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L’ÉTAT ET LE SECRET : RENSEIGNEMENT, ESPIONNAGE, CONTRE ESPIONNAGE

PARUTION EN POCHE : Le Secret de l’État – Surveiller, protéger, informer XVIIe-XXsiècle (ARTICLE 1)

Sébastien-Yves Laurent est professeur des universités à la faculté de droit et science politique de Bordeaux, directeur de l’institut de recherche Montesquieu. 

Spécialiste des questions de sécurité internationale et de renseignement, il est membre du comité de rédaction de la nouvelle revue Études françaises de renseignement et de cyber.

Il publie chez Nouveau Monde* en édition de poche augmentée Le Secret de l’État – Surveiller, protéger, informer XVIIe-XXsiècle.

Cet ouvrage retrace l’évolution des différents organes d’espionnage et de contre-espionnage, en présentant les lieux réservés du pouvoir et en exposant les techniques singulières du renseignement.

Le secret de l’État est diplomatique, policier et militaire

Depuis l’Ancien Régime, l’État français développe une activité croissante de renseignement intérieur et extérieur, qui lui permet de s’affirmer sur la scène internationale et protéger l’information nécessaire à son action.

Ce secret de l’État est diplomatique, policier et militaire. Il entre aujourd’hui en collision avec l’impératif démocratique de transparence et l’espionnage de masse. Du chevalier d’Éon aux services secrets de la Ve République, cet ouvrage bouscule les lieux communs en retraçant l’évolution des différents organes d’espionnage et de contre-espionnage, en présentant les lieux réservés du pouvoir et en exposant les techniques singulières du renseignement. Des spécialistes lèvent le voile sur un monde souvent fantasmé et présentent des documents d’archives méconnus qui jalonnent cette histoire de l’ombre.

Le « Secret de l’État » ? C’est le sujet de l’exposition organisée aux Archives Nationales ( ARTICLE 2. )

Qu’est-ce que le « Secret de l’État » ? C’est le sujet de l’exposition organisée – il y a quelques années – aux Archives Nationales dont ce livre présente et commente les plus beaux et significatifs documents et objets. De la « première modernité » à notre XXIe siècle, le lecteur est invité à découvrir boîtes à chiffrement, documents estampillés secrets, mini-caméras, dénonciations de presse…

Au premier abord, le « Secret de l’État » est d’abord un imaginaire qui suppose un pouvoir immense et les plus noirs desseins. Mais ce secret particulier est très fortement incarné : il renvoie également à des lieux singuliers qui sont protégés, à des techniques et des outils qui permettent de construire ce secret, enfin à des administrations spécifiques – secrètes – qui ont des capacités d’action et d’influence particulières.

1. ARTICLE : « L’État secret met en place des espaces clandestins où il dispose d’une autonomie totale »

Pour le spécialiste des questions de sécurité Sébastien-Yves Laurent, le numérique définit de « nouveaux espaces de la clandestinité ».

Jean Guisnel. 05/05/2023 LE POINT

Sébastien-Yves Laurent est professeur des universités à la faculté de droit et science politique de Bordeaux, directeur de l’institut de recherche Montesquieu. Spécialiste des questions de sécurité internationale et de renseignement, il est membre du comité de rédaction de la nouvelle revue Études françaises de renseignement et de cyber. Il publie chez Nouveau Monde* en édition de poche augmentée  Le Secret de l’État – Surveiller, protéger, informer XVIIe-XXsiècle . Entretien.

Le Point : On parle souvent de secrets d’État. Quelle différence faites-vous avec le secret « de l’État » ?

Sébastien-Yves Laurent : La terminologie est importante, car le simple fait de parler de l’État alimente les fantasmes. Et c’est la même chose quand on évoque le secret. Alors la combinaison des deux déclenche un puissant imaginaire ! Le terme « secret d’État » évoque des secrets particuliers relatifs à des actions de l’État ou à des individus dépendant de lui. Or, le secret possède une double dimension, bien définie par le philosophe allemand Georg Simmel. Pour lui, le secret est une information dont on ne dispose pas, mais surtout il explique que le secret est une organisation. J’utilise Simmel pour étudier le secret social de l’État pour un livre que je termine en ce moment pour Éric Vigne et qui s’appelle Le Secret de l’État dans les démocraties néo-libérales.

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L’actualité du secret d’État est curieuse, puisque celui qui est généralement le mieux préservé, le secret militaire, a été violé aux États-Unis dans des conditions inédites : un simple soldat d’une base aérienne – Jack Teixeira – a diffusé des documents opérationnels brûlants durant des mois sur un forum de jeux vidéo. Qu’en pensez-vous ? 

Même s’il est apparu que la protection de ces secrets n’était pas du plus haut niveau, on a vu les effets immédiats de la fuite : des complications diplomatiques inédites. Mais les fuites, ce n’est pas une nouveauté ! Dès l’époque de ce que j’appelle la modernité du renseignement, les fuites apparaissent et les services de renseignements y jouent un rôle important. Durant l’affaire Dreyfus, elles ont été permanentes et considérables. Ce qui est très nouveau aujourd’hui, c’est le volume et la qualité des fuites. C’est principalement lié à l’apparition du numérique à partir des années 1990. Et le web 2.0, les forums et les réseaux sociaux ont amplifié le phénomène. Les fuites se sont multipliées car les États n’ont pas su gérer la portabilité des outils numériques qui rendent possible le transfert d’informations d’outils professionnels vers des outils personnels, comme des CDROM et des clés USB, ainsi qu’on l’a vu dans les affaires Chelsea Manning et Edward Snowden. 

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Wikileaks, Snowden, maintenant le réseau Discord  : ces fuites massives surviennent surtout aux États-Unis. Pourquoi ? 

Il existe sans conteste un lien avec le fait que dans ce pays, 5 millions de personnes ont accès aux documents secrets dont 1,5 million au niveau « top secret », comme l’a très bien montré Peter Swire. Ce qui n’était pas le cas de Teixeira. L’origine des fuites est toujours humaine, il est absolument inévitable qu’elles se produisent quand tant de gens ont accès à des informations secrètes. Les fuites sont donc en fait permanentes. Aux États-Unis, elles se sont nettement accentuées à partir de la guerre du Vietnam.

Ce que vous dites est vrai pour les États-Unis. Mais ce phénomène ne s’est pas produit en France à ce jour. La protection du secret de l’État y serait-elle mieux organisée ? 

Je crois que c’est principalement dû au fait que le nombre des personnes ayant accès aux informations secrètes est proportionnellement beaucoup plus réduit. La principale vulnérabilité d’un État secret, c’est le nombre de ceux qui ont accès aux informations classifiées. En France, un peu plus de 400 000 personnes se trouvaient dans cette situation en 2015, selon le SGDSN. C’est beaucoup moins en proportion : 1 personne sur 160 en France contre 1 sur 71 de l’autre côté de l’Atlantique.

Le souci de la protection du secret ne concerne pas tout le monde. N’êtes-vous pas étonné que nos concitoyens divulguent leur intimité à tout vent, par le biais des réseaux sociaux et des mouchards numériques qui pullulent ? 

Les associations qui parlent pour les citoyens sur ces sujets complexes sont favorables à la transparence de l’État et demandent pour la société une opacité protectrice. De leur côté, les citoyens ne savent pas qu’ils bénéficient du cadre juridique le plus protecteur au monde, le règlement général sur la protection des données (RGPD) de 2016. Mais dans le même temps, ils ne veulent pas voir qu’ils livrent leurs données et leurs messages à de grands acteurs économiques – pas seulement américains. Je pense que ces éléments dépassent complètement l’État et renvoient au comportement de l’individu moderne, à ce que Gilles Lipovetsky a écrit dès 1983 dans L’Ére du vide, sur l’hypernarcissisme, bien avant l’irruption du numérique dans la vie quotidienne. Le narcissisme est désormais poussé à l’extrême et les gens publient en ligne leur vie privée, leurs loisirs et leurs centres d’intérêt. C’est un phénomène marquant de l’incohérence de nos contemporains. Je suis atterré d’entendre des gens dire « je n’ai rien à cacher ». Ce n’est pas parce qu’ils ne font rien d’illégal qu’ils doivent le rendre public ! 

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Mais pourquoi sont-ils indifférents à la protection de leurs informations sensibles ? 

Ils ne voient pas la menace que font peser ceux qui s’intéressent à leurs traces numériques, les acteurs privés étant bien plus dangereux que les acteurs publics. Quand on vit en France, la surveillance dont on peut faire l’objet de la part des services de renseignement est tout à fait minime : un peu plus de 20 000 personnes font l’objet d’une technique de renseignement, dont près de la moitié pour soupçon d’activité de terrorisme, d’après les chiffres publiés chaque année par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Les fantasmes se dégonflent aussitôt. C’est par ailleurs le rôle de cet organisme de bien vérifier que les actes de surveillance conduits par les services habilités sont réalisés en conformité avec les motifs inscrits dans la loi. De fait, l’État est très encadré. Mais nos concitoyens qui se croient « surveillés » alors qu’ils ne le sont pas livrent leurs données à de grands acteurs économiques qui donnent vie au slogan bien connu : « Si c’est gratuit, c’est toi le produit ! » Le « produit », ce sont toutes les données qui tracent nos comportements numériques. C’est tout de même relatif à notre liberté d’aller et de venir, à nos opinions. Tout ceci est donné à des data brokers ou permet aux intelligences artificielles de s’entraîner gratuitement. 

ARCHIVES Données personnelles : comment reprendre le contrôle ?

Mais vous dites aussi que le cyber et le numérique définissent de « nouveaux espaces de la clandestinité ». De quoi s’agit-il ? 

Je termine actuellement un livre traitant de la notion de clandestinité d’État au cours des deux derniers siècles. L’ « État secret légal » est connu : il fait l’objet de lois discutées et votées au Parlement, et est contrôlé par des organes spécialisés, etc. À mes yeux, il existe à ses côtés un État clandestin, totalement distinct, qui illustre la volonté de l’État secret dans les démocraties libérales de déborder parfois l’État secret légal. L’assujettissement à la transparence, idéologie néo-libérale née dans les années 1970, contraint très fortement l’État secret et diminue les marges d’autonomie dont les services de renseignements ont besoin. De ce fait, la tentation du clandestin existe. Dans les trois pays que j’étudie, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, l’État secret met en place ponctuellement des espaces clandestins dans lesquels il dispose d’une autonomie totale. L’univers numérique lui offre de formidables opportunités de clandestinisation de ses activités. À la fin des années 1960, l’Internet a été conçu comme un réseau distribué, sans centralité ni régulation, sinon minimale. C’est idéal pour que les États y conduisent des opérations offensives ou défensives, dans la clandestinité et sans aucun contrôle démocratique puisque le cyber est fondamentalement anarchique. 

Cette absence de contrôle est-elle une menace pour la démocratie ? 

L’autonomie de cet État clandestin n’est pas non plus totale. Certains parlements commencent à s’intéresser aux opérations numériques clandestines, mais la connaissance qu’ils en ont demeure assez limitée. Elle suppose pour les comprendre des capacités techniques et juridiques difficiles à acquérir car elles sont complexes et peu intuitives. Hormis les États-Unis, les États sont arrivés tardivement dans l’espace numérique, bien après les acteurs privés, mais ils se sont rattrapés à partir des années 2000. La croissance des moyens accordés aux politiques publiques est illustrée par ceux de l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information), qui bénéficie régulièrement d’efforts budgétaires phénoménaux, sans équivalent parmi les services publics, sinon… les services de renseignements. 

  • Sébastien Laurent (dir.), Le Secret de l’État. Surveiller, protéger, informer. XVIIe-XXe siècle, Nouveau Monde, 288 pages, 8,90 €.

2. ARTICLE : Le renseignement au fil des ans

Le catalogue de l’exposition « Le Secret de l’Etat », jusqu’au 28 février aux Archives nationales, lève le voile sur un monde très fantasmé. 

Par  12 novembre 2015 LE MONDE

Le Secret de l’Etat. Surveiller, protéger, informer. XVIIe-XXe siècles, sous la direction de Sébastien-Yves Laurent, Archives nationales-Nouveau monde éditions, « Histoire du renseignement », 224 p., 26 €.

Qui détient des informations détient le pouvoir  : les gouvernants l’ont tôt compris. En France, le renseignement intérieur et extérieur, à des fins diplomatiques, policières et militaires, date ainsi de l’Ancien Régime. C’est Louis XV qui crée une diplomatie officieuse, le « Secret du roi », abrité à Versailles. Il regroupe une trentaine d’agents dont le plus célèbre est Charles de Beaumont, dit le chevalier d’Eon (1728-1810).

A l’avènement de l’Empire, ­Napoléon Ier multiplie les ­réseaux et structures de surveillance. Il promulgue notamment un décret ­contre les espions mis en œuvre par Fouché, ministre de la police générale. Celui-ci rend obligatoire le passeport afin de contrôler les déplacements des citoyens et exige des préfets des rapports précis sur tout ce qui se passe dans leur département. Tout au long du XIXe siècle, l’Etat instaure des services secrets voués à la collecte d’informations. Sauf qu’entre 1886 et 1901, les noms des hommes de l’ombre, censés incarnés la discrétion, sont publiés chaque année dans l’Annuaire militaire, consulté par leurs homologues étrangers !

Réflexion citoyenne

Au fil des ans, les techniques au service des agents se diversifient et se perfectionnent  : cryptage et interception des messages, écriture à l’encre sympathique, moyens de surveillance (micros, caméras) qui gagnent en miniaturisation, piratages informatiques, écoutes téléphoniques, etc.

Publié à l’occasion de l’exposition présentée aux Archives nationales, à Paris, jusqu’au 28 février  2016, la première du genre, le catalogue Le Secret de l’Etat. Surveiller, protéger, informer. XVIIe-XXe siècles lève le voile sur un monde souvent fantasmé grâce à des documents méconnus, au fil d’un parcours ponctué de cas exemplaires (l’affaire des poisons, l’affaire « Michel », « Foccart »), jusqu’à la création de la DGSE.

L’histoire du renseignement contribue à la ­réflexion citoyenne sur la fin et les moyens. Doit-on sacrifier l’impératif démocratique de transparence et les libertés civiles au nom de la sécurité ? Depuis les révélations d’Edward Snowden et la première loi française sur le renseignement adoptée au printemps, le débat est à nouveau ouvert.

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