
CONTRÔLE POLITIQUE DES JOURNALISTES : « LES DANGERS DE LA DÉCISION DU CONSEIL D’ÉTAT »
TITRAIT METAHODOS https://metahodos.fr/2024/02/15/controle-des-journalistes-les-dangers-de-la-decision-du-conseil-detat/
LE CONSEIL D’ÉTAT MODIFIE – APRÈS 38 ANNÉES D’APPLICATION – LA LOI SUR LE CONTRÔLE DES MÉDIAS : LE JUGE ADMINISTRATIF CONTRE LE LÉGISLATEUR ?
TITRAIT ÉGALEMENT METAHODOS https://metahodos.fr/2024/02/15/le-conseil-detat-demande-a-larcom-de-mieux-controler-cnews/
DÉRIVE ILLIBERALE PAR UNE AUTORITÉ ADMINISTRATIVE SANS CONTRÔLE ?
Le Conseil d’État a sommé l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) de renforcer ses contrôles sur la chaîne CNews, ancrée à droite et conservatrice. La plus haute juridiction administrative française invite le gendarme de l’audiovisuel à réexaminer dans un délai de six mois « le respect par la chaîne CNews de ses obligations en matière de pluralisme et d’indépendance de l’information ».
Dans un éditorial, Étienne Gernelle voit dans cette décision le symptôme d’une dérive illibérale.« Sommes-nous en train de réinventer, de manière insidieuse, une forme de ministère de la Vérité ? La réponse est, malheureusement, oui. »
ARTICLE – Conseil d’État, Arcom et CNews : la France mûre pour un régime autoritaire
Par Étienne GernellePublié le 14/02/2024
La décision du Conseil d’État sommant l’Arcom de sévir contre la chaîne privée est le symptôme d’une dérive illibérale qui devrait alarmer, à gauche comme à droite.

Quelle défaite pour la liberté ! Entendons-nous bien pour commencer : il ne s’agit pas ici de CNews, que chacun est libre d’apprécier ou de détester. Le problème est celui de notre liberté d’expression à tous. Sommes-nous en train de réinventer, de manière insidieuse, une forme de ministère de la Vérité ? La réponse est malheureusement oui, et tout le monde, qu’il soit de gauche, de droite ou du centre, devrait s’en alarmer.
Georges Clemenceau écrivait que « l’arbitraire ne peut s’arrêter sur sa pente », et les idiots qui se réjouissent bruyamment aujourd’hui pourraient bien, un jour, se retrouver à leur tour dans le viseur de la police administrative de la pensée.
Folle et liberticide est la décision du Conseil d’État sur CNews. L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) se voit donc sommée de contrôler l’orientation de la chaîne, au-delà de la comptabilisation des invités politiques. Que cela signifie-t-il ? Faudra-t-il attribuer une étiquette, un score, une note à chaque chroniqueur, à chaque présentateur ? Les ficher, les classer ? Évaluer les adjectifs employés et la hiérarchie des sujets dans un flash info ? Combien d’inspecteurs spécialisés faudra-t-il embaucher à l’Arcom pour donner une appréciation tamponnée du ton de la chaîne ? Ce genre de fonctions existe, mais pas dans des pays démocratiques. Comment en est-on arrivé là ? Qui nous a menés là ?
Trahison des idéaux de liberté
Reporters sans frontières (RSF), d’abord, puisque tout est parti d’un recours déposé par l’ONG devant le Conseil d’État contestant le refus de l’Arcom « d’agir contre CNews », qu’elle accuse de pêcher en matière « d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme de l’information ». RSF est libre de son appréciation. C’est le procédé qui est stupéfiant.
En clair, une organisation non gouvernementale (RSF) demande à un organisme gouvernemental (l’Arcom) de mettre au pas une chaîne d’information privée, et actionne une juridiction administrative pour l’y obliger. RSF est pourtant bien placée pour savoir que, dans le monde, la première cause d’atteintes à la liberté de la presse est la contrainte exercée par les États.
La spectaculaire trahison par RSF des idéaux de liberté qui étaient les siens laisse pantois. Nous n’oublierons jamais, bien sûr, son rôle par ailleurs précieux, par exemple son soutien aux journalistes emprisonnés dans le monde. Le Point ne sera ainsi jamais assez reconnaissant à RSF pour son action en faveur de nos journalistes Nicolas Hénin, enlevé en Syrie, et Olivier Dubois, captif au Sahel.
À lire aussi Sénateurs et députés, tous unis contre la liberté de la presseIl n’empêche, sur le plan des principes, cet activisme zélé en faveur d’un contrôle d’État sur l’information restera comme une tache. Il est aussi de très mauvais augure lorsqu’on sait que son président, Christophe Deloire, chaperonne les « États généraux de l’information » voulus par Emmanuel Macron. Aurons-nous des États généraux de l’information d’État ?
Le Conseil d’État, ensuite. Pas de surprise, ici : cette institution créée par Bonaparte – mais qui doit en réalité l’essentiel de ses attributions au Conseil d’État de l’Ancien Régime – a pris l’habitude, depuis sa chasse aux jansénistes au XVIIe siècle, à coups de formulaires à remplir par les membres du clergé, d’expliquer aux gens comment il faut penser. Son hubris régulatrice semble ne pas vouloir s’arrêter aux portes des rédactions. Effrayant, dans un pays démocratique.
Embryon de commission de censure
L’Arcom, enfin. Saisi par RSF, l’organisme issu de la fusion du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) avait raisonnablement refusé de jouer le rôle de police de la pensée.
Son président Roch-Olivier Maistre est un homme de bon sens, et que l’on croit sincèrement attaché aux libertés. Il se trouve néanmoins aujourd’hui pris au piège d’une institution qui porte en elle les germes de l’autoritarisme. Car ses attributions de contrôle, héritées du CSA, n’ont plus aucune raison d’être et sont dangereuses.
Posons la question centrale : quelle est la justification pour qu’un organisme d’État se mêle de la ligne éditoriale d’une chaîne privée, du moins quand on ne vit pas en Biélorussie ? Aucune, aujourd’hui. À l’origine, peut-être : lorsque la télévision passait par voie hertzienne, la rareté des fréquences a conduit à réglementer l’usage qu’en faisaient les heureux titulaires. C’est l’occupation privative d’un domaine public « rare » (les fréquences) qui a justifié à l’époque la régulation. Sauf que cette rareté n’existe plus : la télévision passe majoritairement par des « box », connectées à la fibre ou l’ADSL, ainsi que la 5G.
À lire aussi Liberté des médias : pourquoi l’Europe s’engage sur un terrain glissantEt puis plus globalement, dans quel monde vivent-ils ? L’information audiovisuelle circule par bien d’autres voies, les réseaux sociaux notamment, et plus personne ne peut dire sérieusement et honnêtement que le fait d’avoir un canal sur la TNT est une position si dominante et privilégiée que cela légitime une supervision éditoriale étatique spéciale. La loi s’impose à tous, et la justice est là : toute intrusion administrative est inutile et dangereuse.
L’Arcom devrait être démantelée d’urgence, pour trois raisons : d’abord, pour le principe, cette fonction de comité de surveillance du « Bien » est plutôt fâcheuse dans un pays qui se dit libre ; ensuite parce que rien ne la justifie plus sur le plan des techniques de diffusion ; et troisièmement parce qu’elle constitue un danger potentiel majeur si un personnage peu soucieux des libertés accède à l’Élysée.
Les complaisances dont a bénéficié Vladimir Poutine dans le spectre politique français suffisent à se faire une idée sur la question de qui pourrait remettre en cause nos libertés de manière musclée. Imaginons ce (ou cette) poutinophile, une fois élu : le nouveau pouvoir se retrouverait doté d’un embryon de commission de censure, prêt à l’emploi – ou presque –, car il ne sera pas très difficile de remodeler selon ses désirs. Que les imbéciles qui se réjouissent aujourd’hui de la mise au pas de CNews ne viennent pas se plaindre ce jour-là : ils auront contribué à fabriquer le monstre.
« La République vit de liberté »
Il est fascinant de constater que c’est au nom du « Bien », de la « démocratie » et du « pluralisme » – inversion orwellienne du sens des mots – que s’opère une poutinisation rampante de l’information. Ceux qui appellent l’État à la rescousse pour mater leurs adversaires révèlent, au passage, une certaine faiblesse.
L’auteur de ces lignes, la dernière fois qu’il s’est rendu sur CNews, s’est sérieusement empaillé avec la quasi-totalité du plateau sur la question de l’Europe, l’ambiance y étant, ce jour-là, assez fortement « souverainiste ». Nous avons au Point l’immodestie de croire que les arguments portent plus que des injonctions de l’Arcom… Mais l’essentiel n’est pas là.
À lire aussi Le numérique, enjeu décisif pour les libertésLa dérive illibérale qu’illustre la décision du Conseil d’État devrait susciter une révolte générale. Car il ne s’agit pas ici, redisons-le, de CNews, mais de tout le monde. Les vrais défenseurs de la liberté défendent aussi celle des autres. On ne rappellera jamais assez cet épisode lors des débats pour le vote de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Certains voulaient introduire un délit d’« outrage à la République ». Il faut préciser qu’à l’époque, la République en question était jeune, et peu assurée, les forces bonapartistes et monarchistes étaient toujours puissantes, y compris à la Chambre des députés. Georges Clemenceau, républicain radical, qui siégeait à l’extrême gauche, se fâcha avec tous ses amis pour s’y opposer, proclamant que « la République vit de liberté ».
Les petits républicains d’aujourd’hui ne l’ont pas compris. Et préparent la France à l’acceptation de l’information autorisée par l’État, disons-le, à l’autoritarisme. Tout ceci est écœurant.