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ALFRED GROSSER N’EST PLUS – 5 SÉQUENCES POUR UN HOMMAGE

ALFRED GROSSER, DE LA BARBARIE NAZIE A LA RÉCONCILIATION FRANCO ALLEMANDE

L’historien, écrivain et politologue franco-allemand, qui a formé des générations d’étudiants à Sciences-Po, Alfred Grosser est décédé mercredi à l’âge de 99 ans. Il a été, par son destin et son engagement, l’un des piliers de la réconciliation franco-allemande.

Alfred Grosser a écrit de nombreux ouvrages et a été secrétaire général du Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle et directeur de sa publication, Allemagne, président du Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine (Cirac) et chroniqueur politique dans la presse française, aux quotidiens Le Monde (1965-1994) et La Croix, ainsi qu’au journal régional Ouest-France et au magazine L’Expansion.

« Dès 1945 », écrira-t-il, « il y a eu pour moi une certitude et une interrogation. La certitude, c’était que j’étais pleinement français, mais avec un destin particulier marqué par Hitler, un destin qui me conférait une responsabilité pour le devenir de l’Allemagne d’après-guerre ».

La méthode comparative induit la nécessité de l’attention à l’autre et à la complexité des identités

« La morale de Grosser – écrivait Jean Pierre Verner il y a quelques années – s’est toujours fondée dans la réalité. La méthode comparative qu’il a constamment utilisée pour étudier la France et l’Allemagne l’a conduit à souligner la nécessité de l’attention à l’autre et la complexité des identités. Il en était lui-même l’exemple, bien qu’il n’eût aucun doute sur son « identité française ». Simplement, elle n’était pas son unique définition. « Je suis homme, parisien, mari, père, fonctionnaire, professeur. Quand je suis automobiliste, je déteste les cyclistes. Quand je suis sur mon vélo, je hais les automobilistes (…) Mon identité me semble être la somme de mes appartenances – plus, je l’espère, quelque chose qui les synthétise et les domine » (Les Identités difficiles, Presses de Sciences Po, 1996). »

Professeur à Sciences Po, il illustrait mieux que quiconque le « raisonnement « parfois caricaturé des dissertations en deux parties équilibrées : oui … ( première partie) mais … ( seconde partie ) ou bien : non … mais…

NOUS VOUS PROPOSONS 5 SÉQUENCES DONT PLUSIEURS SONT CONSTITUÉES D’ARTICLES ASSEZ ANCIENS *** ( DE QUALITÉ TOUTEFOIS )

*** EST CE LE SIGNE D’UN TEMPS OÙ L’ON NE SAIT PAS PARLER DE NOS CONTEMPORAINS OU AÎNÉS ILLUSTRES ?

ALFRED GROSSR AURA ÉCLAIRÉ NOTRE VIE INTELLECTUELLE ET POLITIQUE, ET NOTRE DÉMOCRATIE LIBÉRALE.

NOMBREUX SONT CEUX QUI ONT BEAUCOUP APPRIS DE LUI.

1. ARTICLE : Alfred Grosser, pilier de la réconciliation franco-allemande, s’est éteint

2 . REPRISE D’UN ENTRETIEN DE 2011 : Disparition d’Alfred Grosser, humaniste juif et athée mais compagnon de route de l’Eglise catholique

3. REPRISE D’UN ARTICLE DE JEAN PIERRE VERNET : Le politologue Alfred Grosser est mort

4. ARTICLE ; Figure de la réconciliation franco-allemande, Alfred Grosser est mort

5. REPRISE D’UN ARTICLE : La leçon du professeur Grosser

1. ARTICLE : Alfred Grosser, pilier de la réconciliation franco-allemande, s’est éteint

Ouest-France Laurent MARCHAND.08/02/2024

L’historien et écrivain Alfred Grosser, chroniqueur pendant des décennies dans plusieurs journaux dont Ouest-France, est mort mercredi 7 février 2024, à l’âge de 99 ans.

Le 19 décembre 1933, le docteur Paul Grosser arrive à Paris, fuyant la barbarie nazie qui se déchaîne déjà dans les rues des villes allemandes contre la population juive. Il arrive, avec sa femme et ses deux enfants, de Francfort où il vient d’être interdit d’université. La clinique pédiatrique dont il est le médecin-chef a été « aryanisée ».

L’un de ces deux enfants a 8 ans, il s’appelle Alfred. L’histoire tragique du XXe siècle bouleverse le destin familial, son père meurt dès 1934 d’une crise cardiaque. L’invasion allemande de 1940 les contraint, lui et sa sœur, à fuir en vélo vers la zone dite « libre », à Saint-Raphaël, en zone alors contrôlée par les troupes italiennes. Il rendra toujours hommage à la protection paradoxale dont il bénéficia alors de la part des autorités italiennes, pourtant fascistes, alors que Vichy participait à la répression anti-juive.

« Un destin particulier marqué par Hitler »

Naturalisé en 1937, Alfred Grosser fera dès la libération un parcours universitaire au mérite. Diplômé à Aix-en-Provence en langue et littérature allemandes, puis agrégé à Paris en 1947.

« Dès 1945 », écrira-t-il, « il y a eu pour moi une certitude et une interrogation. La certitude, c’était que j’étais pleinement français, mais avec un destin particulier marqué par Hitler, un destin qui me conférait une responsabilité pour le devenir de l’Allemagne d’après-guerre ».

Pleinement assimilé au modèle français et toujours lié à son histoire juive allemande, c’est en ne renonçant ni à l’une ni à l’autre qu’il aura marqué son temps. Comme un passeur. Pour des générations d’étudiants de Sciences Po Paris, où il a enseigné durant près d’un demi-siècle, c’est une figure marquante qui vient de s’éteindre. Alfred Grosser, proche d’Esprit, chroniqueur au Monde, à La Croix et à Ouest-France pour lequel il a souvent écrit, va devenir un pilier de la réconciliation franco-allemande.

Question éthique

Avec un attachement viscéral à la question éthique. En France comme en Allemagne, le fondement de nos démocraties contemporaines repose non pas sur la victoire contre un ennemi, mais sur la victoire « sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine ». Alfred Grosser ne se reconnaissait qu’un ennemi, « les généralisations »« Les Juifs, les Allemands, les Français, ces généralisations doivent être combattues ».

Il aura d’ailleurs, à 89 ans, l’occasion de le redire de la manière la plus solennelle à l’ensemble de la classe politique allemande, réunie dans un Bundestag bondé à craquer, lors d’une séance consacrée au centenaire du début de la Première Guerre mondiale durant laquelle lui fut remis un des prix les plus prestigieux de la république allemande.

Sous la coupole de verre du parlement allemand, là même où l’incendie du Reichtag fomenté par les sbires d’Hitler marqua en 1933 le début du cauchemar pour tout un continent, Alfred Grosser reçut un hommage rarissime. Il en profita pour raconter son destin personnel, mais surtout pour souligner la dimension éthique qui l’a guidé. « La République fédérale allemande est, et reste, un cas particulier en Europe. Elle n’est en effet pas basée sur le principe de nation, mais sur celui d’une éthique politique ». C’est la boussole qu’il n’a jamais quittée, pour transmettre, à des générations d’étudiants, un sens de l’Histoire respectueux des raisons des autres, respectueux de l’Homme.

2 . REPRISE D’UN ENTRETIEN DE 2011 : Disparition d’Alfred Grosser, humaniste juif et athée mais compagnon de route de l’Eglise catholique

Le politologue Alfred Grosser, qui a formé des générations d’étudiants à Sciences-Po, est mort à l’âge de 99 ans. En 2011, à l’occasion de son autobiographie, ce spécialiste de l’Allemagne profondément humaniste nous avait donné une courte interview portant sur lui même

Propos recueillis par Claude Weill en 2011 L’OBS

En 2011, à l’âge de 86 ans, le politologue Alfred Grosser, qui vient de nous quitter, avait publié « la Joie et la Mort. Bilan d’une vie » : un retour sur une longue existence de commentateur engagé, mais toujours décalé. Notre collaborateur Claude Weill l’avait alors interviewé.

Le Nouvel Observateur. Votre livre aurait pu s’intituler « A contre-courant », titre d’un ouvrage paru en Allemagne en 1975 où vous résumiez ainsi votre démarche intellectuelle : « Chaque fois que je m’adresse à un public animé par des convictions fermes, je tente de l’amener à réfléchir sur ces convictions en parlant à contre-courant. »

Alfred Grosser Ce qui m’intéresse, c’est d’amener mes interlocuteurs à remettre en question leurs certitudes. Toute pédagogie – dans l’esprit des Lumières – consiste à transmettre des connaissances qui permettent aux gens de prendre des distances à l’égard de leurs propres appartenances. Quand je m’adresse à un auditoire d’Allemands, je me fais un plaisir de mettre le doigt sur ce qui ne va pas chez eux. A l’inverse, quand je parle de l’Allemagne devant des Français, je gomme un peu ces aspects négatifs et je m’emploie – avec volupté ! – à combattre les préjugés antiallemands et l’incroyable propension française à l’autosatisfaction. Grâce à quoi les uns ont peut-être fait quelques petits progrès dans la compréhension des autres !

Pour vous-même, votre ligne de conduite a consisté à « participer sans appartenir »…

Si j’appartenais à une collectivité organisée, parti politique ou autre, ma liberté de parole serait limitée. Je conçois et je respecte tout à fait qu’on s’engage dans un parti, j’ai toujours encouragé mes étudiants à le faire. Mais je récuse la logique du : « Tu ne dois pas dire ça car cela fait le jeu de l’adversaire.  » Si je devais m’interdire de parler comme ceux que je n’aime pas, alors je ne parlerais jamais.

Français en Allemagne, germanophile en France, vous avez poussé le goût du décalage jusqu’à devenir une sorte d’intellectuel catholique, alors que vous êtes juif et incroyant.

Et je le vis très bien ! Pour comprendre cela, il faut remonter à 1945. A l’époque, vous n’aviez qu’une alternative : il fallait être communiste ou chrétien. A la rigueur avec les communistes ou avec les chrétiens. Etre avec les communistes, pour moi, pas question. J’ai été invité un jour à une réunion de cellule. On m’a demandé pourquoi je n’étais pas communiste. J’ai répondu : « Vous ressemblez dans un sens aux premiers chrétiens ; mais eux prêchaient l’amour, et vous, la haine. » J’ai beaucoup d’estime pour les militants communistes, mais je garde une dent contre leurs intellectuels qui se sont avilis devant l’URSS. C’est ainsi que je suis devenu compagnon de route de l’Eglise catholique. Et tout aussi proche, d’ailleurs, des protestants. En somme, un chrétien oecuménique, athée, et très critique envers le pontificat.

Vous considérez-vous pourtant comme juif ?

Quand on persécute les juifs, oui. Et pour une autre raison : j’estime que l’appartenance oblige à la distance. C’est en tant que Français que je m’autorise à critiquer la France quand elle manque à ses valeurs ; de même, si mes quatre grands-parents et mes deux parents n’avaient pas été juifs, je serais moins critique à l’égard d’Israël. On a parlé – le grief est classique – de « haine de soi ». Mais, non, je m’aime beaucoup ! Pour moi, il y a une valeur fondamentale, c’est la compréhension pour la souffrance des autres. J’ai été taxé d’antisémitisme pour avoir dénoncé les persécutions des Palestiniens. Ça m’est tout à fait égal. Je fais mienne la thèse exposée par le président de la République allemande devant la Knesset, mais qu’il n’a malheureusement pas appliquée aux Palestiniens : l’« héritage » de Hitler nous fait un devoir d’intervenir partout où des hommes sont persécutés et méprisés.

Vis-à-vis de la gauche, vous avez toujours eu la même distance critique.

Je ne suis pas ce qu’il est convenu d’appeler un « intellectuel de gauche » : je ne signe pas de manifestes, d’abord par orgueil, car ce que j’écris me paraît généralement plus intéressant. Disons que je suis de gauche dans la mesure où j’ai toujours voté à gauche. Mais j’ai toujours applaudi les décisions d’un gouvernement pour lequel je n’avais pas voté quand je considérais qu’elles étaient positives. J’avais beaucoup d’estime pour Pompidou, j’ai admiré Giscard d’Estaing. Et actuellement nous avons le premier président que je ne peux en rien admirer.

Il n’y a rien à sauver chez Sarkozy ?

Si, des discours non suivis d’actes. Sur l’impartialité de l’Etat, par exemple.

Propos recueillis par Claude Weill

3. REPRISE D’UN ARTICLE DE JEAN PIERRE VERNET : Le politologue Alfred Grosser est mort

DANIEL VERNET ((1945-2018)) Journaliste au « Monde » de 1973 à 2009, Daniel Vernet est mort le 15 février 2018. LE MONDE

Qui, parmi celles et ceux qui se sont intéressés à l’Allemagne au cours du dernier demi-siècle, n’a pas été un jour l’« élève » d’Alfred Grosser ? Par ses cours et séminaires à Sciences Po et par ses nombreux livres, rédigés aussi bien en français qu’en allemand, Alfred Grosser a influencé plusieurs générations de germanistes, d’historiens, de politologues, de journalistes. Sa connaissance des sociétés et des politiques françaises et allemandes s’est enrichie de la comparaison entre les deux pays qu’il n’a cessé de mener. « Il est décédé hier à Paris, quatre-vingt-dix ans jour pour jour après son père, décédé trois mois après leur arrivée en France », confie au Monde son fils, Pierre Grosser, jeudi 8 février.

Cependant, pour Alfred Grosser, il ne s’agissait pas seulement de connaître. Il voulait aussi contribuer à créer des liens entre Français et Allemands après la catastrophe du nazisme et de la guerre qu’il avait vécue dans sa chair. Avec Joseph Rovan (1918-2004), auquel le liait une rivalité fraternelle, il a été un des premiers promoteurs, non de la « réconciliation » franco-allemande – il n’aimait pas ce mot –, mais de la volonté de se comprendre de part et d’autre du Rhin. De 1947 à 1967, il a participé à la direction du Comité d’échanges avec l’Allemagne nouvelle, fondé par des résistants et des déportés, et il a été directeur du bulletin trimestriel Allemagne.

Lire aussi | Alfred Grosser, la morale, l’identité et Israël

Son engagement était fondé sur la conviction qu’il n’y avait pas de culpabilité collective « quelle que fût la monstruosité des crimes et quel qu’ait été le nombre des criminels », comme il l’écrit dans Une vie de Français. Mémoires(Flammarion, 1997). Et de rappeler que le préambule des Constitutions de la IVe et de la Ve République parle de la victoire des peuples libres remportée sur les « régimes » qui voulaient les asservir, et non sur les Etats, les nations ou les peuples.

Alfred Grosser était né le 1er février 1925 à Francfort-sur-le-Main, dans une famille juive sécularisée. Son père, Paul, était professeur de pédiatrie et directeur de l’hôpital pour enfants de la ville. Il fuit le nazisme avec sa famille et s’installe en décembre 1933 à Saint-Germain-en-Laye, où il crée une institution pour enfants malades. Il meurt dans la nuit du 6 au 7 février 1934.

Le petit Alfred a 12 ans quand il est naturalisé français avec sa mère et sa sœur aînée, Margarete. L’exode les pousse vers le Pays basque et finalement vers Saint-Raphaël, où ils passeront les années de guerre. Alfred Grosser rappellera toujours que les troupes d’occupation italiennes dans le comté de Nice étaient plus clémentes envers les juifs que la police de Vichy.

Double mission

Après des études au lycée, il prépare l’agrégation d’allemand à Aix-en-Provence. Il fait la connaissance d’Edmond Vermeil (1878-1964), le grand germaniste de l’entre-deux-guerres, dont il devient l’assistant. Diplômé en 1947, il entreprend son premier voyage retour dans une Allemagne vaincue et détruite. « Tout a vraiment commencé avec [ce] voyage. Tout, c’est-à-dire un demi-siècle d’efforts pour exercer une double influence, fût-elle minime, pour mener une double querelle, écrit-il dans ses Mémoires. L’une en France : faire connaître et comprendre les réalités allemandes, par-delà (…) les commodités de l’ignorance péremptoire. L’autre en Allemagne, où l’objectif était à son tour double : d’une part, élargir là-bas une vision raisonnable de la France ; de l’autre, contribuer à assurer la solidité de la nouvelle démocratie allemande. »

Et il ne cessera en effet, jusqu’à ses derniers jours, de remplir cette double mission, avec tous les moyens mis à sa disposition par la communication et l’échange. Par des conférences, des cours, des débats, des articles dans la presse dans les deux pays. Et des discours plus solennels. Comme en 1975, lorsqu’il reçoit le prix de la Paix décerné par les libraires allemands au moment de la Foire du livre de Francfort, ou, en 2014, devant le Bundestag, à Berlin, pour le 100eanniversaire de la première guerre mondiale, où il est le principal orateur.

La fréquentation des puissants ne l’empêchait pas de préférer les discussions avec les jeunes, français et allemands – de 1964 à 1971, il sera membre du conseil d’administration de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) –, de militer pour l’enseignement de la « langue de l’autre », maltraitée tant en France qu’en Allemagne, et, loin de tout langage convenu, de jeter un regard critique sur les ratés de la coopération franco-allemande. S’il se veut un « médiateur » entre les deux pays, il est un médiateur engagé qui n’hésite pas à s’immiscer dans la politique allemande ou française avec un goût prononcé pour la remarque ironique ou paradoxale. Mis à part un bref soutien à Mendès France en 1954-1955, il se garde toutefois d’un engagement partisan, même s’il se considère comme un intellectuel de gauche.

Sa carrière universitaire se passe pour l’essentiel à la Fondation nationale des sciences politiques à Paris, avec quelques détours par l’université Johns-Hopkins de Bologne, par Stanford, Tokyo ou Singapour. Il inaugure avec René Rémond la spécialité de politologie, distincte de la sociologie, de l’histoire ou de l’économie, et les englobant toutes. De 1966 à 1980, il est directeur du troisième cycle de sciences politiques.

Grande satisfaction

N’ayant jamais terminé sa thèse commencée avec Edmond Vermeil, il présente le doctorat sur travaux, grâce aux nombreux livres qu’il a déjà à son actif. Raymond Aron, qui préside son jury de thèse, lui reproche d’avoir certes une abondante littérature à son actif mais d’avoir « toujours écrit plusieurs fois le même livre », rapporte Grosser lui-même dans Mein Deutschland (Hoffmann und Campe, 1993, non traduit). « Je lui répondis que le reproche était largement justifié, car – dis-je sans excès de modestie –, dans mon premier livre, j’avais déjà utilisé les clés d’interprétation de l’Allemagne d’après-guerre qui se sont toujours avérées pertinentes par la suite. »

C’était en effet la manifestation d’une certaine autosatisfaction, généralement accompagnée d’un trait d’humour qui la rendait sympathique. Ainsi reconnaît-il s’être trompé sur la rapidité de la réunification allemande, mais pour ajouter tout de suite qu’il s’agissait d’une « erreur sur mon erreur ». Je ne m’étais pas trompé sur l’Allemagne, dit-il, mais sur l’URSS et sur la disponibilité de Gorbatchev à accepter la disparition de la RDA.

Quoiqu’il en ait été, la fin du régime communiste fut une grande satisfaction pour lui qui n’avait jamais voulu traiter à égalité la République fédérale, qui assumait le passé nazi dans sa marche vers la démocratie, et le totalitarisme prosoviétique de l’Est. Alfred Grosser donnait un cours à Sciences Po, en ce début de soirée du 9 novembre 1989, quand le directeur d’alors, Alain Lancelot, fit irruption dans l’amphithéâtre, pour annoncer l’ouverture du mur de Berlin. La coïncidence émut le partisan de la coopération franco-allemande et de l’unité européenne, qui n’avaient pas commencé avec de Gaulle et Adenauer mais devaient beaucoup à Jean Monnet et à Robert Schuman, rappelait-il souvent au grand agacement des gaullistes, qui feignaient de voir en leur grand l’homme à l’initiative de tout.

C’est le genre de mythes qu’Alfred Grosser pourchassait dans ses livres consacrés aussi bien à l’Allemagne, à la politique étrangère française, aux relations avec les Etats-Unis, qu’aux questions de morale politique. Et dans les journaux auxquels, parallèlement à sa carrière universitaire, il collaborait avec le même sens de son utilité. Dans ses Mémoires, il raconte comment, après son voyage en Allemagne en 1947, il avait proposé une série d’articles à Combat « Nous en avons déjà reçu une », lui répondit le rédacteur en chef. « Pas aussi bonne que la mienne », répliqua-t-il. « – Montrez-la-moi. – Elle n’est pas encore écrite. »

Le journaliste Grosser ne s’en laissait déjà pas compter. Il donnera des articles à L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber, à Ouest-France, à L’Expansion, à La Croix, qu’il quittera en 1965 pour répondre aux sollicitations d’Hubert Beuve-Méry, directeur du Monde. Il publiait un article deux fois par mois, avec démarrage à la « une ». Il se sentait à l’aise dans ce que l’on appelait alors le « journal de la rue des Italiens » bien qu’il ne partageât pas toutes ses prises de position – la manière, par exemple, de traiter le terrorisme en Allemagne.

Vision inspirée de Kant

Las, en 1983, une nouvelle direction lui annonça que ses papiers passeraient dorénavant en pages intérieures, à côté d’autres prises de position extérieures. « Incroyant tranquille », Alfred Grosser retourna donc à La Croix, non sans regretter l’« extraordinaire canal d’influence » que constituait Le Monde. Avec un bémol cependant : cette influence s’exerçait sur le milieu politique et sur les autres rédactions mais pas plus sur ses lecteurs, écrit-il dans ses Mémoires, que La Croix sur les siens.

Lire aussi La leçon du professeur Großer

Dans ses articles comme dans ses cours, ses conférences ou ses livres, Alfred Grosser défendait une vision de la politique et du rapport de l’homme à la société inspirée de Kant. Il prônait une distance par rapport à soi, un regard critique sur sa propre appartenance et sur ses propres convictions – y compris le « conformisme de l’anticonformisme de principe » –, alliés à une « reconnaissance de la souffrance de l’autre ». L’étude comparative de la France et de l’Allemagne lui a permis de mettre en œuvre ces principes, et en même temps elle les a confortés. C’est vrai dans la relation entre la France et l’Allemagne, qui peuvent présenter « deux aspects différents et également vrais d’une même réalité ». C’est pourquoi il revient à chacun de prendre en compte la souffrance de l’autre.

Dans le but de perpétuer cette attention au regard de l’autre, la Fondation des sciences politiques a créé, en 1993, une chaire destinée à être occupée par de jeunes chercheurs allemands. Elle porte le nom d’Alfred Grosser.

Alfred Grosser en quelques dates

1er février 1925 Naissance à Francfort-sur-le-Main (Allemagne)

1966-1980 Professeur à Sciences Po

1981 « Le sel de la terre : pour l’engagement moral » (Seuil)

1997 « Une vie de Français. Mémoires »

2002 « L’Allemagne de Berlin : différente et semblable » (Alvik)

7 février 2024 Mort à Paris

4. ARTICLE : Figure de la réconciliation franco-allemande, Alfred Grosser est mort

Par Q.M. 08/02/2024 LE POINT

Il aura marqué de son empreinte le XXe siècle. L’historien et politologue franco-allemand Alfred Grosser, figure intellectuelle majeure de la réconciliation et de la coopération entre la France et l’Allemagne, est décédé à l’âge de 99 ans, a annoncé jeudi 8 février sa famille à l’Agence France-Presse, confirmant des informations du journal Le Monde .

« Tous les acteurs de l’amitié franco-allemande sont orphelins aujourd’hui. […] Alfred Grosser était un trait d’union pétri d’humanisme entre nos deux pays et une profonde source d’inspiration », a réagi l’ambassadeur de France en Allemagne, François Delattre, sur le réseau social X. « Nous perdons l’un des plus grands. De Francfort à Paris, personne n’a autant façonné notre vision de la réconciliation franco-allemande que lui », a écrit pour sa part Cornelia Woll, présidente de l’école Hertie de Berlin, également sur X.

Grand Européen né en Allemagne mais français depuis 1937, Alfred Grosser, pilier de Sciences Po et chroniqueur dans plusieurs journaux, était le fils d’un pédiatre juif. Sa famille quitte l’Allemagne en 1933 pour se réfugier en France, où son père meurt en 1934 et où il étudiera. Agrégé d’allemand, il est d’abord directeur adjoint du bureau de l’Unesco en Allemagne puis professeur à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, où il fera l’essentiel de sa carrière. 

À lire aussi : France et Allemagne, épisodes d’une amitié

Un chroniqueur politique dans les médias français

Parallèlement, Alfred Grosser a été secrétaire général du Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle et directeur de sa publication, Allemagne, président du Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine (Cirac) et chroniqueur politique dans la presse française, aux quotidiens Le Monde (1965-1994) et La Croix, ainsi qu’au journal régional Ouest-France et au magazine L’Expansion.

Il a publié de nombreux livres parmi lesquels Affaires extérieures : la politique de la France depuis 1944, Hitler : la presse et la naissance d’une dictature, L’Allemagne de notre temps, La IVe République et sa politique extérieure, Regard athée sur les chrétiens, La Joie et la Mort. Bilan d’une vie ou encore La France, semblable et différente. Père de quatre enfants, ce passionné de musique classique était aussi président du Forum Voix étouffées (FVE), qui aide à la redécouverte des musiciens victimes du nazisme et des totalitarismes européens du XXe siècle.

5. REPRISE D’UN ARTICLE : La leçon du professeur Grosser

A 89 ans, le politologue est invité à parler pour la troisième fois devant le Bundestag, jeudi 3 juillet. Plutôt que des applaudissements, l’espiègle Français espère bien susciter des polémiques. 

Par Frédéric Lemaître le 03 juillet 2014

Qu’un Français soit invité à s’exprimer devant le Bundestag est déjà exceptionnel. Que cet honneur lui soit accordé à trois reprises est sans précédent dans les annales de la République fédérale. Pourtant, avant de prendre la parole devant les parlementaires allemands, ce jeudi 3 juillet, Alfred Grosser affirme qu’il ne ressent aucune appréhension. « J’adore parler en public et je n’ai pas le trac. C’est comme ça », constate-t-il, comme une évidence.

LE DERNIER DISCOURS TENU AU BUNDESTAG DE BONN

Que peut redouter un homme de 89 ans qui a dû quitter son Allemagne natale à l’âge de 8 ans, en décembre 1933 ? Un homme qui a vu mourir son père deux mois plus tard, dans un pays – la France – dont il ne parlait pas encore la langue, puis sa sœur, victime d’une septicémie pendant la guerre. Un homme qui, malgré tout, a décroché une agrégation d’allemand, enseigné à Polytechnique, à Sciences Po, aux Etats-Unis, en Asie, et écrit tant de livres et d’articles sur l’Allemagne et la France que nul ne sait vraiment quelle est sa nationalité. Comme son ami à la destinée étonnamment semblable, l’historien Joseph Rovan, mort en 2004, ou, dans un autre registre, Daniel Cohn-Bendit.

Même la présence, ce jeudi, au Bundestag, du président de la République, Joachim Gauck, de la chancelière, Angela Merkel, et, selon ses propres termes, de « l’horrible président de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe », Andreas Vosskuhle, venus l’écouter disserter sur les leçons de la première guerre mondiale, ne saurait troubler un tel homme. Il n’avait pas non plus été impressionné d’avoir été choisi pour prononcer, en juillet 1999, le dernier discours tenu au Bundestag de Bonn. Il est vrai qu’il y avait déjà pris la parole vingt-cinq ans plus tôt.

Comme ses innombrables étudiants, les députés allemands ont sans doute été à chaque fois fascinés par ce puits de science qui, tous les jours, découpe une dizaine de quotidiens. « Avec des petits ciseaux à papier qu’on peut emporter dans les avions », précise le Parisien, qui continue de se rendre plusieurs dizaines de fois par an en Allemagne. S’il y est toujours écouté, il n’est pas sûr d’y être toujours apprécié.

UN OCTOGÉNAIRE ESPIÈGLE

Car Alfred Grosser n’est pas qu’un éminent professeur capable de vous citer le 246e article du traité de Versailles au détour d’une conversation. Il n’est pas qu’un infatigable militant du rapprochement entre la France et l’Allemagne. C’est un humaniste à l’esprit libre et jeune qui a tenu d’innombrables discours devant les grands de ce monde mais n’a jamais trouvé meilleur public que les élèves. « Je n’ai jamais entendu des lycéens dire une bêtise », assure-t-il. Un octogénaire espiègle qui regrette qu’il n’y ait pas de « point d’ironie » en ponctuation et prend un malin plaisir à multiplier les coups de griffe.

Thomas Mann, Prix Nobel de littérature en 1929 ? « Je le déteste. Il accordait plus d’importance à son intestin qu’au suicide de son fils. » De Gaulle ? « J’ai pour lui un respect limité. Son discours de l’Hôtel de Ville en 1944 est un scandale », parce qu’il sous-estime le rôle essentiel des Alliés. Henry Kissinger ? « Un criminel de guerre contre lequel je mène campagne », parce qu’il a apporté son soutien au général Pinochet. Nicolas Sarkozy ? « Le seul président de la République pour lequel je n’ai aucune estime. » François Hollande ? « Je l’estime mais n’arrive pas à l’admirer. »

Devenu français en 1937, il a un faible pour Manuel Valls et Anne Hidalgo, dont il connaît par cœur les dates de naturalisation. En revanche, il « déteste » qu’on le qualifie de « Franco-Allemand »« Je suis Franzose », dit-il drôlement, avant d’ajouter avec un grand sourire : « Mais je suis également un traître à ma patrie. Je trouve ridicule que le Parlement européen soit à Strasbourg et pas uniquement à Bruxelles. A part les hôteliers, nul n’en profite. » Paire de ciseaux en main, il suit à la loupe l’actualité allemande que lui commentent également ses relations outre-Rhin. « A Berlin, dit-il, j’ai deux amis : Gauck et Schäuble », le président et le ministre des finances. Il est d’ailleurs allé leur rendre visite quelques jours avant de discourir devant le Bundestag.

Angela Merkel reste pour lui une énigme : « Je ne suis pas sûr que son conseiller pour les affaires européennes connaisse ses convictions sur le sujet. » Cet Européen convaincu, qui s’est toujours tenu éloigné de la politique, aurait pu travailler pour Jacques Delors. D’où sa colère contre le président de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, très critique sur l’Union européenne : « Il se prend pour le maître de l’Allemagne », peste-t-il. En revanche, son « nouveau flirt », c’est « Ursula ». Ursula von der Leyen, la très europhile ministre de la défense. « Celle-là, elle sait ce qu’elle veut. » Devenir chancelière, cela va sans dire.

L’homme n’est avare ni de coups de gueule ni de coups de cœur. Longtemps éditorialiste pour Le Monde, il n’a pas supporté qu’au milieu des années 1990 la direction du quotidien lui suggère de simplement « proposer » des papiers. Du coup, ce militant athée a trouvé refuge à La Croix et garde une dent contre son ancien journal. Bien qu’ayant atteint un âge où beaucoup se contentent de crouler sous les honneurs, Alfred Grosser aime toujours croiser le fer. Contre les organisations juives, ses « seuls ennemis », et, incidemment, contre les organisations homosexuelles. « La comparaison peut choquer mais j’affirme qu’il existe aujourd’hui un intégrisme homosexuel comme il existe un intégrisme juif qui voit l’antisémitisme dans la moindre critique d’une attitude, surtout lorsqu’il s’agit d’Israël », écrit-il dans La Joie et la mort, bilan d’une vie (Presses de la Renaissance, 2011).

« UN BIEN MÉDIOCRE RÉSISTANT »

Né dans une famille juive mais athée « très proche du catholicisme français », Alfred Grosser ne cesse de critiquer Israël, la colonisation de territoires palestiniens et le soutien inconditionnel de l’Allemagne à l’Etat juif. Ses passes d’armes avec le Conseil représentatif des institutions juives en Allemagne sont légendaires. Serait-ce la fameuse « haine de soi », un concept développé en 1930 par Theodor Lessing, un philosophe juif allemand, qui le pousse à agir ainsi ? « Certains le disent. Mais c’est impossible. Je m’aime beaucoup trop pour cela », réplique dans un grand éclat de rire Alfred Grosser. Comment ne pas apprécier un homme qui, certes, « n’a jamais prétendu être modeste et ne tient pas à l’être », mais qui, dans ses Mémoires, reconnaît ne pas être spécialement courageux et avoue n’avoir été « qu’un bien médiocre résistant » ?

Devant le Bundestag, Alfred Grosser, bien que conscient de l’honneur qui lui est fait, devrait, comme d’habitude, dire ce qui lui tient à cœur. En 29 minutes et 30 secondes, selon ses calculs. Même si le président du Parlement lui a conseillé de prendre en compte les applaudissements, Alfred Grosser espère bien qu’il y aura des polémiques. « Ils m’invitent pour cela », se délecte par avance ce Français bien plus célèbre en Allemagne que dans son propre pays.

« LA FIN D’UNE SORTE DE MASOCHISME ALLEMAND »

Sa première victime devrait être l’historien australien Christopher Clark, dont le livre Les Somnambules (Flammarion, 2013) est un best-seller en Allemagne. Pour Alfred Grosser, le succès phénoménal du livre témoigne de « la fin d’une sorte de masochisme allemand ». En effet, Christopher Clark relativise la responsabilité du Reich dans le déclenchement de la première guerre mondiale. Après avoir longtemps plaidé coupables, les Allemands ont, semble-t-il, envie d’entendre un autre discours.

 Mais Alfred Grosser n’est pas convaincu. Clark sous-estimerait, selon lui, la place des militaires dans la société allemande et le militarisme qui y régnait. Son propre père, rappelle-t-il, n’a pas décidé de quitter l’Allemagne après qu’on l’eut dépossédé de la maternité qu’il avait ouverte ni après qu’on lui eut interdit d’enseigner à l’université de Francfort, mais après avoir été exclu d’une association d’anciens combattants. En octobre 1940, Pétain agira de même avec les anciens combattants juifs. Léon Blum, Jean Zay, Pierre Mendès France après la guerre seront – comme bien d’autres – victimes d’un antisémitisme dont « l’Allemagne n’a pas le monopole », devrait souligner le professeur Grosser, après avoir martelé l’une de ses convictions : les peuples sont bien trop divers pour pouvoir être ramenés à une simple entité. Non, les Allemands n’ont pas tous soutenu Hitler ni été antisémites.

En revanche, Alfred Grosser a prévu de rendre un hommage inattendu à l’ancien président Walter Scheel. Pour les Allemands, « le » grand président est Richard von Weizsäcker, qui, le 8 mai 1985, a qualifié la victoire des Alliés quarante ans plus tôt de « Libération ». Mais dès 1975, tient à rappeler Alfred Grosser, Walter Scheel avait tenu des propos « peut-être encore plus humains »« Pourquoi ces effroyables victimes ? La réponse est : parce qu’Hitler voulait la guerre. Sa vie n’avait d’autre but. Il a transformé notre pays en une gigantesque machine de guerre dont chacun de nous était un rouage », avait déclaré le président d’alors.

Walter Scheel n’est cependant pas passé à la postérité comme son successeur. Pourquoi ? Alfred Grosser a une explication toute personnelle : « Parce qu’il riait et chantait et que cela ne se faisait pas. » Evidemment, c’est pour ces supposés défauts que lui l’apprécie. Alfred Grosser, qui donne de lui-même une définition qu’on aimerait pouvoir appliquer à la relation franco-allemande : « Un Sisyphe, heureux que la pierre reste, à chaque chute, un peu plus haut qu’à la retombée précédente. »

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