
1. ARTICLE : L’Europe a encore trop besoin de l’OTAN pour se défendre
Fred Kaplan — Traduit par Bérengère Viennot — Édité par Thomas Messias – 1er mars 2024 SLATE
Une défense européenne indépendante, c’est une bonne idée –mais pour l’instant, ce n’est pas réaliste.
Craignant que Donald Trump ne retire son pays de l’OTAN s’il est réélu et inquiets de voir que le Congrès américain est à deux doigts de fermer les vannes de l’aide militaire à l’Ukraine, de nombreux Européens évoquent la possibilité de bâtir leur propre force de défense indépendante pour dissuader et, si besoin, repousser une Russie aux aspirations expansionnistes.
Mais voilà le problème: c’est une tâche impossible. Dans les prochaines années en tout cas, pour être protégée, l’Europe aura besoin de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, une alliance qui doit être dirigée par les États-Unis.
Rien sans l’Amérique
Les trente pays membres de l’OTAN (en plus de leurs partenaires transatlantiques, les États-Unis et le Canada) ont augmenté leurs dépenses de défense en 2014, lorsque le président russe Vladimir Poutine a annexé la Crimée, et plus encore à partir de 2022 lorsqu’il a envahi l’Ukraine. Si seulement trois de ces pays ont tenu leur engagement de consacrer au moins 2% de leur PIB à la défense, cette année, dix-huit d’entre eux sont sur le point d’atteindre ou de dépasser cet objectif.
Mais qu’on le mesure en dollars ou en euros, sans la contribution de l’Amérique c’est loin d’être suffisant. Des 1.300 milliards de dollars (1.202 milliards d’euros) au total que les trente-deux pays de l’OTAN consacrent à la défense, plus de la moitié (860 milliards de dollars, soit 795 milliards d’euros) est dépensée par les États-Unis.
Certes, l’armée américaine a des missions mondiales, donc une grande partie de cet argent est affectée à des missions de défense en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique du Sud, etc. Mais cette armée est également un réseau; navires, avions, troupes et tutti quanti, déployés d’ordinaire dans une région particulière, pourraient être réaffectés à une région différente.
MONDELes signes d’une possible future guerre entre la Russie et l’OTAN
Théoriquement, l’intégralité de ce budget pourrait profiter à l’Europe. Imaginons que la moitié seulement lui soit dévolue en priorité (cela comprendrait les immenses bases militaires très chères présentes dans toute l’Europe). Cette somme, 430 milliards de dollars (397,5 milliards d’euros), représente plus que ce que dépensent la douzaine des autres plus gros payeurs de l’OTAN réunis.
O comme organisation
Jana Puglierin, directrice du bureau berlinois du Conseil européen des relations internationales, m’a récemment dit par mail: «Bâtir une force de défense européenne indépendante prendrait dix à quinze ans (si nous commencions maintenant et que nous nous y consacrions tous) et ça coûterait les yeux de la tête (plus que les fameux 2%).»
Elle a ajouté: «J’ai du mal à concevoir comment [cette force de défense indépendante] pourrait être organisée.»
Cette question de l’organisation –le O dans OTAN– est au moins aussi cruciale et aussi compliquée que celle de l’argent. Si elle n’était pas formellement et explicitement dirigée par les États-Unis, l’OTAN serait un rassemblement désorganisé de pays, pas une alliance unifiée. Le chef militaire de l’OTAN, appelé Commandant suprême des forces alliées en Europe (Saceur) est, en vertu de la charte (et sans la moindre objection de la part des membres de l’organisation), un officier général des États-Unis.
Selon le site de l’OTAN, le Saceur «est responsable […] devant le Comité militaire de la conduite de l’ensemble des opérations de l’Alliance». Ce qui implique d’organiser ces opérations, d’analyser ce qu’elles nécessitent, d’identifier les forces nécessaires pour les conduire, de requérir ces forces auprès des autorités politiques et militaires des nations de l’OTAN, de gérer toutes les ressources ainsi obtenues, de s’occuper des installations d’entraînement, d’avoir un accès régulier à tous les chefs militaires, de servir de porte-parole de l’OTAN –et, en cas de conflit, de diriger tout l’effort de guerre dans le cadre d’une campagne visant à «préserver ou rétablir la sécurité du territoire des pays de l’Alliance».
Rares sont les généraux européens à avoir suffisamment d’expérience ou de savoir-faire pour mener toutes ces tâches à bien.
Quoi qu’on en pense, rares sont les généraux européens à avoir suffisamment d’expérience ou de savoir-faire pour mener toutes ces tâches à bien. D’ailleurs, si ces militaires étaient légion, qui déciderait lequel d’entre eux –c’est-à-dire quelle nation membre de cette force de défense européenne indépendante–serait placée au sommet de la hiérarchie? L’Allemagne se soumettrait-elle aux ordres d’un général français? La Pologne obéirait-elle à un Allemand? Le poste de commandant en chef passerait-il régulièrement d’un pays à l’autre? Dans ce cas, comment la continuité serait-elle assurée?
Ce ne sont pas là des questions triviales. Elles sont au cœur du problème de la création et de l’entretien d’une alliance militaire. Dans le cas de l’OTAN, le poste de Saceur est né de la structure des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, un arrangement qu’il a semblé cohérent de préserver après la guerre, tandis que la Guerre froide s’imposait, et qui a continué à paraître pertinent depuis.
ACTUALITÉQue change le soutien de la France à la candidature de l’Ukraine à l’OTAN?
Autonomie stratégique
À certains moments, il est arrivé que cette relation transatlantique se tende, soit à la suite d’événements particuliers, soit à cause de la politique intérieure de certains membres. Au début des années 1960, le président français Charles de Gaulle s’est retiré du commandement intégré de l’OTAN et a même ordonné la mise au point d’une force de dissuasion nucléaire française indépendante –il ne pensait pas qu’un président américain pût «risquer New York pour Paris», selon ses propres termes.
Lorsque le président Trump s’est mis à pleurnicher sur la pertinence des alliances en général et à caresser l’idée de quitter l’OTAN en particulier, le président français Emmanuel Macron a établi un objectif «d’autonomie stratégique» pour la défense européenne.
C’est un objectif noble. Timothy Garton Ash, le journaliste et historien qui a fait la chronique de la réémergence de la démocratie européenne au moment de l’effondrement de l’empire soviétique et dans le sillage de l’invasion de l’Ukraine par Poutine, a récemment écrit dans le Guardian: «Alors que Poutine et Trump représentent des menaces à l’Est et à l’Ouest, l’Europe doit se défendre toute seule.»
Certes les nations européennes sont venues en aide à l’Ukraine, mais leurs efforts auraient échoué sans les armes, les formations, la logistique et le soutien des renseignements américains.
À la fin de son émouvant et splendide livre publié en 2023, Homelands: A Personal History of Europe, Garton Ash dit attendre avec impatience le jour où (bientôt, espère-t-il) une Europe revivifiée sera en mesure de pourvoir à sa propre défense et de laisser les États-Unis poursuivre ses intérêts en Asie-Pacifique et y contenir les menaces.
Moi aussi, j’ai hâte que ce jour arrive. Pourtant, comme le reconnaît ailleurs Garton Ash (ardent défenseur de l’OTAN), il n’est pas près d’advenir –et il pourrait même être plus lointain encore que ce qu’il espère dans son livre. Certes les nations européennes sont venues en aide à l’Ukraine, mais leurs efforts auraient échoué sans les armes, les formations, la logistique et le soutien des renseignements américains. Et la même chose serait valable dans l’éventualité d’une agression contre les nations d’Europe.
C’est une bonne chose que les Européens se concentrent aujourd’hui davantage [sur leur défense] que depuis longtemps. Mais quoi qu’il arrive, ils ne survivront à une menace existentielle qu’à la condition que l’OTAN prospère.
2. PUBLICATION DE L’UE : « L’Europe de la défense, ça existe, et ça marche ! «
25 juillet 2022 site de la France
L’agression armée de la Russie contre l’Ukraine relance avec acuité les discussions sur la défense européenne. L’Europe doit devenir une puissance géopolitique et un acteur de sécurité au niveau international. Il s’agit de renforcer la sécurité des citoyens européens et d’être en capacité d’agir face aux crises qui éclatent en particulier dans le voisinage de l’UE. Ce chantier est déjà en cours : des avancées importantes ont été réalisées notamment s’agissant de la coopération industrielle en matière de défense mais aussi sur le terrain de la coopération intergouvernementale.
A travers le Fonds européen de défense adopté en 2021 et doté de 7,9 milliards d’euros, le budget de l’UE finance pour la première fois des projets en matière de défense. Parallèlement, les Etats membres ont adopté en mars 2022 pour la première fois une Boussole stratégique, analyse commune des défis et des menaces qui se posent à l’UE qui renforce la politique étrangère, de sécurité et de défense et la dote notamment d’une capacité de déploiement rapide de 5 000 hommes.

La politique de sécurité et de défense commune avance
Suite à l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, l’UE a réagi avec force sur le terrain économique au travers de sanctions mais pas seulement. Pour la première fois dans son histoire, l’Union européenne a mobilisé 1,5 milliard d’euros de la Facilité européenne pour la paixpour acheter des armes létales destinées aux forces armées ukrainiennes.
La défense européenne est aussi étroitement liée à l’OTAN, alliance à laquelle appartiennent 21 États membres de l’UE sur les 27. Les accords dits « Berlin plus », adoptés le 17 mars 2003, posent les fondements opérationnels de la coopération OTAN-UE. Ils régissent la mise à disposition de l’Union européenne des moyens et des capacités de l’OTAN pour des opérations dans lesquelles l’OTAN ne serait pas engagée militairement en tant que tel. Ainsi, le développement des capacités européennesvient en cela renforcer le pilier européen de l’Otan. Une plus grande autonomie stratégique européenne n’est pas contradictoire avec l’engagement de l’UE au sein de l’OTAN.
Suite aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris, la France a invoqué l’article 42.7 du Traité de l’Union européenne, qui prévoit que si un État membre fait l’objet d’une « agression armée sur son territoire […], les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir ». Les États membres ont répondu favorablement à cette demande puisque 12 d’entre eux ont apporté leur aide à la France lors de son intervention en Irak et en Syrie et 7 lors de son intervention au Mali. La France et ses partenaires européens ont d’ailleurs annoncé leur retrait du Mali le 17 février 2022.
Un fonds européen dédié à la défense
Les États membres de l’Union européenne ont consacré 232 milliards de dollars à la défense en 2020 soit 1,6 % de leur PIB en moyenne, contre 778 milliards de dollars aux Etats-Unis (3,7% du PIB) et 252 milliards de dollars en Chine. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, l’Allemagne a décidé de doubler son budget de défense, le faisant passer à 200 milliards d’euros par an, soit 2% de son PIB.
Pour répondre à la dispersion des efforts en matière de défense entres les Etats membres, la Commission européenne a proposé un Fonds européen de la défense doté de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027. Le Fonds européen de défense complète et renforce les investissements nationaux dans la recherche en matière de défense, le développement de prototypes et l’acquisition d’équipements et de technologies de défense. Il doit aussi permettre derenforcer la base industrielle et technologique de défense européenne.
Les enjeux sont nombreux : renforcer notre autonomie stratégique, investir mieux et davantage dans le développement de nos capacités, développer l’inter-opérationnalité, éviter les doublons et rapprocher les cultures stratégiques qui cohabitent en Europe.
Le Fonds européen de la défense finance également des projets lancés dans le cadre de la Coopération permanente structurée. Cet instrument, inscrit dans le traité de Lisbonne, permet parallèlement aux États membres de renforcer leur coopération en matière de défense et de sécurité. Dans ce contexte, le 20 juillet 2022, la Commission européenne a annoncé un financement de près de 1,2 milliard d’euros en faveur de 61 projets collaboratifs de recherche et de développement dans le domaine de la défense, sélectionnés à la suite des premiers appels à propositions lancés dans le cadre du Fonds européen de la défense. Ainsi, ce Fonds soutiendra des projets de capacités de défense haut de gamme, tels que la prochaine génération d’avions de combat, de chars et de navires, ainsi que des technologies critiques pour la défense, telles que le nuage militaire, l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs, etc…
Enfin, outre les 7,9 milliards d’euros consacrés au Fonds européen de défense, le mécanisme pour l’interconnexion en Europe mobilise un budget de 6,5 milliards d’euros pour améliorer les infrastructures de transport stratégiques de l’UE et les adapter à la mobilité militaire.
Une nouvelle direction générale a été mise en place en 2020 pour accompagner la création et la mise en place du Fonds européen de défense.
L’UE s’est dotée d’une boussole stratégique
Adoptée en mars 2022, la « Boussole stratégique », véritable Livre blanc européen en matière de sécurité et de défense, sert de guide opérationnel pour l’Union européenne au cours de la prochaine décennie pour assurer la protection des Européens et permettre à l’UE de devenir un acteur de sécurité. Pour la première fois, l’UE dispose un document commun d’analyses des défis et des menaces qui se posent à l’UE.
Le document formule des propositions concrètes et réalisables, avec un calendrier de mise en œuvre très précis, afin d’améliorer la capacité de l’UE à agir de manière décisive en cas de crise et à défendre sa sécurité et celle de ses citoyens.
Les États membres s’engagent notamment à développer une capacité de déploiement rapide de l’UE de 5 000 hommes pour répondre à différents types de crises. Les missions et les opérations civiles et militaires de la politique de sécurité et de défense commune sont aussi renforcées, avec la possibilité de déployer 200 experts en moins de 30 jours. Les États membres renforceront également leurs capacités de renseignement et la Boussole stratégique prévoit la création d’une boite à outils hybride pour répondre à un large éventail de menaces de ce type, dont la désinformation et les cyberattaques. La boussole stratégique prévoit également un renforcement de la coopération et les partenariats stratégiques comme l’OTAN, les Nations Unies et les partenaires régionaux, tels que l’OSCE, l’UA et l’ANASE, mais aussi le développement des partenariats bilatéraux avec les pays qui partagent les mêmes objectifs.
La boussole stratégique jettera les bases d’une Union européenne plus forte et réactive en matière de sécurité et de défense, et contribuera à la sécurité mondiale et transatlantique, en complément de l’action de l’OTAN.