
ÉMISSION : Les valeurs de l’Europe à l’épreuve. Avec Justine Lacroix, après sa conférence inaugurale au Collège de France
Samedi 18 novembre 2023. FRANCE CULTURE
Justine Lacroix a donné sa conférence inaugurale au Collège de France. Elle se plonge dans le vaste sujet des valeurs européennes.
Avec
- Justine Lacroix Professeur de science politique à l’université libre de Bruxelles, directrice du Centre de théorie politique
« Sécurité », « démocratie illibérale »… Justine Lacroix s’attarde dans sa conférence au Collège de France à comprendre des termes devenus courants de la vie politique.
Pour France Culture, cette intellectuelle qui s’attache à comprendre les relations entre droit et politique, et plus particulièrement aux valeurs européennes, parle de l’Europe face aux guerres en Ukraine et au Proche-Orient, de la condition des migrants, des systèmes polonais et hongrois et la manière dont ils interagissent avec l’Union européenne…
Élargir l’Union, est-ce diluer ses valeurs ?
L’élargissement de l’Union Européenne est de nouveau dans l’actualité, puisque la Commission Européenne a donné un avis favorable pour permettre l’élargissement des 27 à deux pays, l’Ukraine et la Moldavie. Mais élargir l’Union Européenne aujourd’hui, est-ce aussi prendre le risque de diluer ses propres valeurs ?
« Je dirais que l’UE est un peu là, prise dans un dilemme« , répond Justine Lacroix. « Mais fermer la porte à l’Ukraine, ce serait aussi prendre un sérieux risque pour nos valeurs, puisque l’engagement aux côtés de l’Ukraine, je l’espère, sera poursuivie et renforcée, surtout si l’aide des États-Unis venait à être remise en question. C’est aussi une question de valeur, puisque l’Ukraine a subi une agression et que la résistance est menée aussi au nom de la liberté, de l’autodétermination. » Pour Lacroix par ailleurs, « les valeurs européennes, comme les respects de la liberté, de la démocratie, de l’État de droit, les droits des minorités… il ne faut pas se leurrer, elles sont aujourd’hui mises sous pression au cœur de l’Union européenne elle-même. » Et continue : « Il n’y a pas de raison a priori de penser que ces États seraient moins aptes que nous à les respecter compte tenu qu’elles sont menacées au cœur même des États fondateurs de l’Union européenne par des mouvements politiques de plus en plus puissants. »
« Par contre, je pense qu’effectivement, la question de l’État de droit et de la démocratie sont des questions qui ne sont pas négociables, dans la mesure où ce ne sont pas des questions sur lesquelles on peut imaginer des cercles différenciés, comme on peut l’imaginer de le faire dans certains domaines économiques avec des cercles plus avancés. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce n’est pas qu’une question de discours, les valeurs, c’est la condition de fonctionnement de l’ensemble européen. Je vais prendre un exemple simple. Si l’indépendance des tribunaux n’est pas respectée, dans tous les pays par exemple, il ne peut pas y avoir de coopération judiciaire européenne. Et on a déjà eu des cas avec la Pologne où certains États ne voulaient pas exécuter un mandat d’arrêt qui consistait à renvoyer un prisonnier vers la Pologne parce qu’ils estimaient que les conditions d’un procès équitable ne seraient pas réunies. Si vous n’avez pas un État de droit qui fonctionne, comment voulez-vous investir de l’argent européen, quand même de l’argent public, dans des états où on n’est pas assuré qu’il n’y a pas des problèmes majeurs de corruption ?«
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Démocraties européennes
« Que l’ensemble là devienne de plus en plus large, mais a toujours suscité les mêmes craintes de dilution du projet européen, d’affaiblissement des institutions« , souligne Justine Lacroix.
« Mais c’est vrai que l’appartenance à l’Union européenne a pu aussi consolider des jeunes démocraties. 26:26 Je pense au cas de l’Espagne et de la Grèce qui sortaient de la dictature. On était donc pour la Grèce au tout début des années 1980, l’Espagne et le Portugal c’est en 1986. Et c’est vrai que l’appartenance à l’Union européenne a eu un rôle de consolidation de l’État de droit et de la démocratie. A contrario, par exemple, ce qu’on appelle les phénomènes de dé-démocratisation, en Pologne et en Hongrie, se sont produits après leur entrée dans l’Union Européenne. Dont on avait pensé que c’étaient des très bons candidats. La Pologne notamment semblait, au moment où elle a adhéré, être vraiment l’exemple d’une démocratie. » Justine Lacroix poursuit : « Il faut quand même voir aussi que l’élargissement peut avoir une portée stabilisatrice pour des jeunes démocraties et d’État de droit. Leur fermer la porte, c’est risquer aussi de renforcer les tendances autoritaires ou corrompues qui peuvent exister dans ces pays.«
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Valeurs et usages rhétoriques
Le printemps prochain sera marquée par les élections européennes, élections qui permettent d’élire les députés européens. Quel est son sentiment sur l’usage dans cette campagne-là, qui débute tout juste, qui est fait des valeurs européennes ?
Justine Lacroix concède regretter : « Les élections européennes restent d’abord et avant tout des élections qui se déroulent sur des enjeux nationaux. Il n’y a pas d’uniformité de procédure électorale à l’échelon européen. C’est un souci. » Et ajoute : « Il est tout à fait significatif que, justement, ces valeurs européennes soient invoquées très différemment par un certain nombre de partis. Je pense à toute la mouvance autour de Victor Orban ou du Rassemblement National ou des mouvements en Italie. Les valeurs européennes sont invoquées, mais dans un sens très particulier, c’est-à-dire qu’elles renvoient plutôt à un fond culturel commun. On dira, les valeurs chrétiennes de l’Europe, l’insistance sur la famille, sur la nation. C’est vrai qu’on a vraiment deux modèles. Quel type d’Europe voulons-nous ? Est-ce que nous voulons une Europe qui assise sur une sorte de fédération d’État ou de fédération de démocratie, qui reconnaît un certain nombre de principes communs qui sont, quelque part, indépendants le plus possible de l’appartenance ethnique, de l’appartenance culturelle, de l’appartenance religieuse ? Ou est-ce qu’on entend les valeurs dans un sens substantiel, comme renvoyant un mode de vie, à une appartenance, il faut bien dire, appartenance ethnique ? Et c’est de plus en plus là que tout se joue. »
« Il ne faut surtout pas se dire qu’on a d’un côté l’extrême droite et de l’autre côté tous les démocrates, parce qu’on voit bien que les thèmes d’Orban, en réalité, infusent directement dans nombre de partis politiques qui sont situés au centre droit, voire parfois même jusqu’au centre gauche. »
Questions de compétences
Une question agite les pays européens. Une directive européenne est en préparation sur les violences faites aux femmes et prévoit de caractériser le viol, je cite, par l’absence de consentement. L’objectif de la commission est de faire converger les législations européennes, mais une part des États européens, au premier rang desquels la France, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque, ne veulent pas entendre parler d’une définition européenne du viol. La France considère qu’il est constitué ce viol quand un acte sexuel a été commis sous la menace, la contrainte, la surprise ou la violence et l’absence de consentement pour la France ne suffirait pas.
« Je serais extrêmement prudente parce que surtout, je ne voudrais pas être amenée à dire que la question du viol n’est pas une question extrêmement importante. C’est un crime qui est pénalisé en France et dans tous les États de l’Union Européenne, sauf erreur de ma part. La question qu’on peut se poser, et si j’ai bien compris, la réticence de la France, mais de l’Allemagne aussi, je pense, tient au fait que c’est une question qui relève du droit pénal. Et qu’il n’est pas évident que ça s’inscrive dans les compétences de l’Union Européenne. Alors l’Union Européenne a des compétences en matière pénale, mais pour des questions qui concernent des questions transfrontalières, trafic de drogue, terrorisme, corruption ou criminalité organisée… où on voit bien qu’il y a une action collective qui est nécessaire. Est-ce qu’il est nécessaire que l’Union européenne se prononce sur la définition du viol ? En France, il n’y a pas cette notion de consentement, il suppose l’usage de la force. Dans mon pays (la Belgique, NDLR), Il y a la notion de consentement. Est-ce que c’est même à la Commission européenne de trancher des débats comme celui-ci ? Je fais partie de ces gens qui pensent que l’Union européenne n’a pas vocation à intervenir dans tous les domaines, qu’il y a beaucoup de questions qui doivent rester l’objet du débat démocratique national, si on veut éviter un sentiment de dépossession par les citoyens. Et donc quelles que soient mes convictions, moi, je ne me prononce pas pour la question de savoir s’il faut inclure le consentement ou l’absence de consentement dans la définition du viol, ce n’est pas mon objet ici. La question me demande est-ce que ce genre de débat ne serait pas mieux tranché au niveau national, sinon le risque, c’est de nouveau de donner cette impression que l’Europe se mêle de tout, même là où son action n’est pas indispensable. »
Positions internationales, crédibilité, Sud global et conflit au Proche-Orient
L’Europe mobilise bien évidemment ses valeurs sur la scène internationale. De manière pertinente ? Pour beaucoup, l’Europe perd de sa crédibilité en appliquant des formes de doubles standards.
« Les pays de ce qu’on appelle le Sud global ne peuvent malheureusement que constater des faits. Prenez la réaction très différente qu’il y a eu par rapport à l’afflux de réfugiés ukrainiens et auparavant par rapport à l’afflux de réfugiés syriens et afghans – afflux très modérés en réalité. Ça donne le sentiment… de ce fameux deux poids deux mesures, au fond, ce déficit de solidarité pour certains. »
Pour Justine Lacroix, il y a une ambiguïté originelle dans la formulation des valeurs européennes. Elle illustre avec un exemple : « Si vous regardez le site officiel de la Commission européenne, l’item « Protéger nos citoyens et nos valeurs » est mis sous la rubrique « Protéger le mode de vie européen ». Et donc déjà, il y a une ambiguïté. Est-ce qu’il s’agit d’un mode de vie, d’une culture particulière, d’une appartenance ? Et donc, disons les choses clairement, est-ce qu’il s’agit d’un club ? D’anciens empires coloniaux ? Ou est-ce qu’il s’agit vraiment de valeurs à portée universelle ? Et là, c’est vraiment le grand défi de la construction européenne. Ce double standard par rapport aux réfugiés, évidemment, suscite beaucoup de désarroi du côté des pays du Sud. »
Et Justine Lacroix souligne que la première réaction européenne au nouveau cycle de violences en Palestine et en Israël peut laisser craindre des difficultés à énoncer que le respect du droit vaut pour tous.
Est-ce qu’au fond, les valeurs sont un bon outil diplomatique ou elles doivent être d’abord et avant tout un objectif ? « Je pense qu’elles doivent être des principes qui contraignent l’action, dans une certaine mesure. La difficulté de l’Union européenne, c’est qu’elle doit à la fois se positionner en tant que puissance. On a longtemps cru peut-être de façon un peu naïve, que l’Union pouvait se construire en fond comme une sorte de laboratoire du cosmopolitisme, simplement comme un grand espace de droit. Je pense que là-dessus, il faut aujourd’hui avoir le réalisme de reconnaître que le contexte a changé, que nous sommes entourés de grandes puissances qui ne nous veulent pas du bien, et que donc la question de la défense européenne, la question de la construction d’une puissance économique européenne sont désormais sur la table. Mais je serais tentée de dire, on peut être puissant tout en étant plus ou moins aussi vertueux qu’il est possible. Et je pense que c’est une question : il y a tout un travail autocritique qui a été fait par les pays de l’Union européenne sur leur passé propre. Je pense notamment à toute la réflexion qu’il y a eu dans chacun des États sur notre passé, sur la collaboration, sur le génocide des Juifs. Et on dirait que ce travail autocritique, on ne l’a pas assez fait vis-à-vis des États non membres de l’Union, en particulier ceux du Sud et en particulier ceux qui appartiennent, pour de nombreux d’entre eux, à nos anciens empires coloniaux. »
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