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MIEUX ÉCOUTER LES INTELLECTUELS AVEC METAHODOS : « Le continent sans qualités … » – Leçon inaugurale de Peter Sloterdijk
ASSURANCE PLUTÔT QUE DÉMOCRATIE
ADMINISTRATION PLUTÔT QUE POLITIQUE
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France du jeudi 4 avril, Peter Sloterdijk s’interroge sur l’identité de l’Europe.
Il décrit l’UE comme étant un dragon sans tête où ADMINISTRATION ET POLITIQUE SE CONFONDENT, COMME SE CONFONDENT ASSURANCE ET DÉMOCRATIE ( prise de notes par Metahodos qui était présent à la leçon du philosophe)
LIEN VERS LA VIDÉO Url de référence :
« Le Monde » publie un extrait dans lequel ce passage sur l’écrasement de la démocratie et du politique respectivement par l’assurance et l’administration ne figure pas, mais le complète :
ARTICLE : Peter Sloterdijk, philosophe : « Pour repenser l’Europe, il s’agira de former des concepts pour un continent sans qualités »
Après le 11 septembre 2001, des obstacles inattendus ont contrecarré les ambitions sécuritaires croissantes des Européens, il n’est pas nécessaire de les commenter ici en détail. Il ne nous est toujours pas facile d’expliquer où nous en sommes avec nous-mêmes et le reste du monde. Cette superbe formule, « reste du monde », paraît anachronique dans la bouche d’Européens de notre temps, il y flotte encore aussi un peu d’amertume. On ne peut se défaire de l’impression que le « monde » se produit depuis longtemps ailleurs, tandis que nous-mêmes nous retrouvons dans le reste.
Dans son essai L’Autre Cap [Editions de Minuit, 1991], écrit peu après la chute du mur de Berlin, à l’occasion d’un congrès à Turin, Jacques Derrida se consacre au souci de savoir si une nouvelle monstruosité ne pouvait pas naître du caractère de « restant » qui s’attachait à l’Europe, qu’on l’appelle « décentrage » ou « provincialisation ».
Pendant un moment, il a paru plausible de se demander si « l’Ouest », dans son ensemble, n’allait pas voir pousser sur son corps de nouvelles têtes de dragon après l’effondrement de l’Union soviétique. Tout se passait comme si nous entendions une exhortation à nous garder des pensées qui s’agitaient presque inéluctablement dans nos esprits, après que le colosse de l’Est européen était tombé de ses pieds d’argile ! Il pouvait y avoir des pensées de dragon tapies à l’arrière-plan, attendant la première occasion de faire leur retour.
Pour que l’Europe du futur soit comprise correctement, il faut la penser comme avec une tête coupée. Le corps de dragon de jadis, composé d’une douzaine de « pays mères », comme on les appelait, et de leurs extensions coloniales, ce composite monstrueux que nous avons cru mort, au plus tard, à partir de l’« année africaine » que fut 1960 [quand 18 anciennes colonies acquirent leur indépendance], ou, à la rigueur, de la signature des accords d’Evian, qui marquèrent la fin de la guerre d’Algérie en mars 1962, ce composite, donc, devait être enterré et rester scellé sous une plaque massive. Que le demi-cadavre de la Russie impériale ait été secoué par les convulsions du réveil, après s’être fait passer pour mort pendant soixante-neuf ans sous l’enveloppe soviétique, cela devrait tout aussi peu nous induire en erreur, en dépit de la satisfaction que nous procure la marche des choses, que le triomphalisme des libéraux américains, lesquels voyaient d’un seul coup se dégager la voie menant à la domination unique des Etats-Unis sur le monde.
Une histoire trop lourde
Les idées qui devaient germer sur la tête coupée d’une Europe qui avait cessé d’être monstrueuse seraient contraintes de puiser leur force à d’autres sources qu’à celle de la première époque des navigateurs et de leur programme d’expansion. Il est indéniable qu’à l’ère de la mondialisation nautique, on avait fait preuve d’un trop grand sans-gêne en allant fouiller dans les motifs chrétiens et les fantasmes de civilisation afin de revendiquer, pour les ambitions des Etats européens, les meilleures places sous les soleils d’Amérique, d’Asie et d’Afrique. (…)
Pour ce qui concerne l’Europe réduite à elle-même, aux dimensions d’un continent sans colonies, personne n’ira affirmer que les sources alternatives ont actuellement un débit remarquable. On peut également expliquer pourquoi leur flot ne se tarira pas nécessairement. En quelques décennies, la tête coupée s’est rattachée – d’en haut, et sans énergie spécifique venue d’en bas – à un corps complexe, mais qui n’est plus monstrueux, composé de vingt-sept organes. On cherche encore les noms et les concepts permettant de désigner cette non-chose, dont il n’existe pas de modèle dans l’histoire des grands corps politiques. (…)
Nous vivrions dès lors dans une partie du monde fortement compromise, dans laquelle toute tentative de recommencement se verrait opposer les charges d’une histoire trop lourde. Dans une telle situation, celui qui se consacre à la mission de repenser l’Europe doit savoir qu’il s’agira de former des concepts pour une nouveauté politique et culturelle dont l’existence est placée sous des présages encore largement inconnus : des concepts pour un continent sans qualités.
Le projet d’élites inquiètes
Habité par un demi-milliard de personnes, refuge convoité pour d’innombrables migrants potentiels, il cherche, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, une nouvelle définition pour lui-même et pour ses peuples. Il a réussi, sous la forme de l’Union européenne, une improvisation politique qui n’était pas prévue dans les scénarios de l’histoire du monde ; il a créé un grand corps politique qui, en dépit de ses amples dimensions, ne présente ni les convictions ni la posture d’un empire. Ses capitales peuvent présenter tous les avantages possibles d’une vie urbaine, mais pas le rayonnement qui émanait jadis des métropoles des puissances créatrices de colonies. Ses habitants honorent cet état de nouvelle européanité, qui leur a été attribuée de l’extérieur, en respectant l’habitude obstinée de rester, pour une moitié d’entre eux, à l’écart des élections au Parlement européen – seuls les Belges et les Luxembourgeois votent à ces élections avec autant de zèle que s’il s’agissait de scrutins nationaux.
Et bien que les citoyens de cette nouvelle construction, dès lors qu’ils sont, comme membres de cette grande entité difficile à comprendre, en grande majorité du côté des gagnants, un très grand nombre d’entre eux a encore du mal à habiller cette abstraction avec les sentiments que l’on porterait à une patrie vécue. Cela reflète le fait que l’Europe postimpériale, qui était apparue depuis les années 1950 sous les contours rudimentaires d’une union de défense des intérêts de l’industrie minière, fut d’emblée le projet d’élites inquiètes et pleines d’espoir. Elles ne voulaient pas se laisser perturber dans leur foi dans le fait que les majorités suivraient dès que les avantages du nouveau modus vivendi deviendraient généralement visibles. (…)
L’Européen moyen de notre temps, qui vit dans la colère pas toujours injustifiée que lui inspire la marche souvent opaque et presque extraterrestre des affaires à Bruxelles et à Strasbourg sans réfléchir aux prémices de son existence, est l’incarnation de l’ingratitude ; pour autant qu’elle signifie se laisser porter par la dérive de situations quasi posthistoriques sans savoir, et a fortiori sans vouloir savoir, de quelles sources est sorti le modus vivendi contemporain. L’Européen d’aujourd’hui est trop souvent le consommateur final d’un confort dont il n’a plus la moindre idée des conditions d’existence. Dans son existence perforée par les failles du souvenir, la phrase de Stephen Dedalus [dans Ulysse, de James Joyce, publié en France en 1922] est devenue réalité : « L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. »
(Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni)
Peter Sloterdijk est un philosophe et essayiste allemand. Il est notamment l’auteur de « Colère et temps » (Maren Sell, 2007) et « Après nous le déluge » (Payot, 2016). Cette tribune est un extrait de la leçon inaugurale de Peter Sloterdijk, prononcée le 4 avril 2024 au Collège de France, dans le cadre de sa chaire, L’invention de l’Europe par les langues et les cultures. Le texte intégral sera publié aux Editions du Collège de France.