passage, qu’il ne semble pas y avoir de lien intime entre couleur politique du président de la République et les réponses à cette question mais davantage entre faits extérieurs et intensité de priorités assignées5.

Depuis 2014, la priorité assignée à la prise en compte de la transition énergétique a progressé de 14 points (avec une inflexion cette année), du pouvoir d’achat de 14 points, la fin de vie de 15, l’insécurité de 16, alors que celles concernant la croissance économique baissaient de 17 points, les déficits de 12, le chômage de 33… Au cours de cette même période, l’immigration a progressé de 14 points avec une très nette accélération cette année (+10).

Le suivi de ces indicateurs offre également l’opportunité d’observer certains clivages et leurs évolutions dans le temps. Un clivage lié à l’âge, marqué sur cette question, et qui ne se dément pas au fil du temps : 63% des personnes âgées de 65 ans et plus jugeaient, fin 2023, ce dossier prioritaire contre 38% des personnes âgées de moins de 25 ans. Un net écart générationnel a toujours existé même si l’on relève une forte progression chez les plus jeunes au cours de ces quatre dernières années (+9 points).

Persistance également d’un clivage lié au niveau de diplôme des Français (une variable qui pèse traditionnellement sur les perceptions) et qui traduit une sensibilité plus forte des moins diplômés à l’égard de ce sujet. Cette tendance s’accentuait – hormis au cours de la dernière année – dans le temps de manière beaucoup plus nette que chez les personnes diplômées d’un bac +2. Près de six citoyens sur dix ne disposant pas du bac jugent non seulement prioritaire l’immigration et ce de plus en plus nettement depuis 2019 (59% contre 42% quatre ans auparavant). Alors que, l’an dernier, 39% des diplômés bac +2 assignaient au gouvernement de considérer l’immigration comme un dossier prioritaire (contre 51% des non-diplômés), cette proportion a crû de 11 points (pour atteindre 50%).

L’immigration : une priorité pour certains Français

Plus récemment, nous avons pu identifier les sujets d’inquiétude des Français6. Là encore, deux regards peuvent être portés. Dans l’absolu, l’immigration constitue une source d’inquiétude pour 76% des personnes interrogées. Il s’agit d’un aspect progressant nettement (62% en juillet 2022, 71% un an plus tard, 76% fin décembre).

Si cette inquiétude est élevée, elle s’établit auprès de l’ensemble des Français à un niveau inférieur à celle exprimée à l’égard notamment de la délinquance (87%), du terrorisme, de l’avenir des enfants, du système de santé (86% chacun), du pouvoir d’achat (85%), des conflits internationaux… Dans le détail, on observera naturellement qu’elle émerge à des niveaux variables selon la sensibilité politique : l’immigration constitue la deuxième source d’inquiétude de l’électorat d’Éric Zemmour comme de celui de Marine Le Pen (derrière la délinquance), la sixième de celui Valérie Pécresse, mais entre la quatorzième et la vingt-deuxième des électeurs allant d’Emmanuel Macron à Fabien Roussel. La lecture générationnelle, au regard de ce que nous avons identifié précédemment, n’offre pas de surprises : l’immigration se trouve en quinzième position chez les moins de 35 ans (70%) et en septième chez les plus âgés (83%). Même les catégories populaires, comme les moins diplômés, placent cet enjeu en « fin de tableau »(respectivement huitième et neuvième position).

Entre inquiétude et assignation à agir, il y a un pas. Pas qui n’est pas toujours franchi. Ainsi, ce sont davantage les hommes que les femmes (58% contre 53%) qui invitent fortement le gouvernement à agir, davantage les personnes âgées de 65 ans et plus que les moins de 25 ans (63% contre 38%), davantage les non ou faiblement diplômés que les personnes disposant au moins d’un bac +2 (59% contre 51%), davantage les personnes proches d’une formation politique de droite voire d’extrême droite que de gauche (75% à droite, 83% à l’extrême droite, 49% chez Renaissance et 37% à gauche).

Si l’on n’analyse pas les priorités en termes de niveau mais de hiérarchie des priorités, là non plus pas de surprise. Quoique. Si l’immigration constitue la première priorité de l’électorat d’Éric Zemmour, elle n’est « que » la 5e de celui de Marine Le Pen7, la 7edes personnes âgées de 65 ans et plus (frange électorale appelée à plus se mobiliser que le reste de la population), la 8e des électeurs de droite, la 13edes non ou faiblement diplômés. Ce point-là est remisé à la 21e priorité chez les électeurs d’Emmanuel Macron ou encore à la 22e chez ceux de gauche. Si l’immigration constitue certes un sujet d’inquiétude non négligeable pour les Français, cela ne se traduit pas forcément en attente d’action prioritaire dans ce domaine.

Pour ceux estimant que le clivage gauche/droite n’existe plus (à tout le moins d’un point de vue d’opinion), observons sa permanence dans le temps : moins de quatre personnes sur dix de gauche (ce qui certes n’est pas rien) évoquent l’immigration comme sujet prioritaire dont le gouvernement devrait tenir compte, contre les trois quarts (avec une très forte évolution) de ceux de droite et plus de huit sympathisants d’extrême droite sur dix.

L’immigration, un sujet d’autant plus prégnant que l’inquiétude à l’égard de l’avenir est élevée

Il nous apparaît important de considérer, outre les variables sociologiques, celles d’opinions. Plus les Français ont le sentiment que l’année passée été mauvaise, plus leur projection vers l’avenir est négative, plus l’assignation à tenir compte de l’immigration est élevée. Là aussi adoptons deux grilles de lecture, en considérant d’une part le niveau de priorité et d’autre part la place occupée dans le classement des priorités.

  • En niveau : 51% des Français se projetant positivement vers l’avenir et jugeant l’année positive évoquent l’immigration comme une priorité contre 61% étant pessimistes.
  • En hiérarchie : l’immigration se situe en 9eposition chez les optimistes, en 6e chez les pessimistes.

Tendanciellement, on le voit, plus le pessimisme à l’égard de l’avenir est élevé, plus l’assignation à ce que l’immigration constitue un dossier prioritaire pour le gouvernement est fort. Au cours de la dernière période, l’écart est non seulement manifeste mais surtout accru du fait d’un durcissement de cette inquiétude auprès d’une frange de Français pessimistes. Ainsi, 66% des Français très pessimistes fin 2023 déclaraient que l’immigration devait être un dossier prioritaire pour le gouvernement, contre 51% des répondants indiquant être optimistes à l’égard de l’avenir.

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Un ou plusieurs liens avec la thématique de l’immigration ?

Il est frappant d’observer qu’alors même que le chômage a baissé, la préoccupation à l’égard de la question migratoire progresse chez les catégories de populations insécurisées. Nous semblons donc éloignés du seul slogan du Front national des années 1980 liant le nombre d’immigrés au nombre de chômeurs. Pour identifier le lien entre immigration et autres préoccupations, arrêtons-nous aux moments électoraux. Ceux-ci peuvent constituer de bons indicateurs. Prenons les dernières élections européennes et la dernière présidentielle.

Si l’on se base sur l’ensemble des électeurs s’étant déplacés aux élections européennes (avec plus de 50% de participation, contrairement à certaines idées reçues, il ne s’agit pas de l’élection mobilisant le moins les Français), à la question posée le jour des élections « parmi la liste suivante, quels sont les thèmes qui ont le plus compté dans votre choix de vote ? », un triptyque ressort : pouvoir d’achat(alors même que la guerre en Ukraine n’avait pas débuté), environnement et immigration.

Observons, à ce stade, des motivations non seulement marquées mais reflétant ce que nous avons indiqué au-dessus : l’immigration constituait la 13e motivation de vote des électeurs de La France insoumise (LFI) (sur 17 options proposées), la 12e de ceux du Parti socialiste (PS), la 15e chez Europe Écologie-Les Verts (EE-LV), la 11e chez En Marche mais la 1re tant chez les électeurs de la liste Les Républicains (LR) que chez ceux de celle du Rassemblement national (RN).

Les approches sont également clivées générationnellement : première motivation de vote des personnes âgées de 65 ans et plus (47% citent l’immigration), elle n’est que la 8e des plus jeunes générations d’électeurs (27%).

Nous ne sommes pas dans la nuance d’appréciation mais bien dans un véritable clivage de motivations. La lecture, première, serait incomplète si l’on ne cherchait pas à comprendre si tout le monde évoquait l’immigration de la même manière et avec la même intensité.

Pour pouvoir, au moins partiellement, répondre à ce questionnement, plongeons-nous dans le vote en faveur de Jordan Bardella. Nous avons indiqué que, sans surprise, l’immigration constituait la première motivation de vote des électeurs (79%), devant – déjà – celle du pouvoir d’achat (55%), de la lutte contre le terrorisme (46%), des impôts (41%) ou encore de la sécurité (37%).

Ce regard peut doublement être affiné.

  • Si l’immigration constituait la première motivation de vote de tous les électorats RN, observons que « seuls » 55% des moins de 25 ans ayant voté pour la liste conduite par Jordan Bardella en parlaient, contre 89% des personnes âgées de 65 ans et plus. Notons que les plus jeunes n’évoquaient que peu la lutte contre le terrorisme (20% contre 46% de l’ensemble des électeurs RN) ou encore la sécurité (19% contre 37%), alors que leurs aînés mobilisaient respectivement à 53% et 44% ces deux thèmes. Ajoutons à cela, la confirmation d’un « RN du nord » et d’un « RN du sud ». 74% des électeurs RN habitant en Hauts-de-France mentionnaient l’immigration, contre 82% de ceux du Sud.
  • Sur 100 électeurs de la liste Bardella ayant mobilisé l’immigration comme motivation de vote, 53% mentionnent également le pouvoir d’achat, 52% la lutte contre le terrorisme, 41% la sécurité. Ils se singularisent des autres électeurs RN (ceux ne votant pas en pensant à l’immigration) en évoquant bien plus ces deux dernières thématiques. Nous voyons donc bien un triptyque : immigration/sécurité/terrorisme d’un côté, pouvoir d’achat/impôts/emploi de l’autre. Rappelons qu’il y a un rapport de 1 à 5 entre ces deux groupes d’électeurs RN (79% évoquent l’immigration, 21% ne mentionnent pas ce thème).

À l’élection présidentielle, la question migratoire n’a pas constitué – cette fois encore – la première motivation de vote des électeurs d’une manière générale, mais pas même des électeurs de Marine Le Pen (seuls ceux d’Éric Zemmour l’ont placée en tête). Il s’agissait, pour les électeurs, de leur quatrième motivation de vote (28%), loin derrière le pouvoir d’achat (52%), la santé (32%) et les retraites (31%). 

Qui plus est, la logique relevée initialement fait bien apparaître une attention particulière des électeurs parlant d’immigration aux thématiques de la sécurité comme de lutte contre le terrorisme tout en mentionnant nettement la question du pouvoir d’achat. L’analyse détaillée des résultats selon les électorats, notamment ceux les plus sensibles aux questions d’immigration, fait apparaître des réalités diverses.

  • Ici encore, les électeurs de Marine Le Pen évoquant l’immigration ne lient pas systématiquement ce thème à ceux de la sécurité ou encore du terrorisme. Ou, pour être plus précis, en étant « monothématique », 39% de ceux citant l’immigration évoquent la sécurité (contre 34 % de l’ensemble de l’électorat de Marine Le Pen et 27% des électeurs ne mentionnant pas l’immigration), 33% la lutte contre le terrorisme (contre respectivement 29% et 23%) mais – en deuxième position – le pouvoir d’achat (64% contre 63% de l’ensemble de cet électorat et 62% des électeurs ne parlant pas d’immigration).
  • Les électeurs d’Éric Zemmour évoquant quant à eux l’immigration (82%) associent à leurs attentes la prise en compte de la sécuritémais également de la lutte contre le terrorisme. On en revient là, auprès de cet électorat, au triptyque liant les trois aspects assez nettement.

À ce titre, ils se distinguent très nettement des 7% d’électeurs de Jean-Luc Mélenchon évoquant l’immigration. Ceux-ci ne mentionnent que pour un faible nombre la sécurité (15%) ou encore le terrorisme (8%). En revanche, même auprès de ces électeurs parlant d’immigration, le pouvoir d’achat est cité par plus d’un sur deux, suivi de la lutte contre les inégalités ou encore l’emploi et les retraites.

Les préoccupations à l’égard de l’immigration croissent lorsque les citoyens ont le sentiment d’être dépossédés de leur présent et de leur futur

L’immigration constitue donc-t-elle une préoccupation des Français ? Oui, assurément. S’agit-il de leur première préoccupation ? Non. S’agit-il d’un « sujet » pour tous les Français ? Non plus. Et l’on peut même voir, en dehors de ce qui a souvent été indiqué (certaines catégories – PCS -, personnes âgées et sympathisants de droite… – y étant plus sensibles), que même au sein de l’électorat de Marine Le Pen cette dimension n’est pas la plus prioritaire. Près de 40% de son électorat à l’élection présidentielle n’en a, par exemple, pas parlé. Ces électeurs n’en étaient pas moins préoccupés par le pouvoir d’achat, les retraites, la santé…, autant d’aspects renvoyant à l’avenir. La question de l’immigration prend tout son sens lorsque, au choix, on a du mal à se projeter positivement dans l’avenir et/ou que la nostalgie du passé (même non vécu) structure les représentations. Au premier tour de l’élection présidentielle, Harris Interactive a questionné les Français en leur demandant s’ils avaient le sentiment d’avoir la maîtrise de leur vie. On pourrait interroger la formulation et estimer que cet aspect est on ne peut plus subjectif. C’est volontaire. Nous avons voulu considérer ce paramètre de perception dépendant de facteurs propres à chaque individu. 74 % des Français affirment avoir la maîtrise de leur vie (27% tout à fait, 47% plutôt), 22% ne pas en avoir la maîtrise (17% plutôt pas et 5% pas du tout). Il s’avère que certaines logiques relevées précédemment, reposant sur l’analyse descriptive « classique », se trouvent interrogées. Ainsi, les Français estimant qu’ils n’ont pas du tout la maîtrise de leur vie ont nettement plus voté en tenant compte de l’immigration que les personnes estimant être en pleine maîtrise. Nous aurions pu nous attendre à ce qu’il en soit de même en ce qui concerne la sécurité ou le terrorisme. Il n’en est rien, comme nous pouvons le voir sur ce graphique.

Le facteur « avoir la maîtrise de sa vie » œuvre d’autant plus que l’on est âgé, comme nous pouvons le voir ci-après.

Mais sans être tout à fait corrélé à la notion de sécurité ou de terrorisme.

Si l’on élargit la focale, nous pouvons même observer que, sur deux aspects, les personnes déclarant qu’elles n’ont pas la maîtrise de leur vie se singularisent sur l’aspiration à plus de référendums et l’immigration.

Peut-être, finalement, que les préoccupations relatives à l’immigration s’inscrivent dans un contexte plus global dont les immigrés ne seraient pas tout à fait le facteur mais le réceptacle. Elles sont déjà le fait d’une part de la population française, âgée, et d’autant plus sensible à ce thème-là qu’elle a le sentiment d’être dépossédée de son présent et, inévitablement, de son futur.

RAPPORT 2:

LOI IMMIGRATION : UN POINT DE BASCULE

11/01/2024. BORIS VALLAUD

Un retour du clivage gauche-droite

Le vote de la loi immigration, sur l’ensemble de l’échiquier politique, a constitué un moment de bascule, notamment du fait des conditions dans lesquelles elle a été adoptée. Boris Vallaud, député des Landes et président du groupe « socialistes et apparentés » à l’Assemblée nationale, livre son analyse d’une séquence politique inédite, témoignant d’une irrémédiable dérive droitière de la majorité présidentielle.

Je suis entré à l’Assemblée nationale avec le sentiment d’être encadré par deux compagnons exigeants : la justice et la démocratie. L’une est aujourd’hui brutalisée et l’autre se trouve, à bien des égards, trahie.

Je ne me suis dans cette affaire réjouis de rien. Je n’ai jamais eu la fascination du spectacle de la chute et je suis trop conscient des vents mauvais de l’époque. Je tiens le moment pour grave, il l’est, et je sais confusément depuis longtemps la clarification politique inéluctable. Le tragique est que ce moment se soit noué dans la trahison des valeurs communes, celle de la République ou de l’idée que je m’en fais, laquelle trahison révèle plus profondément l’inquiétante difficulté, jusqu’aux plus hauts sommets de l’État, de croire ce en quoi nous croyons.

La loi immigration, ou l’histoire d’une irrémédiable dérive droitière

Il est d’abord une histoire fausse qu’il faut solder, celle derrière laquelle une majorité présidentielle penaude pensait se cacher pour se blanchir un peu de son forfait, rejointe aussi par des voix mieux intentionnées, se demandant si la gauche ne s’était pas éhontément, et à tout dire coupablement, soustraite à son devoir de législateur en votant une motion de rejet au soutien de laquelle se sont opportunément portées les voix de la droite et de l’extrême droite. La question est légitime et j’ai cru nécessaire de me poser à nouveau la question de mon choix, pensant méthodiquement contre moi. Certains ont cru, tout aussi sincèrement, à la possibilité par le débat parlementaire d’un « moindre mal ». Je leur dis que nous n’y avons jamais cru et que c’était déjà s’accommoder du mal, ce à quoi nous n’avons jamais voulu nous résoudre. Il est selon moi des principes indivisibles qui par nature ne souffrent d’aucun « en même temps ». À celles-là, à ceux-là, qui nous interpellent, je dis qu’ils ne consacrent pas trop d’énergie à la flagellation de leurs amis et se concentrent sur leurs vrais adversaires. Qu’ils évitent de se faire les faciles professeurs de vertu qui toujours raisonnent mais jamais ne décident. Trois choses méritent d’être rappelées : le dépôt, comme le vote, d’une motion de rejet font partie des pratiques parlementaires habituelles, pour ne pas dire banales ; nous ne sommes, par définition propriétaires de nos seuls suffrages, aucunement comptables des voix de la droite et de l’extrême droite ; et enfin, nous ne sommes pas les supplétifs d’une majorité relative sur un texte qui avait déjà franchi un certain nombre de lignes rouges de nos fondamentaux. La crise politique, en définitive, ne réside pas dans le rejet du texte par les oppositions, car l’affaire dans toute démocratie libérale en serait restée là – respect de l’expression de la représentation nationale, retrait du texte, démission du ministre -, mais dans son maintien à toute force, dans les choix faits ensuite par le gouvernement et la majorité, dans les tristes stratégies florentines mises au service d’un dessein populiste.

Je remonte le fil d’une histoire commencée il y a plus d’un an, faite de tergiversations, de faux départs et de fausses promesses. Je crois pouvoir dire que tout était écrit pour s’achever dans cette étrange défaite. Nous n’avons fait qu’en accélérer le calendrier.

Depuis des mois, la pente était prise d’une irrémédiable dérive droitière. Dans le choix d’introduire le projet de loi au Sénat d’abord, dont nul ne pouvait ignorer ni la composition, ni l’orientation politique en matière migratoire ; dans les négociations exclusives engagées ensuite par le ministre de l’Intérieur avec la droite d’Éric Ciotti qui avait sans fard présenté son projet dans les colonnes du Journal du dimanche et épousé déjà les thèses et le programme du Rassemblement national ; dans la disparition sans avis de recherche du ministre du Travail ; dans la façon dont ont été conduits, enfin, les débats à la Chambre haute avec la complicité du gouvernement qui en a accompagné les errances et les excès. Est-il besoin de rappeler les avis de sagesse portant sur la suppression de l’Aide médicale d’État (AME) ou sur la préférence nationale ? Faut-il souligner le vote des sénateurs de la majorité présidentielle en faveur d’un texte qui ne ressemblait plus au projet originel du gouvernement qui déjà prétendait abusivement à l’équilibre entre humanité et fermeté ?

Quant à la commission des lois de l’Assemblée nationale, dont je fus l’un des membres, elle n’avait que très partiellement « nettoyé », avec l’aide de la seule gauche, le texte du Sénat et multipliait encore les concessions à l’avantage de la droite et de l’extrême droite – quotas, durcissement du regroupement familial, rétrécissement du titre étranger malade, raidissement du contrôle des étudiants étrangers, rabougrissement des régularisations par le travail, remise en cause de l’inconditionnalité de l’accueil… Le débat dans l’hémicycle formulait déjà, par la voix du ministre de l’Intérieur, la promesse de nouvelles concessions aux Républicains puisqu’il annonçait une loi future sur l’AME, satisfaisant aux préjugés les plus faux et les plus vils, et le rétablissement du délit de séjour irrégulier…

Sans motion de rejet votée, les quinze jours de débat dans l’hémicycle auraient été au bénéfice exclusif de la droite courant après l’extrême droite, avec la bénédiction du ministre et sous les commentaires gourmands, xénophobes et menteurs des médias de Vincent Bolloré. Ils se seraient conclus sans majorité avec, au choix, un aventureux 49.3 auquel la droite avait promis une motion de censure ou une commission mixte paritaire dans la même configuration que celle que nous avons connue, avec les mêmes exigences délirantes des Républicains et la même lâche complaisance d’un exécutif prêt à tout pour avoir un texte. Car ce qui se jouait n’était déjà plus la question migratoire mais, d’un côté, la capacité du président de la République de maintenir son autorité et ainsi de poursuivre un quinquennat dont il ne sait en vérité que faire et, de l’autre, celle d’un ambitieux ministre de l’Intérieur de trouver une majorité sur un texte, quel qu’il fût et quoi qu’il en coûtât à l’État de droit. Il s’agissait pour lui moins d’écrire un texte que de dessiner un avenir politique.

Ces quinze jours de débat, donnant à voir et à entendre le pire, auraient conduit au même résultat, à la même dramaturgie, au même lâche soulagement. Nous avons par notre vote, non pas refusé un débat, dont l’honnêteté devrait conduire tout observateur sagace à admettre que depuis des mois il avait eu lieu – au Parlement dès octobre 2022 à l’initiative du gouvernement, en juin puis en septembre 2023 au Sénat d’abord, en commission des lois de l’Assemblée ensuite, quatre-vingt-trois heures de débat rien que sur la loi… – mais désigné le mur des principes sur lequel le gouvernement et la majorité se précipitaient. Ceux-là pouvaient freiner, ils ont choisi d’accélérer. Rien n’oblige jamais à l’obstination déraisonnable, ni aux accommodements avec les principes. Nous n’avons en aucune manière contraint le gouvernement et la majorité à embrasser à pleine bouche la droite et l’extrême droite, à renoncer aux principes essentiels sur le respect et la défense desquels nous avions fait élire Emmanuel Macron contre l’extrême droite par deux fois. Nous les avons mis face à un choix. Ils l’ont accompli de leur plein gré, en conscience, parfois en mauvaise conscience, ils n’en sont que plus coupables. Certains dans la majorité ont prétendu pour toute explication à leur vote – piteuse excuse – qu’ils n’avaient eu d’autre choix que ce pacte faustien. Rien n’est plus faux. Rien n’est ni mieux et ni plus dignement démenti que par le vote de celles et de ceux qui, dans la majorité, tout autant tiraillés que d’autres entre des fidélités contradictoires, ont voté contre ce texte. Je salue leur clairvoyance et leur courage. Et l’existence d’un seul Aurélien Rousseau, démissionnaire de ses fonctions ministérielles, suffit à donner tort à tous les autres. Quant à Élisabeth Borne, alors Première ministre, puisqu’il me faut en dire un mot au moins, prétendant avoir le « sentiment du devoir accompli »1, j’ai peur qu’elle ait depuis longtemps perdu de vue ce qu’est son devoir… Il ne suffit pas de se tenir droit dans ses bottes, encore faut-il que ce soient les siennes.

Un rendez-vous manqué et un grand mensonge

Ce débat sur l’immigration méritait pourtant mieux que cette coalition funeste de l’ignorance, des préjugés et de l’opportunisme. Cette loi est, à n’en pas douter, un rendez-vous manqué autant qu’un grand mensonge fait aux Français.

La mondialisation des hommes appartient au cycle présent de notre histoire. Or nous regardons cela sans saisir que l’expression de la seule souveraineté des États ne suffit plus à réguler un phénomène mondial. A-t-on seulement compris que ce monde-là n’existe plus et qu’il appelle des réponses nouvelles ? Tout reste à comprendre, à imaginer. Tout reste à faire pour en définir les règles nouvelles. Si on ne le fait pas, la question migratoire risque d’être au contraire une cause de désordres et déjà de désastres humanitaires. Nous avons besoin d’une perspective globale capable de saisir dans un même mouvement sociétés de départ, sociétés d’accueil et migrants eux-mêmes. Les réponses d’hier appliquées à la situation d’aujourd’hui ne feront qu’aggraver le mal.

Cette loi n’est en définitive qu’une vulgaire loi de police des étrangers qui prétend à l’ordre. Mais de quel ordre parle-t-on lorsque l’on expulse non plus sur la base de peines prononcées mais de peines encourues, qu’on ne parle plus de politique migratoire mais de politique anti-immigrés ? De l’ordre qui règne à Budapest sous la férule de Viktor Orbán ? de celui de Matteo Salvini ? de Giorgia Meloni ? Il y a l’ordre qui cache le désordre et celui qui s’oppose à la justice. Quel ordre ? L’ordre sanglant qui laisse mourir en Méditerranée, où l’homme se nie lui-même ? L’ordre qui prend ses pouvoirs dans la haine, où la République s’ignore ? Assurément cet ordre-là n’est pas le nôtre. Cet ordre-là n’est pas l’ordre républicain. « Ce n’est pas l’ordre qui renforce la justice, c’est la justice qui donne sa certitude à l’ordre2. » Voilà avec Camus notre façon de concevoir la chose.

Cette loi est un grand mensonge fait aux Françaises et aux Français parce qu’elle ne règle rien des questions effectivement posées par la question migratoire. Va-t-elle permettre de « contrôler » l’immigration ? Rien ne permet de le dire. Y aura-t-il moins d’hommes et de femmes quittant leur pays pour y fuir la misère ou la répression ? Y aura-t-il moins de passeurs ? Moins de noyés dans la Méditerranée, moins de mineurs arrivant sur nos côtes européennes ? Qui peut le croire ? Y aura-t-il moins de gens dans des tentes, à la rue ou sous les ponts ? Moins de files d’attente devant les préfectures ? Moins de contentieux devant les tribunaux administratifs ? Plus de laisser-passer consulaires et de reconduites ? Je ne le crois pas. Moins de travailleurs sans papiers ? Non. Quant à l’intégration, elle n’est qu’un mot, elle n’existe que dans l’intitulé de la loi.

Ce que veulent les Français, ce que proposent les socialistes

La gauche et singulièrement les socialistes, au nom desquels je crois pouvoir ici m’exprimer, n’ont pas esquivé le débat, entravés qu’ils seraient par je ne sais quelle gêne s’agissant de la question migratoire ; ils l’ont au contraire nourri d’un discours rénové – adopté en octobre dernier à l’unanimité du bureau national du Parti socialiste3 – s’interrogeant sur la meilleure des façons de répondre à une question qui, de fait, sans être au sommet de leurs préoccupations, taraude les Françaises et les Français. Nous nous sommes refusés à l’ignorer tant à beaucoup l’avenir est incertain, le présent difficile et l’idéal de l’intégration malmené.

Les Français veulent le respect de l’ordre républicain, nous proposons de remettre en « bon ordre » le grand bazar de la politique migratoire du gouvernement : un droit des étrangers illisible et incompréhensible ; un empilement désordonné de réformes successives ; des procédures inefficaces ; des instructions ubuesques ; un manque accablant de moyens des préfectures ; une dématérialisation dysfonctionnelle ; des tribunaux administratifs embolisés ; une politique d’éloignement défaillante ; des obligations de quitter le territoire français (OQTF) délivrées sans discernement et en définitive rarement exécutées… Une politique migratoire maîtrisée, c’est d’abord une politique migratoire claire, organisée, applicable et appliquée. Cela relève pour l’essentiel du pouvoir réglementaire, d’instructions ministérielles, de l’organisation des services de l’État. Avant même que d’envisager une 29e loi en quarante ans, rétablir le bon ordre est le préalable à une refondation en profondeur de notre politique migratoire sur laquelle bâtir un nouveau consensus républicain et des parcours migratoires sans violence.

Les Français sont attachés à la valeur du travail et la reconnaissance des travailleurs, nous proposons une politique de régularisation par le travail. Nous parlons ici d’hommes et de femmes dans l’emploi bien qu’invisibles, des ouvriers des travaux publics ou du bâtiment, comme ceux croisés sur les chantiers du village olympique ; nous parlons de ces employés en grève de Chronopost, des livreurs de chez UberEats ou de Deliveroo, de cette dame que l’on ne croisera pas, levée avant le soleil, repartie avant l’aube, pour faire le ménage de nos bureaux, de cet homme ramassant nos poubelles dans le froid ou sous la pluie, de cette femme qui s’occupe peut-être de nos enfants aujourd’hui, de nos parents demain, ou de celui-ci qui est en cuisine dans notre restaurant de quartier… Des travailleurs qui travaillent et sans lesquels des pans entiers de notre économie ne fonctionneraient pas. Je vous parle de sortir de l’hypocrisie, beaucoup payent déjà des impôts et des cotisations sociales. Nous avons besoin d’eux aujourd’hui, nous en aurons plus besoin encore demain.

Les Français veulent remettre en route une intégration en panne, nous proposons une politique d’inclusion globale, convaincus que le processus d’intégration est au cœur de la constitution du peuple français comme nation. Une vraie politique d’inclusion se plaçant autant du point de vue de celui qui arrive que de la société qui reçoit, qui impliquerait les élus locaux, les associations comme les entreprises, qui poserait la question de l’accueil et de ses modalités, de l’accès au logement, aux soins, y compris en santé mentale, à la formation professionnelle, à l’emploi en particulier des femmes arrivant dans le cadre du regroupement familial. Une politique d’inclusion qui renforcerait et interrogerait l’enseignement de la langue et des valeurs de la République, lutterait contre toutes les discriminations ; penserait la répartition solidaire des populations étrangères sur le territoire national. Une politique qui se préoccuperait de scolarisation des enfants allophones, d’aide à la parentalité, d’accompagnement médico-social, d’accès à la culture, au sport, aux loisirs, aux vacances. Une politique globale, transversale, rattachée au Premier ministre et qui échapperait ainsi à la main du seul ministère de l’Intérieur.

Parce que l’immigration est un phénomène mondial, enfin, qui appelle tout à la fois une compréhension mondiale, une gouvernance mondiale et des régulations régionales, nous plaidons pour un « GIEC » et des accords de Paris des migrations dans le cadre du pacte mondial des migrations. C’est en ce sens qu’aucun débat sur la question de l’asile et de l’immigration ne peut s’isoler dans le huis clos national et que nous rejetons les propositions formulées par la droite et l’extrême droite qui, pour l’essentiel, se situent désormais non seulement en dehors du camp républicain mais aussi du champ européen. L’Europe n’est pas le problème mais une part importante de la solution, nous avons besoin d’une politique commune : voilà pourquoi nous défendons à la fois le droit d’asile en France et la réforme du système de Dublin en Europe, voilà pourquoi nous plaidons aussi pour une harmonisation de la politique des visas, des titres de séjour, mais également des conditions d’accueil et des procédures d’asile, ainsi que pour une reconnaissance mutuelle des décisions de protection internationale. Notre approche fondée sur l’accueil digne et le respect des droits humains n’est pas compatible avec certaines des pratiques actuelles de l’Union européenne (UE). Si la coopération avec les pays de transit des migrants, pour lutter par exemple contre les mafias des passeurs, est indispensable, les politiques visant à financer massivement des pays non européens pour garder sur leur territoire les migrants dans des conditions dégradées voire inhumaines n’est pas acceptable et constitue une politique à courte vue. De même, nous refusons toute « conditionnalité migratoire » dans les politiques d’aide au développement visant à refuser toute aide à des pays qui refuseraient de s’engager à « reprendre » « leurs » migrants. Il n’est pas certain que le Pacte européen sur l’immigration et l’asile satisfasse pleinement à ces exigences et ait trouvé le bon équilibre entre responsabilité et solidarité. Malheureusement.

Cette loi est un rendez-vous manqué et un grand mensonge donc, mais là n’est pas l’essentiel.

Une victoire idéologique de l’extrême droite

L’essentiel réside dans le grand ébranlement moral et l’effondrement intellectuel que constitue le vote d’un texte participant comme jamais auparavant de la normalisation de l’extrême droite et de la banalisation de ses idées, lui offrant ce qu’elle tient elle-même pour une « victoire idéologique4 » et c’est d’abord au président de la République, orchestrant la débâcle, qu’il faut faire reproche d’avoir manqué de ce type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de code moral dont parlait Pierre Mendès France à propos de la démocratie. Chacun sent et sait que l’extrême droite a désormais l’organisation politique et, peut-être aussi, la force sociale pour conquérir le pouvoir et que l’emballement de la défiance est partout. Lorsqu’on a, dès lors, par deux fois été élu pour faire barrage à l’extrême droite, la rectitude républicaine doit commander chaque décision et toute pratique. Toute concession faite à l’extrême droite est une faute morale et toute tentative de triangulation pour, prétendument, lui faire échec une erreur tactique car c’est oublier que « la domination même est servile quand elle tient à l’opinion car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés »5. C’est obsédé par la possibilité de ce jour malheureux qu’il faut agir. À propos des lois scélérates de 1893 et 1894 visant à réprimer le mouvement anarchiste, Léon Blum écrivait en 1898 dans La Revue blanche : « Tout le monde avoue que de telles lois n’auraient jamais dû être nos lois, les lois d’une nation républicaine, d’une nation civilisée, d’une nation probe. Elles suent la tyrannie, la barbarie et le mensonge (…) Dirigées contre les anarchistes, elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens ». Et celui-ci d’ajouter, « surtout, il ne faut pas qu’une réaction de demain s’en serve ». Nous en sommes là : la réaction nous veille, et c’est aussi parce que nous connaissons l’histoire que nous avons l’obsession qu’après nous, aucune réaction ne se serve de l’ordre républicain que nous aurions bâti pour se retourner contre la République elle-même.

Depuis de longs mois déjà, nous nous alarmons de la cécité d’un président de la République obstinément enfermé dans l’étroit espace intellectuel de ses certitudes, ne se sentant en rien obligé par les conditions de son élection et désespérément incapable de saisir les implications politiques et institutionnelles d’une absence de majorité à l’Assemblée. Je me souviens, aux premiers jours de juillet 2022, de cette question posée à sa demande par la Première ministre à chacun des présidents de groupe, « à quels compromis êtes-vous prêts ? », nous signifiant par la même que le président n’en ferait aucun. Il aura fini d’épuiser une Ve République à bout de souffle, pathologiquement défavorable à la concertation et aux compromis, et d’abîmer la politique dans ce que les Françaises et les Français lui conservaient encore de crédit. La machine à trahir, c’est lui.

L’honnêteté doit nous conduire à admettre que ce « parlementarisme de fait » issu des urnes fut pour nous tous une surprise avant que d’être un objet institutionnel non identifié qu’il nous fallait comprendre et apprivoiser, au moment même où l’extrême droite y rentrait en nombre. Chacun s’est interrogé sur sa façon d’être au Rassemblement national, nous avons fait le choix à gauche du front républicain, bien seuls, quand la majorité glissait, elle, dans l’urne des bulletins pour faire élire l’extrême droite au bureau de l’Assemblée. Nous avons réfléchi sur ce que pouvait être cette hydre politique faisant vivre ensemble le cerveau de la IVeRépublique et le corps de la Ve, à moins qu’il ne s’agisse de l’inverse ? Pas un parlementaire qui ne se soit demandé, dans un apprentissage hasardeux, quelle opposition être, ce que majorité relative veut dire. J’ai adressé à la présidente de l’Assemblée au nom du groupe socialiste six pages de propositions – demeurées sans réponse – pour tenter de nous donner un mode d’emploi et pour mieux articuler les fonctions d’évaluation, de contrôle et de législateur de notre assemblée.

« Le peuple n’a pas besoin de tuteur ni de maître, il a besoin de guides honnêtes et intelligents qu’il s’est lui-même choisis. (…) Le tort des hommes qui nous dirigent, c’est de ne pas croire à la possibilité de cette démocratie libérée », disait Lamartine6. Le seul en définitive qui ne se soit jamais interrogé, c’est le président de la République, jamais avare, quoi qu’il en coûte à la démocratie, d’une brutalisation de nos institutions, d’un coup de force ou d’un coup de menton inaugurant des pratiques dont d’autres après lui pourraient dès lors se revendiquer sans qu’on n’y puisse rien opposer. Adoptant le point de vue de Sirius, j’avais à la tribune de l’Assemblée, au moment de la réforme des retraites, interrogé la Première ministre sur la façon dont nous considèrerions et qualifierions un régime qui utiliserait les procédures parlementaires les plus expéditives pour conduire une réforme aussi importante, demeurerait indifférent à l’opposition unanime des organisations syndicales, resterait sourd aux manifestations millionnaires de son peuple et adopterait en définitive sans vote du Parlement une réforme engageant plusieurs générations7. La réponse était dans la question. Voilà comment on pave le chemin mauvais des démocraties illibérales.

Et que dire du soin capon laissé au Conseil constitutionnel de faire le ménage d’un texte dont l’exécutif convient lui-même qu’il est perclus d’inconstitutionnalités, sinon qu’il se laisse à nouveau, lui et sa majorité, coupablement enfermer dans le piège tendu par l’extrême droite ? Car c’est bien l’expression de la volonté populaire que les députés de la majorité ont exprimé par leur vote. Chacun lit ici sans peine la suite inquiétante de l’histoire et les conséquences politiques de l’annulation d’une très grande partie de la loi. Il en naîtra immanquablement une polémique, la droite et l’extrême droite en tirant la démonstration que le respect de la « volonté du peuple » s’en trouve contrariée par la Constitution elle-même et plus largement par un bloc de constitutionnalité qui dès lors doit être réformé… La Constitution, le préambule de 1946, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, tout y passera puisque tout aura été constitutionnellement tenté pour « régler » la question migratoire. Qui s’opposera alors à cet appétit de réforme constitutionnelle, à l’idée qu’une loi votée par une majorité parlementaire puisse prévaloir sur la Constitution et les conventions internationales ? Qui résistera à l’inscription de la préférence nationale dans la Constitution ? Le président de la République prêt à élargir le champ du référendum à la question de l’immigration ? La majorité ? Le lâche espoir que les dispositions inconstitutionnelles soient annulées aura pour seul effet de renforcer les propositions de celles et de ceux qui voudront demain changer la Constitution, se mettre à l’abri des conventions européennes et du « gouvernement des juges », et in fine en finir avec la démocratie libérale et l’État de droit. Voilà à quoi conduit la rencontre tragique des idéologues sans substance ni boussole du pragmatisme et des maquignons du patriotisme occupés à mettre en pièce leur propre patrie.

Un retour du clivage gauche-droite

Ce moment dit une chose importante et consacre un fait politique majeur : la fin du « en même temps », c’est-à-dire de la promesse originelle, à laquelle certains ont honnêtement cru – que j’ai pour ma part toujours tenue pour viciée –, du « et de gauche et de droite ». La fin du macronisme lui-même et le début d’une cohabitation sans fard avec la droite. C’est sans doute là pour le président de la République que se trouve sa majorité jusqu’alors introuvable, autant que le point d’équilibre de son camp, pour mettre en œuvre le programme de droite sur lequel il a été élu. Le macronisme n’était pas une troisième voix, il était une voie sans issue. Chacun aura aussi fait le constat de l’impuissance et donc de l’inutilité d’une aile gauche dans une majorité obstinément de droite.

Il y a dans ce moment une lueur. Le retour possible du clivage droite-gauche qui n’est pas la part maudite de la politique mais au contraire la condition de sa survie ; ce qui rend possible le débat, les alternances apaisées, les compromis authentiques et les lois immortelles dont la République parfois s’honore. Il nous éloigne de ce dilemme posé par Emmanuel Macron, « moi ou le chaos », qui finissait, tourné en son contraire, par nourrir l’envie grandissante du chaos.

Il offre à la gauche, à la plus grande gauche, rassemblée et unie, qui dans ce moment sombre a parlé de la même voix, une responsabilité historique et un chemin. Mais la gauche de demain ne peut pas être celle de la rumination morose de son passé, ni moins encore celle perpétuellement en guerre contre elle-même, conscients que nous sommes d’être moins veillés, peut-être, par la révolution écologique et sociale que par la révolution nationale. Cette gauche doit être une gauche de la réinvention, de l’audace, de la conquête de la liberté pour tous, une gauche qui retrouve le goût des grandes odyssées, de la culture, une gauche au service de celles et de ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre, du côté de celles et de ceux qui subissent « l’Histoire avec sa grande hache » comme disait Georges Perec, une gauche au service de l’Homme. Nous devons retrouver l’audace du réformisme radical perdue dans la culture gestionnaire et renouer avec le geste de la rupture qui mena François Mitterrand à la victoire : rompre avec un monde invivable du fait des injustices et inhabitable du fait du dérèglement climatique. Une gauche républicaine, sociale, humaniste, universaliste, écologiste, fraternelle, aimantée par deux idées exigeantes et cimentée par l’impératif de fraternité sans laquelle la vie en commun est impossible : la poursuite de l’égalité et la promesse d’émancipation.

Cette gauche existe dans les partis politiques certes, pour peu qu’ils acceptent de se concevoir dans leur diversité, se parlent, travaillent ensemble et acceptent de construire des compromis, mais cela ne peut-être leur affaire seuls. La gauche vit aussi dans les syndicats, les associations, les mouvements d’éducation populaire, les collectivités territoriales, dans les universités, les théâtres, les journaux et les bibliothèques. Parmi les Françaises et les Français qui partout se désespèrent de nous autant qu’ils espèrent de nous. Que cette grande gauche dispersée, et dès lors impuissante, se rassemble pour bâtir l’alternative. Il ne s’agit pas pour cette « gauche hors les murs » de prendre la carte de tel ou tel parti mais de prendre parti à l’heure où le camp de la réaction s’unifie et se consolide.

La victoire de l’extrême droite n’a rien d’inéluctable. Il ne tient qu’à nous. Il ne tient qu’à la gauche. Il est temps.

RAPPORT 3 :

LOI IMMIGRATION : PRÉFÉRENCE NATIONALE ET REMISE EN CAUSE DES FONDEMENTS DE LA SÉCURITÉ SOCIALE

18/01/2024. JÉRÔME GUEDJ, COLLECTIF RÉPUBLIQUE SOCIALE – FONDATION JEAN JAURES

Prestations familiales

La loi sur l’immigration votée en décembre 2023 prévoit qu’une grande partie des prestations sociales et l’APA soient soumises à une obligation de résidence de cinq ans en France ou à une durée d’activité professionnelle minimale. Jérôme Guedj, député et membre de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, et le Collectif République sociale décortiquent le contenu de cette loi qui s’attaque à ce qui est au cœur de notre pacte social : notre système de protection sociale.

Depuis le 19 décembre 2023, commentaires et analyses se sont multipliés sur la loi immigration. Mais, pour l’essentiel, ils se sont focalisés sur la signification politique du vote. Pas sur le contenu de la loi. Et pour cause, jusqu’au bout, il a évolué dans le huis clos d’une commission mixte paritaire (CMP) et des pré-négociations dans le bureau de la Première ministre… Les sénateurs – à 19 h – comme les députés – à 21 h 30 – ont eu à se prononcer sur un texte définitivement écrit à 16 h et comportant près de… 90 articles ! Au passage, on ne peut que constater l’aberration de cette procédure parlementaire, qui aboutit, au final, à ce que la plupart des parlementaires soient contraints de se prononcer par un vote sur un texte qu’ils n’ont pas lu… Il est donc essentiel de décortiquer les articles, et notamment ceux qui introduisent le ferment de la préférence nationale dans notre système de protection sociale. Au mépris de son histoire et surtout de ses finalités.

Une remise en cause de l’universalisation de la Sécurité sociale

La loi votée le 19 décembre 2023 à la suite de la commission mixte paritaire marque une rupture forte dans l’histoire politique récente de notre pays. Les prises de parole réjouies de l’extrême droite et d’une droite qui ne peut plus prétendre au qualificatif de « républicaine » en sont l’illustration. Notre modèle de solidarités collectives et de fraternité en est, déjà, durablement abîmé.

Au rejet de l’étranger se combine le refus de ce qui est au cœur de notre pacte social : notre système de protection sociale. La prouesse est remarquable : les nouvelles dispositions combinent démagogie évidente, populisme coupable, xénophobie patente, rejet du système de Sécurité sociale. On ne pouvait choisir entre refus de l’étranger et refus de la solidarité sociale. La droite Les Républicains (LR), sur l’inscription décennale de l’extrême droite, a conduit au désastre des groupes politiques sans boussole et ayant foulé aux pieds tous les principes républicains, poussant le gouvernement et le président de la République à franchir le Rubicon.

Au « en même temps » a succédé l’idée d’une France méfiante, refermée sur elle-même, incapable de tendre la main. Une France qui ne peut plus se targuer d’être la république sociale qu’elle est devenue au fil de décennies de changements.

En effet, l’accès aux prestations sociales a progressivement évolué, pour proposer des couvertures universelles et équivalentes, au titre de risques et de charges supportés par tous. En cela, il participe parfaitement du « processus de civilisation » décrit parfaitement par Norbert Elias1. C’est ce processus qui est aujourd’hui interrompu par des pulsions de régression et de repli sur soi.

L’universalité de ces allocations, décidée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, a été consacrée par la loi du 4 juillet 1975 – sous Jacques Chirac alors Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing donc – entrée en vigueur au 1er janvier 1978, qui supprima toute condition d’exercice d’une activité professionnelle pour l’ouverture du droit aux prestations familiales, dites non contributives.

C’est sur cela, cet héritage direct de l’esprit de la Sécurité sociale du Conseil national de la Résistance, qu’est revenu ce texte, au détriment des vies de centaines de milliers de personnes qui résident dans notre pays, sont en situation régulière et cotisent toutes et tous pour notre système social commun.

Historiquement, le droit aux prestations sociales françaises a été progressivement ouvert de plus en plus, non en fonction de l’activité professionnelle, mais bien au regard du fait de résider dans notre pays.

À partir de 1978, l’accès aux prestations familiales n’a plus été conditionné au fait d’avoir préalablement cotisé, donc d’avoir travaillé. En effet, il s’agissait d’accorder à toutes les familles, et en particulier aux plus fragiles, des droits tout à fait essentiels : prendre en charge les coûts de l’enfant (allocations familiales), contribuer à leurs frais de garde (prestation d’accueil du jeune enfant), assurer un logement (aides au logement), garantir des soutiens aux familles les plus modestes (allocation de rentrée scolaire, complément familial et allocation de soutien familial), aider les parents accompagnant leurs enfants handicapés (allocation de présence parentale).

Cet accès universel a été justifié de manière assez évidente : notre Constitution, le principe même de fraternité, justifie d’aider ceux qui en ont le plus besoin. Au fonctionnement sous forme de couverture professionnelle a succédé la couverture offerte non aux seuls Français, mais bien aux résidents en France, sans considérer leur nationalité. À la condition d’activité professionnelle a donc succédé une seule condition de résidence.

Par la suite, c’est sous le gouvernement Jospin et avec Martine Aubry comme ministre des Solidarités que la généralisation de l’assurance-maladie aboutit, avec la création de la couverture maladie universelle (CMU) de base à tous ceux n’ayant pas suffisamment travaillé pour bénéficier de cette couverture. La CMU n’a néanmoins été qu’une étape : depuis 2016, la prise en charge des dépenses de santé par la Sécurité sociale est accordée à tous, sur le seul critère de résidence, avec la bien nommée protection universelle maladie (PUMA).

Seuls les minima sociaux ont donné lieu à des restrictions plus fortes pour les étrangers : ils bénéficient de minimum de revenus spécifiques (l’aide aux demandeurs d’asile qui ne peuvent travailler et précédemment l’aide temporaire d’attente, qui a été fusionnée dans le revenu de solidarité active par la suite). Bénéficier du revenu de solidarité active (RSA) nécessite de justifier d’une condition de résidence préalable de cinq années. En effet, notre nation soutient les étrangers arrivant sur notre sol mais les encourage à trouver leur place dans la société par leur travail et à ne pas dépendre, dès leur arrivée et pour une longue période, de revenus minimums financés par la solidarité nationale.

Le principe général est donc de soutenir qui réside en France de manière régulière, comme tout Français. La seule exception concernait le revenu minimum d’insertion (RMI) qui avait un délai de trois ans2 et le RSA, institué en 2009 sous la présidence Sarkozy, qui a un délai de cinq ans en situation régulière (avec un titre de séjour autorisant à travailler). Le Conseil constitutionnel a considéré que ce délai de carence était légal car l’objectif du RSA est d’inciter l’exercice ou la reprise d’une activité professionnelle. La stabilité de la présence sur le territoire étant un critère essentiel à l’insertion professionnelle, un tel délai de carence est donc justifié pour les étrangers en situation régulière afin de les inciter à l’exercice d’une activité professionnelle. Ainsi, le Conseil constitutionnel a considéré que cette différence de traitement entre les Français et les étrangers est en rapport direct avec l’objet de la loi, elle n’est donc pas contraire au principe d’égalité.

C’est ce qui différencie le RSA de Michel Rocard ou la prime d’activité de François Hollande des prestations dont il est ici question. Les allocations versées servent à l’entretien immédiat de la vie quotidienne de l’enfant, comme l’aide personnalisée au logement (APL) à aider à solvabiliser le logement. La loi immigration de 2023 représente donc un recul considérable dans une histoire décennale de progrès et d’extension des droits de chacun.

Avant ce changement de 2023, la France est restée cohérente avec sa vision universelle et solidaire de sa société. Dès 1793, les constituants français étaient les premiers à affirmer que « les secours publics sont une dette sacrée ». Avant même la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, affirmant le droit de chacun à la Sécurité sociale, le préambule de la Constitution de 1946 rappelait que « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. »

Au sortir de la guerre et de ses horreurs, personne ne pensait à privilégier les nationaux. La France a toujours été une nation ouverte, avec une tradition d’accueil, sans discriminer ou stigmatiser. Cet héritage vient d’être brûlé. La droite et les soutiens du gouvernement ont renié l’héritage dont ils se revendiquent constamment. Parfaitement à tort, nous le savons désormais.

L’influence de l’extrême droite a tout embarqué. Finie la solidarité, il s’agit de protéger d’un péril qui n’est jamais, et n’a jamais été, démontré. Certains ont indiqué préférer Clémenceau à Jaurès3. Ces saillies ne sont que forfaitures. C’est René Cassin, Charles De Gaulle, Ambroise Croizat, Pierre Laroque et Alexandre Parodi qu’ils ont trahis avant tout.

Le choix de la préférence nationale est une rupture dans la tradition et dans la modernité

Le texte voté le 19 décembre 2023 ne présente, en matière de droits sociaux, aucune ambiguïté. Ce qui ne s’appliquait qu’au RSA jusqu’alors, et qui était compensé par d’autres revenus minimums pour les plus fragiles, il est maintenant question de l’étendre à des soutiens universels.

Fini le droit au logement opposable pour tous. Ressortissants non communautaires venus en France régulièrement pour y mettre à disposition vos compétences, vous devrez attendre cinq ans de résidence pour vous en prévaloir et être un citoyen comme un autre. Se recommander d’un effort renforcé en matière d’hébergement d’urgence ne sert à rien, la volonté est là. Indéniable. Sous la présidence d’Emmanuel Macron et sous les applaudissements des lepénistes, en France, au XXIe siècle, on classifie les personnes, on hiérarchise les hommes.

Achevée, l’universalité d’accès aux prestations familiales. Il faudra, là encore, cinq années de résidence stable pour bénéficier de manière inconditionnelle de la prestation d’accueil du jeune enfant, des allocations familiales, du complément familial, de l’allocation de logement, de l’allocation de soutien familial, de l’allocation de rentrée scolaire, de l’allocation journalière de présence parentale.

Seules demeurent universelles l’allocation forfaitaire versée en cas de décès d’un enfant et l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé. Le cynisme est total : seule la mort ou le handicap justifient encore que l’État vous aide.

De fait, le texte opère un tri entre les soutiens acceptables et ceux qui ne le sont pas pour des personnes vivant en France.

Par ailleurs, ce texte qui prétend favoriser l’intégration des personnes étrangères provoque tout l’inverse. Selon Michel Borgetto, docteur en droit public spécialiste de la sécurité sociale et professeur émérite de l’université Panthéon-Assas, « les délais de carence vont totalement à l’encontre de l’intégration que l’on prétend viser »4. Puisque notre pays va priver des étrangers en situation régulière « des aides et accompagnements nécessaires à leur insertion durable dans la société […] au moment où ils en ont le plus besoin », pour lui, l’effet du texte est clair : « accroître le nombre de travailleurs pauvres et de mal-logés, voire de sans-abris »5.

Alors que les salaires sont tirés vers le bas, chacun sait le poids de soutiens de ce type. Ils ne bénéficieront plus aux familles étrangères récemment arrivées en France. Celles-ci ne pourront plus être soutenues pour nourrir leurs enfants, les faire garder, se loger… Seuls ceux démontrant qu’ils ont travaillé trente mois pourront prétendre à ces aides. Leurs familles et leurs enfants devront attendre deux années et demie, voire cinq.

Abandonné, l’accès aux APL, si nécessaires pour obtenir un logement, notamment dans des zones urbaines denses et dans lesquelles les loyers demeurent trop onéreux. On condamne les étrangers arrivés récemment à des conditions de logement indignes. On les livre aux mains de marchands de sommeil. Le cynisme de ce choix ne peut laisser aucun citoyen responsable indifférent.

Et cette condition d’antériorité de séjour a aussi été étendue à la prise en charge de la dépendance des personnes âgées.

Par ailleurs, il est envisagé de revoir l’aide médicale d’État (AME), qui protège avant tout la situation sanitaire des Français et contribue à la maîtrise des dépenses d’assurance-maladie en évitant des dépenses trop importantes liées à des situations de santé irrémédiablement dégradées et justifiant une prise en charge lourde.

La seule règle ici est celle de l’idéologie de la stigmatisation de l’étranger, du refus de solidarité, du rejet de l’autre. L’extrême droite ne peut que se réjouir. Les esprits des votants de ce texte sont totalement et parfaitement lepénisés, à un point où ils ont le sentiment de ne même pas l’être.

Pour Francis Kessler, maître de conférences à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et expert du droit de la protection sociale, le constat est alors clair : « La seule motivation de cette loi est idéologique. Elle repose très clairement sur une idée de préférence nationale et place notre pays sur une pente extrêmement dangereuse. »6

Au-delà de l’offensive de communication lancée depuis ce vote funeste, nul ne s’y trompe : la préférence nationale est là, incontestable, tache indélébile dans notre édifice législatif, remettant en cause une tradition séculaire d’accueil solidaire.

Exemples par type d’allocation7

Sur le droit opposable au logement (DALO)

Actuellement, les conditions d’accès au dispositif DALO sont relativement peu contraignantes. Il suffit de justifier d’une condition de résidence « stable et permanente », vérifiée par la détention d’un titre de séjour (carte de résident, carte de séjour temporaire, carte pluriannuelle…) pour accéder à un système qui a permis de loger 258 788 ménages depuis sa mise en place en 2007, avec plus de 90 000 demandeurs encore en attente d’un logement8.

Désormais, pour être éligible au DALO, pensé expressément pour les personnes qui ne peuvent obtenir un logement décent et indépendant par leurs propres moyens, l’étranger hors-Union européenne devra être titulaire de l’un des titres mentionnés, mais il devra également avoir vécu en France depuis au moins cinq ans ou bien y travailler depuis deux ans et demi.

Non seulement on ne règlera pas la pénurie de logements, mais ce sont des dizaines de milliers de familles qui vont voir leurs perspectives d’accès à un logement minimalement décent se réduire. Par ailleurs, quid des étrangers demandeurs d’emploi, qui verront leur précarité encore accrue par ces délais injustifiés au regard de notre idéal d’intégration ? Ce texte n’y répond pas et se lave les mains des personnes qu’il condamne au mal-logement, au sans-abrisme et à la dépendance.Avec ce texte, si madame X, de nationalité mexicaine, venue en France il y a deux ans pour travailler, venait à perdre son emploi, et donc, à terme, son logement, elle ne serait pas éligible à un dépôt de dossier DALO en préfecture.

Sur l’accès à un logement social

De la même manière, la demande de logement social d’un étranger est actuellement uniquement conditionnée par la présentation d’un titre de séjour valide, et modulée par un plafond de revenu et la situation socio-économique et familiale du demandeur. C’est ainsi que l’ensemble du parc HLM français héberge aujourd’hui plus de 10,2 millions d’habitants répartis sur environ cinq millions de logements9.

Instaurer des temps d’attente démesurés, assortis de conditions d’activité professionnelle, avant même de pouvoir accéder au droit de demander un logement social, va purement et simplement avoir pour effet, à terme, de laisser ou jeter à la rue des dizaines de milliers de personnes, sur le fondement du principe de préférence nationale. L’Union sociale pour l’habitat (la fédération des organismes HLM) est claire sur le sujet : « Le gouvernement jette ces ménages dans les mains des marchands de sommeil, des locations non déclarées qui les fragiliseront plus encore. La création de bidonvilles ne saurait être un horizon pour toutes celles et ceux qui se réclament de la France des Lumières ».10Avec ce texte, madame Y, de nationalité malienne, arrivée sur le territoire en 2021, ne pourra pas déposer de demande de logement social pendant cinq ans.

Sur les prestations familiales

Actuellement, l’ensemble des prestations familiales sont disponibles pour un étranger étant en situation régulière, en fonction de la composition de son foyer (situation des parents, nombre d’enfants à charge, etc.) et des ressources disponibles du ménage, pour l’ensemble des personnes détenant un titre de séjour et résidant au moins huit mois par an dans le logement, à condition d’avoir au moins un enfant à charge en France. Selon les statistiques du gouvernement11, elles sont versées, modulées selon les revenus des ménages, à plus de cinq millions de ménages, bénéficiant à plus de 12,3 millions d’enfants.

Son conditionnement à une durée et à un exercice professionnel, identique au DALO, soulève un nombre important de questions, toutes très graves pour la réalité des personnes qui bénéficient de l’aide de la collectivité pour élever leurs enfants. Ces prestations ont pour la plupart un mode de calcul conjugalisé et familialisé, ce qui soulève beaucoup de questions :

  • est-ce que la condition de durée de résidence de cinq ans va s’appliquer aux deux parents s’ils sont étrangers ?
  • si l’un des deux parents ne remplit pas cette condition mais que l’autre parent la remplit, la prestation ne sera-t-elle pas versée ?
  • une évaluation de l’impact sur la pauvreté des familles, et notamment des enfants, a-t-elle été réalisée ?
  • quelle durée de résidence sera demandée à l’enfant ? Dans quelle mesure la situation de l’enfant (résidence, nationalité) primera ou non sur celle des parents ?
  • si le foyer a plusieurs enfants à charge, mais que seule une partie des enfants justifie de la durée de résidence demandée, la prestation ne sera-t-elle pas versée ? Ou versée partiellement ?
  • quid des demandeurs d’emploi ?

Plus qu’un simple dévoiement de l’esprit de nos prestations familiales, en période d’inflation généralisée, ce sont des millions de personnes que ce texte va participer à précariser, plonger dans la pauvreté sur le seul fondement de leur nationalité.Avec ce texte, monsieur Z, de nationalité tunisienne, chirurgien venu exercer en France à l’hôpital en janvier 2023 – comme praticien à diplôme hors Union européenne (PADHUE), sans lesquels tant de services d’urgence ou de services hospitaliers ne tourneraient pas –, souhaitant placer sa fille dans la crèche de sa commune de résidence, ne touchera pas la prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE) alors que son collègue (ressortissant communautaire ou Français) avec qui il opère quotidiennement, en bénéficie pour la garde de son enfant.

Sur l’aide personnalisée au logement (APL)

Les APL ne requièrent aujourd’hui, pour les étrangers, qu’un visa en règle, une résidence régulière (locataire ou sous-locataire). Elles sont modulées selon les conditions du logement et les ressources du ménage. Pas selon un critère d’activité professionnelle. Ces aides restent donc globalement accessibles au plus grand nombre, permettant de soutenir près de trois millions de personnes12.

Par ailleurs, 72% des allocataires sont des personnes seules et 24% sont des seniors de plus de 60 ans. Plus globalement, 83% des membres des ménages bénéficiaires d’aides au logement au sens large ont un niveau de vie inférieur au quatrième décile de niveau de vie de l’ensemble de la population de France métropolitaine, 54% un niveau de vie inférieur au deuxième décile. Ces allocations sont donc un immense soutien pour les plus pauvres. Cette aide est nécessaire pour accéder au logement et vivre de manière digne.

Dans ce contexte, le texte voté par le gouvernement implique un recul énorme, en conditionnant le droit aux APL à trois mois pour les étrangers qui ont une activité professionnelle et à trente mois pour les étrangers qui ne travaillent pas. Certes, il n’y aura pas de durée minimum pour les étrangers qui ont un visa étudiant, mais ce visa étant lui-même conditionné à une caution financière « de retour » dans ce texte, on constate clairement un engrenage de mécanismes de dissuasion pour les jeunes extra-européens.

Il se pourrait même que la différenciation ciblée au niveau des APL soit inconstitutionnelle. Cette restriction n’étant, a priori, justifiée par aucune raison objective en rapport direct avec l’objet de la loi (ici : favoriser l’accès au logement), la jurisprudence risque de rendre cette distinction sur critère de nationalité inconstitutionnelle. En effet, dans son avis du 22 janvier 1990, le Conseil constitutionnel, qui se prononçait alors sur une allocation supplémentaire du fonds national de solidarité pour certaines personnes âgées devenues inaptes au travail et privées du minimum vital – allocation soumise à un délai de résidence sur le territoire français et réservée aux seuls étrangers européens –, a censuré cette restriction en considérant que cette « exclusion des étrangers résidant régulièrement en France du bénéfice de l’allocation (…) méconnaît le principe constitutionnel d’égalité13 ». À cet égard, la décision à venir du Conseil constitutionnel ne pourra que retenir l’attention pour voir si la même analyse est applicable aux aides au logement.

Pourtant, les conséquences sont aussi prévisibles qu’elles étaient évitables : plus de précarité locative, plus de personnes dans la rue ou dans des situations de logements indignes, surpeuplés, clandestins ou insalubres, et une perte d’attractivité supplémentaire de notre territoire pour les étudiants internationaux.Avec ce texte, monsieur W, de nationalité ivoirienne, arrivé en France comme aide-soignant et locataire d’un T2 en banlieue parisienne, ne pourra pas bénéficier des APL.

Sur l’allocation personnalisée d’autonomie (APA)

Comme beaucoup de mesures évoquées à l’article 1er N, actuellement, cette mesure est simplement conditionnée, pour les étrangers, à la tenue d’un visa en règle, en plus d’une condition d’âge (60 ans, qui est celle du bénéficiaire de l’APA) et d’une condition liée à la perte d’autonomie. Encore une fois, il est à noter qu’aucune condition de ressources ou d’activité professionnelle n’est ici venue remettre en cause le principe fondateur de notre Sécurité sociale, au nom duquel quiconque reconnu comme dans le besoin a droit aux prestations non contributives. En vertu de sa situation et non de son passeport.

Ainsi, environ 1,3 million de personnes âgées dépendantes perçoivent l’APA14, qui correspond à la prise en charge, par le département, d’une partie des coûts de l’Ehpad ou de l’aide à domicile. Ici, outre les points déjà soulevés auparavant, une condition spécifique pose un problème encore plus clair : comment vont vivre les personnes âgées étrangères en perte d’autonomie qui – par nature – ne peuvent pas travailler ? Des personnes bénéficiant du regroupement familial ou des personnes installées sur notre territoire depuis longtemps et confrontées à des non-renouvellements de leurs visas de longue durée risquent de perdre une ressource essentielle à leur survie. Il en va de même pour les personnes âgées arrivant dans notre pays avant une reconnaissance officielle de leur statut de réfugié, ou victimes des délais et dysfonctionnements administratifs auxquels sont confrontés tous les étrangers, peu importe leur situation administrative.

Selon la Drees15, en décembre 2020, plus d’un tiers des personnes âgées de 85 ans ou plus bénéficiaient de l’APA. Pire, parmi les bénéficiaires de l’APA en établissement, 58% sont très dépendants (catégorisés en GIR 1 ou 2), contre 20% pour les personnes bénéficiaires à domicile. Elle représente les neuf dixièmes de l’ensemble des mesures d’aide sociale des départements en faveur des personnes âgées. On s’attaque là, de manière très violente, aux plus fragiles. Ici encore, ces délais ne sont rien d’autre qu’une mise en œuvre de la préférence nationale. S’agissant d’une prestation relevant des départements, il est donc juste et salutaire que 32 départements aient d’ores et déjà annoncé qu’ils compenseraient les effets pénalisants de cette disposition.Avec ce texte, madame V, de nationalité britannique, âgée de 80 ans, nécessitant une prise en charge et récemment veuve, ramenée en France par son fils résidant dans le pays, ne sera pas éligible à l’APA et ne pourra pas percevoir d’aide de son nouveau département de résidence.

Sur l’allocation de rentrée scolaire (ARS)

L’ARS est spécifiquement pensée pour prévenir de trop grandes disparités entre les enfants scolarisés entre 6 et 18 ans et pour financer l’achat de fournitures scolaires et du nécessaire pour l’école. Bénéficiant à cinq millions d’enfants issus de trois millions de familles16, il s’agit même d’une allocation fournie automatiquement par la Caisse d’allocations familiales (CAF) pour tous les enfants âgés de 6 à 15 ans, sans demande spécifique.

Une étude réalisée en 2022 par la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF) démontre que l’ARS représente, en moyenne, un tiers des dépenses scolaires annuelles des familles bénéficiaires, dont environ la moitié sont monoparentales, et donc structurellement plus précaires. Sans l’ARS, environ deux tiers des familles estiment qu’elles auraient dû davantage réduire leurs autres dépenses, mais aussi l’achat des affaires pour la rentrée, ou le financement des activités extrascolaires.

Le mode de calcul utilisé pour définir le montant de l’allocation se base uniquement sur l’âge des enfants, les ressources annuelles du foyer et le nombre d’enfants à charge.

On a considéré, à juste titre, qu’un critère de nationalité ou de présence sur le territoire n’avait pas à jouer de rôle dans le financement du bien-être d’un enfant, quel qu’il soit. Tel ne sera plus le cas.  Avec ce texte, monsieur N, arrivé du Sénégal l’an dernier avec ses deux enfants, ne bénéficiera plus de l’ARS à la rentrée prochaine, alors même qu’il l’a touchée en août dernier et que les besoins éducatifs de ses enfants n’ont pas changé.

La France ne peut abandonner ni ses principes ni ses valeurs, notre Sécurité sociale doit être défendue

Il est des institutions que chaque Français chérit. Et qui passionnent nos débats publics. La Sécurité sociale en est une. Elle occupe une place particulière. Sa nature et son exigence nous obligent.

Il est à ce titre assez marquant que, on doit en convenir, l’extrême droite a évolué à ce sujet. Alors que Jean-Marie Le Pen prônait à l’origine le national-libéralisme le plus débridé17, le discours a peu à peu changé pour devenir plus protecteur et respectueux de notre Sécurité sociale. Mais cette fidélité n’était et n’est que de façade. Elle est un paravent destiné à dissimuler la préférence nationale.

C’est celle-là même qui a été odieusement votée par la majorité présidentielle ce 19 décembre 2023.

Il faut être clair. Dans l’histoire récente de notre Sécurité sociale, il n’a jamais été demandé une activité professionnelle de deux ans et demi ou une résidence – régulière et continue – de cinq années pour prétendre à des soutiens élémentaires et universels.

C’est en ce sens que ce texte porte le sceau funeste du Front national, et non uniquement de son parti héritier, le Rassemblement national.

Le rapport intitulé Minima sociaux et prestations sociales18 publié en 2022 par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) indique que, sur les 9,2 millions de personnes considérées statistiquement comme pauvres en France (disposant d’un revenu inférieur à 60% du revenu médian), les prestations sociales non contributives représentent, au total, 38 % de leur revenu disponible (13% de minima sociaux, 11% d’aides au logement, 10% de prestations familiales et 3% de prime d’activité).

Outre son caractère xénophobe, cette loi s’attaque donc aux pauvres, statistiquement surreprésentés parmi les étrangers.

Par ailleurs, il paraît important de souligner que toutes ces conditions présentées n’octroient que le droit d’avoir accès à une aide sociale, quelle qu’elle soit. Les délais appliqués par ce texte sont donc à ajouter aux délais d’informations, de demandes de rendez-vous dans des administrations surchargées et de traitement administratif des démarches ensuite effectuées.

À la haine de l’étranger se combine ainsi le cynisme du marché : ceux qui ont voté la loi savent parfaitement qu’il est impossible pour les plus modestes de vivre de leurs seuls revenus d’activité et que des compléments sont indispensables. Cette bouffée d’oxygène sera déniée à tous les étrangers extracommunautaires. Ceux-ci sont vus comme trop étrangers, pas assez méritants.

Ceux qui prétendent comprendre les situations sectorielles en tension mentent. Demain, ils devront expliquer au professionnel de santé extracommunautaire venu travailler en France qu’il n’a pas les mêmes droits sociaux que ses collègues roumains, polonais, portugais ou chypriotes.

Nos principes constitutionnels ont maintes fois été rappelés par le Conseil constitutionnel. On ne peut qu’escompter que celui-ci censurera toutes les ruptures d’égalité manifestes, entre les différents étrangers, entre les étrangers et les citoyens français, que ce texte introduit.

C’est d’ailleurs le sens de la saisine effectuée par l’ensemble des partis de gauche auprès dudit Conseil le 22 décembre 2023, qui expose de manière détaillée en quoi le principe constitutionnel d’égalité, socle fondateur de notre système, est violé par ce texte, et toute la jurisprudence de notre cour constitutionnelle (notamment les décisions n°2011-137 QPC cons.5, n°89-269 DC cons. 33 et n° 97-393 DC cons. 30) le rappelle.

Priver des millions de personnes résidant en France des garanties légales que leur accorde le texte fondateur de notre République ne devrait pas être une source de fierté personnelle ou politique ; pourtant, il est manifeste que certains de nos responsables s’en réjouissent.

Outre tout cela, quel cynisme de s’en remettre au Conseil constitutionnel ! Cependant, il est fort probable que les traces et dégâts causés par cette logique xénophobe demeureront. Il faudra, mais il faut d’ores et déjà, revenir dessus.

Annexes. Comparaison des textes de loi réglant les modalités des allocations familiales

DALO

Rédaction actuelle – Article L300-1 – Code de la construction et de l’habitation Création Loi n°2007-290 du 5 mars 2007 – art. 1 () JORF 6 mars 2007

« Le droit à un logement décent et indépendant, mentionné à l’article 1er de la loi n° 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement, est garanti par l’État à toute personne qui, résidant sur le territoire français de façon régulière et dans des conditions de permanence définies par décret en Conseil d’État, n’est pas en mesure d’y accéder par ses propres moyens ou de s’y maintenir.

Ce droit s’exerce par un recours amiable puis, le cas échéant, par un recours contentieux dans les conditions et selon les modalités fixées par le présent article et les articles L. 441-2-3 et L. 441-2-3-1. »

Texte CMP article 1er N

I. – Le code de la construction et de l’habitation est ainsi modifié :
1° Après le premier alinéa de l’article L. 300-1, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : « Pour bénéficier du droit mentionné au premier alinéa, l’étranger non ressortissant de l’Union européenne doit résider en France depuis au moins cinq ans au sens de l’article L. 111-2-3 du code de la sécurité sociale ou justifier d’une durée d’affiliation d’au moins trente mois au titre d’une activité professionnelle en France au sens de l’article L. 111-2-2 du même code. Cette condition n’est pas applicable aux réfugiés, aux bénéficiaires de la protection subsidiaire, aux apatrides et aux étrangers titulaires de la carte de résident. »

APL

Rédaction actuelle – Article L822-2 – code de la construction et de l’habitation Création Ordonnance n°2019-770 du 17 juillet 2019 – art.

I.- Peuvent bénéficier d’une aide personnelle au logement :
1° Les personnes de nationalité française ;
2° Les personnes de nationalité étrangère remplissant les conditions prévues par les deux premiers alinéas de l’article L. 512-2 du code de la sécurité sociale.

II.- Parmi les personnes mentionnées au I, peuvent bénéficier d’une aide personnelle au logement celles remplissant les conditions prévues par le présent livre pour son attribution qui sont locataires, résidents en logement-foyer ou qui accèdent à la propriété d’un local à usage exclusif d’habitation et constituant leur résidence principale. Les sous-locataires, sous les mêmes conditions, peuvent également en bénéficier.

Texte CMP article 1er N

2° (nouveau) Au deuxième alinéa de l’article L. 822-2, le mot : « deux » est remplacé par le mot : « quatre ».

Prestations familiales 

Rédaction actuelle – Article L512-2 – code de la sécurité sociale Version en vigueur depuis le 1er mai 2021 Modifié par Ordonnance n°2020-1733 du 16 décembre 2020 – art. 14

« Bénéficient de plein droit des prestations familiales dans les conditions fixées par le présent livre les ressortissants des États membres de la Communauté européenne, des autres États parties à l’accord sur l’Espace économique européen et de la Confédération suisse qui remplissent les conditions exigées pour résider régulièrement en France, la résidence étant appréciée dans les conditions fixées pour l’application de l’article L. 512-1.

Bénéficient également de plein droit des prestations familiales dans les conditions fixées par le présent livre les étrangers non ressortissants d’un État membre de la Communauté européenne, d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse, titulaires d’un titre exigé d’eux en vertu soit de dispositions législatives ou réglementaires, soit de traités ou accords internationaux pour résider régulièrement en France.

Ces étrangers bénéficient des prestations familiales sous réserve qu’il soit justifié, pour les enfants qui sont à leur charge et au titre desquels les prestations familiales sont demandées, de l’une des situations suivantes :
– leur naissance en France ;
– leur entrée régulière dans le cadre de la procédure de regroupement familial visée au chapitre IV du titre III du livre III du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;
– leur qualité de membre de famille de réfugié ;
– leur qualité d’enfant d’étranger titulaire de la carte de séjour mentionnée à l’article L. 424-19 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;
– leur qualité d’enfant d’étranger titulaire de la carte de séjour mentionnée à l’article L. 424-11 du même code ;
– leur qualité d’enfant d’étranger titulaire de l’une des cartes de séjour mentionnées à l’article L. 421-14 et aux articles L. 421-22, L. 421-23 et L. 422-13 du même code ;
– leur qualité d’enfant d’étranger titulaire de la carte de séjour mentionnée à l’article L. 423-23 du même code à la condition que le ou les enfants en cause soient entrés en France au plus tard en même temps que l’un de leurs parents titulaires de la carte susmentionnée.

Un décret fixe la liste des titres et justifications attestant de la régularité de l’entrée et du séjour des bénéficiaires étrangers. Il détermine également la nature des documents exigés pour justifier que les enfants que ces étrangers ont à charge et au titre desquels des prestations familiales sont demandées remplissent les conditions prévues aux alinéas précédents.

Conformément à l’article 20 de l’ordonnance n° 2020-1733 du 16 décembre 2020, ces dispositions entrent en vigueur le 1er mai 2021. »

Texte CMP article 1er N

« II. – L’article L. 512-2 du code de la sécurité sociale est ainsi modifié :
1° Après le mot : « suisse », la fin du deuxième alinéa est ainsi rédigée : « sous réserve qu’ils respectent les conditions suivantes : » ;
2° Après le deuxième alinéa, sont insérés deux alinéas ainsi rédigés : « – être titulaire d’un titre exigé d’eux en vertu soit de dispositions législatives ou réglementaires, soit de traités ou accords internationaux pour résider régulièrement en France ; « – pour le bénéfice des prestations mentionnées à l’article L. 511-1, à l’exception de ses 5° et 8°, résider en France depuis au moins cinq ans au sens de l’article L. 111-2-3 ou justifier d’une durée d’affiliation d’au moins trente mois au titre d’une activité professionnelle en France au sens de l’article L. 111-2-2. Cette condition n’est pas applicable aux réfugiés, aux bénéficiaires de la protection subsidiaire, aux apatrides et aux étrangers titulaires de la carte de résident. Cette condition ne s’applique pas pour le bénéfice des aides personnelles au logement mentionnées à l’article L. 821-1 du code de la construction et de l’habitation si l’étranger dispose d’un visa étudiant ou s’il justifie d’une durée d’affiliation d’au moins trois mois au titre d’une activité professionnelle en France au sens de l’article L. 111-2-2. » »

Pour mémoire, liste des prestations mentionnées à l’article L. 511-1 du code de la sécurité sociale Les prestations familiales comprennent : 1°) la prestation d’accueil du jeune enfant ; 2°) les allocations familiales ; 3°) le complément familial ; 4°) L’allocation de logement régie par les dispositions du livre VIII du code de la construction et de l’habitation ; 5°) l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé ; 6°) l’allocation de soutien familial ; 7°) l’allocation de rentrée scolaire ; 8°) l’allocation forfaitaire versée en cas de décès d’un enfant ; 9°) l’allocation journalière de présence parentale.

APA

Rédaction actuelle – Article L. 232-1 du code de l’action sociale et des familles – version en vigueur depuis le 1er janvier 2002 – Modifié par Loi n°2001-647 du 20 juillet 2001 – art. 1 – JORF 21 juillet 2001 en vigueur le 1er janvier 2002

« Toute personne âgée résidant en France qui se trouve dans l’incapacité d’assumer les conséquences du manque ou de la perte d’autonomie liés à son état physique ou mental a droit à une allocation personnalisée d’autonomie permettant une prise en charge adaptée à ses besoins.

Cette allocation, définie dans des conditions identiques sur l’ensemble du territoire national, est destinée aux personnes qui, nonobstant les soins qu’elles sont susceptibles de recevoir, ont besoin d’une aide pour l’accomplissement des actes essentiels de la vie ou dont l’état nécessite une surveillance régulière. »

Texte CMP article 1er N

III. – Le code de l’action sociale et des familles est ainsi modifié :
1° L’article L. 232-1 est complété par un alinéa ainsi rédigé : « Pour bénéficier de l’allocation mentionnée au premier alinéa, l’étranger non ressortissant de l’Union européenne doit résider en France depuis au moins cinq ans au sens de l’article L. 111-2-3 du code de la sécurité sociale ou justifier d’une durée d’affiliation d’au moins trente mois au titre d’une activité professionnelle en France au sens de l’article L. 111-2-2 du même code. Cette condition n’est pas applicable aux réfugiés, aux bénéficiaires de la protection subsidiaire, aux apatrides et aux étrangers titulaires de la carte de résident. »


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