
ARTICLE : La France a la mémoire dans la peau: la preuve en trois livres
Sylvain Boulouque — Édité par Thomas Messias — 9 décembre 2023 SLATE
«Qui pose les questions mémorielles», «La Grande Guerre peut-elle mourir?» et «Dé-commémoration» viennent éclairer les réflexions actuelles sur les questions de commémorations et de mémoire.
Comment se travaille notre rapport à la mémoire? À qui revient-il de la porter? Comment les groupes et les nationsréinvestissent-ils les faits marquants de notre histoire et les examinent-ils à la lumière des événements actuels? Autant de questions –et tant d’autres– examinées par trois ouvrages à l’acuité notable.
«Qui pose les questions mémorielles», initiatives
Sarah Gensburger propose, dans Qui pose les questions mémorielles, un travail d’analyse sociologique, la question de savoir non seulement comment s’opère la concurrence des mémoires, mais aussi de voir qui pose et interroge la mémoire collective.
Si des mémoires peuvent être portées par des groupes particuliers en fonction des passés différents –que ce soit le génocide arménien, l’extermination des juifs et des Tziganes, le poids de la colonisation et de la décolonisation ou encore de l’esclavage–, c’est en fait l’État qui porte et organise la mémoire officielle dans la majeure partie des cas, notamment par des politiques culturelles et la construction d’hommages mémoriels.
Dans le cas français, le ministère de la Culture est à l’origine d’une grande partie des initiatives. Le ministère de la Défense joue aussi un rôle central, notamment dans les commémorations. L’autrice montre également qu’une nouvelle répartition des rôles s’est installée, les historiens devenant des acteurs sociaux, reconnus par l’État, jouant finalement le rôle d’aiguilleurs et d’organisateurs de l’histoire –celle-ci étant parfois devenue officielle tout en étant plurielle. La Première Guerre mondiale est à cet égard révélatrice.

Qui pose les questions mémorielles
Sarah Gensburger
CNRS éditions
«La Grande Guerre peut-elle mourir?», métaphores belliqueuses
La Grande Guerre est régulièrement sollicitée par l’actualité. L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau liste, dans un livre de réflexion sur la fin hypothétique du premier conflit, trois événements qui ont dicté ce retour sur mémoire.
D’abord les attentats du 13 novembre 2015, lorsque le pays a été mobilisé dans un état de guerre symbolique. Les attentats ont réveillé un terreau patriotique que l’on croyait éteint et ont mobilisé un imaginaire proche de celui de l’Union sacrée qui a accompagné l’entrée en guerre en 1914.

Commémoration du 8-Mai: qui se déplace (encore) aux monuments aux morts?
De même, lors de la crise du Covid et du premier confinement, les appels à la mobilisation des responsables politiques n’étaient pas loin de ressembler à la mobilisation nationale de 1914, les métaphores guerrières utilisées par le pouvoir rejoignant le même imaginaire belliqueux –même si l’on peut s’interroger sur la logique de cette référence à cette épidémie, à laquelle n’ont pas eu recours la majeure partie des autres pays dans le monde.
Toujours est-il que comme le pointe l’historien, le politique a intentionnellement choisi cette métaphore. La légitimité de ces formes d’expression politique vient du poids de la guerre de 1914-1918 dans la mémoire nationale, dont la célébration du centenaire a ravivé et finalement hypertrophié le souvenir.

La Grande Guerre peut-elle mourir? – Essai sur le référent 14-18 en France
Stéphane Audoin-Rouzeau
Éditions Odile Jacob
«Dé-commémoration», nouvelles histoires
Si le politique et l’État ont recours à de multiples usages de la mémoire, la question de celle-ci s’est aussi posée de manière conflictuelle ces dernières années autour des statues et des noms de rue. Dans un ouvrage collectif, des historiens se sont interrogé sur ces pratiques dans une analyse à dimension mondiale.
Les noms et les places publiques ont toujours eu un impact symbolique et politique. Plusieurs contributions montrent comment la République en France a toujours cherché à le maîtriser pendant la Révolution française d’abord, pendant la révolution de 1848 ensuite, ou lors de la naissance de la IIIe République, enfin.
Chaque nation a fait de même, que ce soit l’Algérie une fois indépendante ou les pays d’Europe de l’Est à la fin du communisme, cherchant à se débarrasser du passé et à réécrire un récit national conforme à la réalité politique du moment.
La nouveauté de ces dernières années est liée à l’irruption des citoyens qui cherchent à réécrire le passé en fonction du présent. Le recul montre qu’il s’agit d’abord et avant tout de donner un nouveau sens au passé en fonction du présent –la mémoireservant ainsi des intérêts politiques, sociaux et idéologiques.