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JAPON : GRAND MALAISE DE LA DÉMOCRATIE

La crise qui s’ouvre au Japon est « l’une de celles qui se produisent une fois par génération »

La démocratie représentative, est considérée comme le meilleur moyen – sinon le seul « réaliste » ou le moins mauvais – pour garantir au peuple l’exercice de sa souveraineté.

Il fait toutefois depuis quelques années l’objet de remises en question de plus en plus marquées, du fait, en part, d’un grand nombre de dysfonctionnements.

La baisse de la participation aux élections, ou encore la montée de la défiance des citoyens à l’égard des parties politiques, seraient selon certains observateurs, la manifestation d’un désintérêt, voire d’un dégoût du peuple pour la politique.

L’on voit émerger dans le même temps des demandes populaires visant à introduire davantage de mécanismes qui relèvent de la démocratie directe, participative ou délibérative, ainsi que des réformes qui permettraient une représentation plus fidèle de l’opinion publique (notamment par l’introduction de scrutins proportionnels).

La question de la diversification des modalités de participation à la vie politique et de celle de la représentativité devient centrale dans les réflexions. Celle de l’amélioration du fonctionnement des institutions représentatives l’est tout autant, selon nous, et même davantage.

Au Japon, qui connaît à la fois des scandales et une abstention considérable, ces questions prennent une dramatique actualité : le malaise démocratique y est très grand. ( VOIR L’ARTICLE PROPOSÉ CI VONTRE )

ARTICLE : Entre scandales et abstention massive, le grand malaise de la démocratie japonaise

LE MONDE 19 01 2024 Philippe Mesmer Tokyo, correspondance Philippe Pons Tokyo, correspondant

La révélation de l’existence de « caisses noires » au sein du puissant Parti libéral-démocrate au pouvoir s’ajoute à la défiance généralisée des Japonais pour leur système politique.

La stabilité politique du Japon a de quoi surprendre : un parti dominant, libéral-démocrate, le PLD, est au pouvoir pratiquement sans discontinuer depuis 1955. Mais cette stabilité a son revers : elle cache un « sous-bois » que fait apparaître au grand jour une vaste enquête du parquet sur les « caisses noires » des élus. La crise qui s’ouvre est « l’une de celles qui se produisent une fois par génération », estime l’analyste de la politique japonaise Tobias Harris.

La « purge », à la mi-décembre, de quatre ministres et de cinq vice-ministres impliqués dans le scandale accentue l’impopularité du premier ministre, Fumio Kishida. Près de 80 % des personnes interrogées lors d’un sondage du quotidien Mainichi désapprouvent le premier ministre, également président du PLD. M. Kishida, faute du soutien de l’opinion, a peu de chances de pouvoir imposer des réformes. Et ses potentiels successeurs prennent position.

Les révélations sur les liens de 179 élus libéraux-démocrates avec la controversée Eglise de l’unification (secte Moon), en 2022, et le scandale lié à l’existence de « caisses noires » entament un peu plus la confiance de la population en un système politique dont la stabilité tient en partie au fort taux d’abstention lors des élections, révélateur d’une défiance des électeurs. Près de la moitié des Japonais ne se rendent plus aux urnes.

Lire aussi la tribune : « Au Japon, les liens de la secte Moon avec l’aile droite du Parti libéral-démocrate de Shinzo Abe sont tabous »

Par le passé, la politique japonaise n’a pas été épargnée par les scandales financiers de grande ampleur. Cette fois, il ne s’agit pas d’une affaire d’enrichissement personnel ou de corruption, mais du financement occulte du PLD lui-même, l’élément central du fonctionnement du pouvoir politique.

Rivalité et coopération

Né en 1955 de la fusion des deux partis conservateurs (libéral et démocrate) pour faire front à une gauche alors puissante, le PLD a mis en place une machinerie politique efficace. Celle-ci repose sur le jeu de factions constituées autour d’une figure puissante du parti, ralliant autour d’elle des élus. Ce « factionnalisme » se conjugue à de solides connivences avec la haute administration et les grandes entreprises. C’est ce « triangle de fer » qui a permis au PLD de dominer la vie politique japonaise pendant des décennies.

Reflétant des sensibilités politiques diverses (allant de la droite révisionniste – qui défend la réhabilitation du Japon impérial – au libéralisme bon teint), les factions en compétition nourrissent un débat interne. Rivalisant pour les postes, elles coopèrent pour conserver le pouvoir au PLD.

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Leurs membres entretiennent des réseaux de financement liés à leurs clientèles (donateurs privés, entreprises, réceptions visant des collectes de fonds, etc.) : une partie des fonds sert à « engraisser le terreau électoral » ; une autre, à renforcer la place de l’élu dans la lutte pour le pouvoir au sein de sa faction, système qui suppose une allégeance à son chef. Les remaniements ministériels assurent une rotation reflétant les rapports de force entre factions, garantissant une sorte d’alternance interne. La direction du PLD veillant à la répartition des bénéfices du pouvoir entre les factions, afin de maintenir la stabilité interne.

Ce type de clientélisme politique n’est en rien une « survivance féodale », souligne la politologue Guibourg Delamotte, dans un livre qui replace la démocratie nippone dans son histoire depuis le milieu du XIXe siècle (La Démocratie au Japon, singulière et universelle, ENS Editions, 2022). Les « courants » de la démocratie chrétienne qui domina la scène politique italienne de 1942 à 1994 sont un exemple de cette pratique dans une démocratie occidentale. Mais, au Japon, les factions ont pris une dimension institutionnelle dans le fonctionnement du pouvoir.

Le laxisme s’est installé

Un document interne, datant de 1979, destiné à la formation des membres du PLD, mentionnait que celui-ci n’a pas d’« idéologie ni de principes clairs ». Selon le politologue Ekiji Ryuen, « en raison de sa capacité à adopter une variété d’options politiques grâce au jeu des factions, le PLD a pu attirer des électeurs de différentes classes sociales ». Efficace en raison de ce pluralisme interne, cette machinerie politique est coûteuse.

La réforme du système électoral intervenue en 1994, à la suite du scandale Recruit – des délits d’initié impliquant le PLD et d’autres partis –, devait encadrer le financement des partis en exigeant la publication des comptes des élus lorsque l’argent provient de dons. Mais elle a laissé dans le flou la question des fonds collectés en liquide lors de réceptions, au cœur du scandale actuel.

A la tête de Seiwakai, la faction la plus puissante et la plus à droite, Shinzo Abe – devenu premier ministre en 2012 – a instauré une conception verticale du pouvoir ayant entamé la capacité du PLD à modérer ses extrémistes par des arbitrages internes. En matière de financement, le laxisme s’est peu à peu réinstallé.

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Nombre des membres de Seiwakai sont aujourd’hui entendus par la justice, certains sont inculpés. « La pratique [des “caisses noires”] fait partie de notre culture politique », a déclaré benoîtement Junji Suzuki, membre de Seiwakai, « démissionné » de ses fonctions de ministre de la gestion publique en décembre 2023 . En d’autres termes, cette « pratique » était plus que répandue…

Ce nouveau scandale risque d’accentuer le malaise d’une démocratie qui a échappé jusqu’à présent à la vague populiste, aux extrémismes de gauche comme de droite et aux violences de rue. Il est vraisemblable que va s’ouvrir au sein du PLD un âpre débat entre la vieille garde des faiseurs de rois et les réformistes, soucieux de ménager l’avenir. Cette controverse ouverte risque de paralyser le gouvernement, de donner un sentiment de vide politique et de compromettre l’impression de stabilité qui caractérise le Japon.

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