Aller au contenu principal

LIRE « Philosophie et poésie »

VOIR CERTAINES PUBLICATIONS DE METAHODOS SUR PHILOSOPHIE ET POÉSIE

  1. Benjamin Fondane : la pensée existentielle commence là où se termine la pensée rationnelle https://metahodos.fr/2023/10/21/poesie-et-tragique-la-poesie-irresignee-de-benjamin-fondane/
  2. PHILOSOPHIE ET POÉSIE INTIMEMENT LIÉS – CHAR, BONNEFOY … PARMÉNIDE, LUCRÈCE https://metahodos.fr/2023/06/10/vivre-en-poesie-philosophie-et-poesie-intimement-lies-lucrece/
  3. « LE POUVOIR D’OSER TOUT » AVEC LÉON CHESTOV https://metahodos.fr/2023/12/01/chestov-ou-la-force-doser/

ARTICLE DE FABULA

Publié le 19 Mars 2024 par Marc Escola

Écrit en 1939 au Mexique où María Zambrano est alors en exil, « Philosophie et poésie » constitue une entrée idéale dans l’oeuvre de la philosophe espagnole.

Dans ce bref volume elle analyse deux versants, non pas antinomiques mais complémentaires, de la pensée depuis les Grecs : « Aujourd’hui poésie et pensée nous apparaissent comme deux formes insuffisantes, nous semblent être deux moitiés de l’homme : le philosophe et le poète.

L’homme entier n’est pas dans la philosophie ; la totalité de l’humain n’est pas dans la poésie ».

Écrit à l’issue d’une série de conférences et de cours donnés en Amérique du sud, « Philosophie et poésie » conserve l’énergie de la parole adressée, une parole qui cherche, compose avec ses héritages, chemine avec un engagement total et une sincérité dont chaque phrase témoigne.

Dans son prologue, María Zambrano qualifie d’« utopique » l’écriture de ce livre, comme l’est chez elle la vocation philosophique : « J’entends par Utopie la beauté irrésistible, et aussi l’épée d’un ange qui nous pousse vers ce que nous savons impossible, comme l’auteur de ces lignes a toujours su qu’elle ne pourrait jamais faire de Philosophie, et pas seulement parce qu’elle est une femme.

Vocation que révèlent les paroles elles-mêmes, puisqu’à l’adolescence on me demandait, tantôt avec compassion, tantôt avec une ironie quelque peu cruelle : et pourquoi faire de la Philosophie ? Parce que je ne peux m’en empêcher. »

María Zambrano (Vélez-Málaga, 1904 – Madrid, 1991) est une des figures les plus importantes de la philosophie espagnole du siècle dernier. Disciple d’Ortega y Gasset, elle connaît l’exil de 1939 à 1982 (Amérique du Sud, en particulier à Cuba, Europe). Elle a reçu le « Prix Cervantès » pour l’ensemble de son oeuvre en 1988.

Les premières pages : « En guise de prologue » :

Ce livre, qu’il me soit permis de le dire, engendré plus que construit, l’a été à un moment, oserais-je l’avouer, d’ex-
trême impossibilité, ce qui ne semble pas si extraordinaire, puisqu’il ne s’agit pas d’y passer du possible au réel, mais
de l’impossible au vrai.

C’est pourquoi je dis engendré, ce qui, pour un être vivant est la chose la plus impossible, y compris pour l’animal, la plante, la pierre même peut-être, pour tout ce qui constitue l’ensemble du véritable univers et donc, pour ne pas décourager le toujours invraisemblable lecteur, je dois raconter un peu comment il a été engendré dans la ville de Morelia, capitale de l’état de Michoa­­ cán, au Mexique, durant un automne à l’indicible beauté.

L’auteur de ces lignes, d’une façon également invraisemblable, s’était retrouvé au Mexique. Et d’une manière tout aussi invraisemblable, il avait préparé la présente édition
afin de la publier dans une collection mexicaine. Pourquoi et comment ai-je alors écrit ce livre, pendant le tiède automne de 1939 ? À la fin de la guerre d’Espagne, je fus invitée à Cuba et même sollicitée avec insistance par certaine Université nord-américaine comme professeur d’espagnol.

Je m’y étais déjà rendue, au début de la guerre d’Espagne, au moment de mon mariage, en septem­ bre 1936. À l’issue d’une longue et hasardeuse traversée sur un bateau espa-
gnol qui partit de Carthagène, autrement dit qui devait traverser le détroit de Gibraltar et entrer dans les eaux de l’Espagne impériale, nous arrivâmes à La Havane dans ce navire qui, à ce que nous apprîmes ensuite, allait à Veracruz.


Mais à notre arrivée à La Havane, sous le pouvoir du général Fulgencio Batista, le bateau fut arrêté, l’équipage
emprisonné et nous ne dûmes d’échapper à ce sort qu’à un passeport diplomatique. D’une manière extraordinaire, je crois avoir déjà raconté la chose, nous fûmes conviés à
souper, en un lieu appelé La Bodeguita de Enmedio, par quelques intellectuels de gauche dont, entre autres, le très jeune José Lezama Lima qui n’avait encore rien publié et qui, par son silence et ses références au peu que j’avais fait paraître dans la Revista de Occidente, m’étonna. Comme je fus plus étonnée encore d’avoir vu mon nom parmi ceux
des professeurs – je n’étais qu’une simple assistante – venus donner des cours de Philosophie dans cet illustre lieu.

On m’invita aussi à donner une conférence au Lyceum Club Femenino, ce que je ne me résolus à faire que sur les conseils de l’ambassadeur d’Espagne qui était encore en poste. Je me souviendrai toujours – et je dois dire qu’on se souvint de moi pendant longtemps – de cette conférence que je fis sur mon maître Ortega y Gasset. Mais notre des-
tination était Valparaiso, au Chili, et c’est ainsi qu’après un long et difficile périple, nous finîmes par passer en bateau le canal de Panama. Là, le paysage de « Paul et Virginie », m’apparut tout entier. Et l’autre côté de l’Océan, à Balboa, au coucher du soleil. Nous descendîmes par des villes dont le nom me semblait irréel, et tout en sachant bien qu’à Antofagasta – où la terre étant complètement stérile, il fallait l’amener depuis le Nord – on parlait espagnol, j’en fus émerveillée comme si je l’avais ignoré auparavant. Enfin, pour ne pas m’attarder davantage sur ce voyage inou-
bliable et décisif, nous arrivâmes à Valparaiso.

Et, de là, à travers une campagne de cactus candélabres, à Santiago du Chili. À l’instant même où nous montions les marches
de l’édifice de l’Ambassade, les descendait l’ambassadeur qui nous dit : ne défaites pas vos valises, le Président de la République vient de m’appeler pour rompre ses relations
diplomatiques avec l’Espagne. Il n’en fut rien, une fois de plus, mais la menace était bien présente.

Ceci dit, qu’a donc à voir tout cela avec Philosophie et Poésie ? Eh bien ! il s’agit de sa genèse, de sa naissance. Des mois plus tard, quand le contingent de mon compagnon
fut appelé sous les drapeaux, nous décidâmes de rentrer en Espagne, au moment où la déroute de la cause à laquelle nous croyions était plus évidente que jamais.

Et pourquoi rentrer en Espagne si vous savez que votre cause est perdue ? Mais pour cela, pour cela même.

Là-dessus, j’en viens à Philosophie et Poésie rédigé lors de notre installation au Mexique, après la débâcle. Chose qui a un rapport intime avec ce livre écrit pendant cet au-
tomne mexicain, en hommage à l’Université de San Nicolás de Hidalgo, descendante en droite ligne des centres d’étude
des Humanités, fondée par Don Vasco de Quiroga1 non loin des rives du lac Patzcuaro, lequel était venu d’Espagne
sur le territoire des Indiens Tarascos pour y établir l’Utopie de la République Chrétienne de Thomas More.

Tout aussi utopique fut pour moi l’écriture de ce petit livre, car la vocation philosophique étant irrépressible dans ma vie, il était parfaitement utopique que j’écrive sur la Philosophie et, qu’en outre, je l’enseigne, comme je le fis à l’Université de San Nicolás de Hidalgo.

J’entends par Utopie la beauté irrésistible, et aussi l’épée d’un ange qui nous pousse vers ce que nous savons impossible, comme l’auteur de ces lignes a toujours su qu’elle ne
pourrait jamais faire de Philosophie, et pas seulement parce qu’elle est une femme. Vocation que révèlent les paroles
1 Évêque espagnol (1470 ?-1565), auditeur au Conseil Royal de la Nouvelle Espagne (1531) et premier prélat de Michoacán (1537). Il fut le protecteur des Indiens de son diocèse. (N.d.T.)
elles-mêmes, puisqu’à l’adolescence on me demandait, tantôt avec compassion, tantôt avec une ironie quelque peu cruelle : et pourquoi faire de la Philosophie ? Parce que je
ne peux m’en empêcher. Ce que j’ai écrit dans ce livre, en ce magnifique automne 1939, c’est à quel point il me semblait hautement utopique de pouvoir l’écrire.

Les Utopies, quand elles sont de naissance, ne souffrent pas d’être discutées malgré la révolte qu’elles peuvent inspirer. Il se trouva qu’en 1940 les Universités fondées par les « barbares
Espagnols » prétendaient être trois, San Marcos de Lima, San Carlos du Guatemala et l’Université fondée par Don Vasco de Quiroga qui devait son existence aux centres
d’étude des Humanités.

Il me fallait, d’une certaine manière, en avoir de la reconnaissance et accepter, sans plus, tout
en me révoltant de temps à autre contre cette obligation d’écrire ce livre, qui n’était pas une commande académique mais personnelle de la part de celui qui était alors mon compagnon, lequel, sans aucun moyen, se mit à l’imprimer
dans une imprimerie qui ne pouvait tirer que quelques cahiers. J’en tremblais, comme j’avais tremblé quand j’avais dû commenter à Mexico, en tant que membre de la Casa
de España, les trois conférences qui constituaient le volume « Pensée et Poésie dans la vie espagnole ».

Plus précisément, quand vint le moment de mettre un terme à mon cours à l’Université, un ordre invisible en la personne de mon compagnon d’alors, me réclama ce livre que j’offre aujourd’hui au lecteur, après en avoir, à Morelia même, publié, réuni et enfin corrigé à la main quelques-uns des chapitres, sur les
exemplaires dont l’Université me fit cadeau.

Le premier chapitre fut publié avec plus d’assurance dans la revue Taller, fondée et dirigée par Octavio Paz que j’admirais et qui devint depuis lors mon ami. Mais, au moment
de poursuivre, il s’agissait déjà d’un livre, il s’agissait déjà de l’ange invisible et implacable qui exige.

L’obstination n’était plus de mise, tout n’était plus qu’une question de vocation, d’utopique vocation.

La seconde édition de ce petit livre se fit dans mes Œuvres Réunies chez Aguilar, avec une certaine confiance de ma part, qui ne fut pas payée de retour.

Mais à présent, voilà que me reprend le tremblement de l’engendrement, comme si j’étais en train d’écrire ce texte aujourd’hui même, et je ne me risque à le publier que parce que je crois que ce qui a été engendré doit être accueilli, respecté. Qui peut juger quelque chose de ce genre ? Je ne
veux pas fuir ma responsabilité. Elle est liée à un mouvement de descente – à une condescendance –, non à une quête d’élévation. Chacun sait que le plus difficile n’est pas de monter, mais de descendre. Je me suis rendu compte que l’authenticité vient quand on accepte de descendre, plus que quand on recherche les hauteurs. La vertu de la Vierge Marie fut non pas de s’élever mais de descendre ; pas seule, bien entendu. Je n’ai pas la prétention de voir s’accomplir en moi, ni dans ce livre en l’occurrence, cette
virginale vertu. Ce serait impossible. Mais je vois clairement, par contre, qu’il vaut mieux céder à l’impossible, qu’errer, perdu, dans les enfers de la lumière.

Que l’éventuel lecteur me juge donc dans cette perspective ; car j’ai préféré l’obscurité, découverte comme une pénombre salvatrice en des temps déjà révolus, à l’errance solitaire, à l’égarement, dans les enfers de la lumière. Telle est ma justification. Que l’amour soit donc mon juge, et si je n’en suis toujours pas
digne, que ce soit alors la compassion. Je n’en dis pas plus, je crois que ce sera suffisant, pour l’invraisemblable, mais non pas impossible, lecteur.

María Zambrano
Madrid, 15 février 1987

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.