
ÉMISSION : Comment expliquer le sublime ? Réponse avec Kant
Vendredi 2 février 2024 FRANCE CULTURE
« Pourtant, que la montagne est belle », chantait Jean Ferrat. Belle, et même sublime. Quelle est la différence ? Qu’est-ce que le sublime ? Comment ce qui nous écrase et nous fait peur, peut devenir objet de contemplation ?
Vous me connaissez, l’imagination et moi, ça fait deux. Alors quand on me dit février et vacances, et bien tout naturellement je pense montagnes.
Pourtant entre les bouleversements climatiques et l’inflation, l’industrie des sports d’hiver n’est pas exactement ce que j’appellerais un secteur d’avenir. Mais il n’y a pas que le ski dans la vie et la montagne. Ce n’est pas seulement ce lieu où les prix, les kilos, et les blessures aux genoux s’envolent. C’est aussi le lieu d’une expérience sensible et esthétique particulière, le sublime. Car, non, Jean-Ferrat, non, la montagne n’est pas seulement belle, elle est sublime. Et ce n’est pas exactement la même chose que le beau, ce n’est même pas du tout la même chose, comme l’a clairement montré Kant.
Kant et le sublime
Le philosophe définit comme sublime ce que nous éprouvons face à quelque chose qui nous dépasse. Et il entre dans l’analytique du sublime des éléments qui sont tout l’opposé de la beauté, la peur, le chaos, l’obscurité, la difformité, voire la laideur et même la douleur.
C’est une émotion paradoxale, ou ce que Kant appelle un plaisir négatif, c’est-à-dire un plaisir que nous éprouvons face à quelque chose qui nous fait par ailleurs souffrir.
Alors qu’est-ce qui nous fait souffrir dans la contemplation de la montagne ?
Et bien d’abord, c’est le lieu de l’infiniment grand. Être au pied de la montagne et lever les yeux vers le sommet sans pouvoir la percevoir d’un seul coup, c’est être confronté à la démesure propre aux montagnes. Face à cette infinie grandeur, Kant dit dans une très belle formule, que notre imagination s’effondre sur elle-même, incapable qu’elle est de saisir d’un seul tenant ce qui dépasse notre capacité de perception.
Il y a une autre forme de sublime dans la montagne, c’est aussi le lieu d’une force démesurée et donc de l’infiniment puissant. Par ses torrents, ses éboulements, ses tempêtes et avalanches, la montagne nous domine, capable de nous engloutir en un instant. Et ici, la douleur dans laquelle nous plonge la contemplation de la montagne vient de la peur qu’elle provoque, on en a parlé aussi.
De la douleur à la contemplation
Mais alors, comment passe-t-on de ces sentiments de peur et de douleur qui semblent purement négatifs, au sublime qui suscite en nous un réel plaisir ?
Et bien passé ce souffle coupé, face à un paysage qui nous saisit et nous terrifie par sa grandeur, nous éprouvons, nous dit Kant, notre propre puissance. L’imagination s’effondre certes sur elle-même, mais la raison, elle, en sort grandit, comme capacité à soumettre cette sensibilité pourtant ici dépassée, comme puissance de la liberté face à la puissance de la nature. La nature raisonnable de l’homme s’impose face à cette force démesurée de la montagne. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Kant que le sublime est dans l’esprit de celui qui regarde et non dans la nature. Le sublime est en nous avant d’être dans la montagne.
Alors, vous me direz qu’il y a là quelque chose de particulièrement anthropocentré, mais, c’est tout le génie de Kant d’être un penseur de la rationalité et de la sensibilité, et de livrer une description étonnamment juste de nos émotions dans leur surprenante universalité.
Il n’y a ainsi qu’un pas de cette contemplation de la montagne teintée d’admiration et de respect, à une relation plus charnelle qui navigue entre toutes ces émotions paradoxales. De la peur à l’admiration, de la pureté des formes et des couleurs, au chaos des crêtes et des roches. Ce mélange qui fait de la montagne une expérience unique, une expérience sublime.
LIEN VERS L’ÉMISSION