
ARTICLE : Naufrage évitable et procès d’un crétin, la vraie histoire du radeau de la Méduse
Jean-Christophe Piot — Édité par Louis Pillot – 27 mars 2024 SLAT
Derrière l’un des tableaux les plus célèbres du monde se cache un drame à deux faces.
Aux derniers jours du mois d’août 1939, alors que la Seconde Guerre mondiale se fait imminente, trente-sept convois quittent la capitale en direction d’une destination connue des seuls chauffeurs et de quelques fonctionnaires triés sur le volet. Chargés au pied du Louvre, les camions se dirigent dans le plus grand secret vers le château de Chambord. À bord, soigneusement bâchés, des centaines de chefs-d’œuvre qu’on évacue pour les protéger d’une éventuelle victoire allemande1. Parmi eux, la Victoire de Samothrace, la Joconde ou la Vénus de Milo, mais aussi une toile immense de plus de 40 mètres carrés: le Radeau de la Méduse.
L’œuvre de Géricault, qui vient alors de fêter son 120e anniversaire, est l’une des plus célèbres du Louvre. C’est aussi la saisissante image d’un désastre. Au milieu d’un véritable charnier marin, quelques survivants agitent un drapeau pour attirer l’attention d’un navire au milieu d’une pile de cadavres à la pâleur terrifiante. Une affreuse lividité qui avait marqué les esprits des visiteurs du Salon de 1819 avec d’autant plus de force que les naufragés de Géricault ne sont pas n’importe quels naufragés. Les survivants de la Méduse, rescapés d’une frégate perdue trois ans plus tôt, sont au cœur d’un des plus beaux scandales du règne de Louis XVIII.
Pour une belle Méduse, c’est une belle Méduse
Au lendemain de Waterloo, la chute définitive de Napoléon en 1815 ne marque pas seulement le retour de la monarchie. Elle signe aussi celui en France des aristocrates exilés pendant la Révolution. Suspects d’avoir un peu trop bien servi l’Empire, beaucoup d’anciens bonapartistes sont alors écartés, remplacés par d’anciens exilés. Parmi eux figure Hugues Duroy de Chaumareys, un ancien officier qui profite d’un décret de 1815 pour retrouver la marine –la Royale– avec le grade de capitaine de frégate.
Que Chaumareys ne soit pas foutu de lire une carte marine et n’ait pas mis le pied sur un bateau depuis bientôt trente ans ne paraît inquiéter personne. Mieux, l’homme retrouve un commandement, et pas n’importe lequel: celui de la Méduse, une des plus belles frégates de la Royale. Armé de quarante-six canons, long de 47 mètres et vieux d’à peine cinq ans, le bâtiment peut embarquer 400 âmes.
Sur le papier, la mission de Chaumareys paraît simple. Lancée en juin 1816, l’opération consiste à cingler vers les côtes du Sénégal, où la France vient de récupérer les comptoirs commerciaux occupés par les Anglais. La Méduse ne part pas seule: trois voiliers plus petits l’accompagnent, l’Écho, l’Argus et la Loire, de quoi acheminer vers la «division du Sénégal»2 une grande quantité de vivres, de matériel et d’hommes. Des fonctionnaires, des colons, des scientifiques, de nombreux vétérans de l’Empire qu’on éloigne par précaution et même d’anciens bagnards graciés à la seule condition qu’ils aillent peupler les colonies du Sénégal.
Une mission sinon de routine, du moins classique. Mais Chaumareys ne va pas tarder à croiser joyeusement l’effet Dunning-Kruger et le Principe de Peter. Et à se comporter comme un énorme con.
Explosons joyeusement le seuil d’incompétence
Le capitaine commence par… distancer les trois navires qui sont censés l’escorter. Pourquoi ? Parce que. Pour accentuer son avance, la Méduse serre les côtes de Mauritanie sans que Chaumareys n’écoute un mot de ses seconds, qui le supplient de ne pas prendre autant de risques. Pire, alors qu’il n’est pas fichu de faire le point, il refuse de croire les officiers qui lui disent qu’il se trompe dans ses calculs. Le 1er juillet 1816, il croit apercevoir le cap Blanc au nord-ouest de la Mauritanie, alors que celui-ci est encore à trente kilomètres. Persuadé d’être plus au sud qu’il ne l’est, Chaumareys pense avoir dépassé le banc d’Arguin, un haut-fond pourtant bien cartographié.
Le 2 juillet, les indices inquiétants se multiplient: la mer vire au gris-vert, sa température augmente et des nuées d’oiseaux survolent la Méduse, autant de signes qu’on approche de la côte. Plus obstiné que jamais, Chaumareys interdit à son équipage de sonder pour ne pas perdre de temps. À 15h15, ça ne rate pas: la frégate fracasse sa quille à pleine vitesse sur une bande de sable.
Dans le secret du carré des officiers, une liste est dressée pour identifier ceux qui auront le droit de monter à bord des radeaux. Quant aux autres, eh bien, à la grâce de Dieu.
Dans les heures qui suivent, l’équipage peut encore espérer s’en sortir à peu de frais, mais ni le vent ni les marées ne viennent le libérer. L’espoir s’évanouit d’autant plus vite que les charpentiers prennent la mesure des dégâts. À bord, la peur tourne à l’angoisse et au désordre. La chaleur et la promiscuité n’arrangent rien, l’indiscipline non plus. L’équipage s’enivre avec d’autant moins de scrupules que l’exemple vient d’en haut. Mortifié peut-être d’avoir ainsi bousillé son bâtiment, le capitaine Chaumareys ne dessaoule pas.
Le 4 juillet, une tempête finit de disloquer la Méduse. Cette fois, le commandement décide d’abandonner le bateau mais les chaloupes manquent: on en compte à peine quatre en état de naviguer3. Dans le secret du carré des officiers, une liste est dressée pour identifier ceux qui auront le droit de monter à bord. Quant aux autres, eh bien, à la grâce de Dieu.
Dans l’urgence, l’équipage bricole un vaste radeau de planches équipé d’un pauvre mât. Le 5 juillet, on le met à l’eau pour y transborder une vingtaine de marins, une dizaine de civils et plus de cent vingt militaires. Sous le poids de ses 157 passagers, le radeau ne flotte même pas: il affleure entre deux eaux, 50 bons centimètres sous la surface. Plongé dans l’eau salée jusqu’aux hanches, chaque naufragé manque à chaque instant de se coincer une jambe entre les planches mal jointes. Dix-sept hommes refusent d’ailleurs de monter à bord, préférant jouer leur va-tout sur l’épave. Le reste de l’équipage et des passagers embarquent sur les quatre chaloupes toujours commandées par Chaumareys, reliées entre elles et au radeau par un filin.
La mort en mer, c’est une question de tempo
Si le but est logiquement de rallier la terre ferme, le vent s’en mêle et gêne la progression des chaloupes, freinées par le poids du radeau. Quelques heures plus tard, le problème se règle de lui-même lorsque le radeau se retrouve soudain seul au large, sans qu’on sache bien si le filin s’est dénoué tout seul –ou si quelqu’un l’a tranché…
La situation était déjà grave à bord, elle se fait désespérée. L’aspirant Coudein peut bien faire dresser une voile de fortune, l’aide-chirurgien Savigny peut bien distribuer ce qu’il reste de biscuits: sans gouvernail et sans carte, le radeau entame une dérive lente et mortelle sous un ciel de plomb. Dès la première nuit, beaucoup tombent à l’eau, les jambes parfois brisées par le jeu des planches mal jointes qui font office de plancher. À bord, la division s’installe entre deux groupes, celui des officiers qui ont gardé leurs armes et celui des soldats, désarmés mais menaçants.
Commence alors un long supplice sur un radeau que ses passagers surnomment vite «La Machine». La faim ronge les corps; on se tue pour un biscuit, pour un gobelet de vin, pour une semelle de cuir qu’on mâchonne pendant des heures. Tout est saumâtre, la soif et le sel grignotent la volonté, le courage et le bon sens dans les puanteurs qu’on imagine à bord d’un radeau où chacun se soulage comme il peut.
La nuit, les rescapés s’attachent au centre du radeau par peur d’être emportés par les vagues. Le jour, on tente d’attraper des poissons avec les moyens du bord dans une promiscuité poisseuse où chacun surveille chacun. Écorchés vifs par les échardes et par l’eau salée, bien des survivants perdent l’esprit. Au lendemain d’une bagarre générale, il ne reste plus que soixante-quatre hommes à bord. Le 12 juillet, ils ne sont plus que trente.
La famine en pleine Restauration
La faim creuse les ventres des derniers rescapés. Alors, on se livre à l’impensable: le cannibalisme de survie. Jean-Baptiste Savigny, le chirurgien du bord, procède à la découpe de fines lamelles de chair qu’on fait sécher au soleil. Le 15 juillet, il ne reste pourtant qu’une quinzaine de survivants d’autant plus désespérés que même la viande humaine vient à manquer, gâtée par les vers. Il ne reste plus qu’à compter sur un improbable miracle.
Celui-ci finit par se produire au matin du treizième jour quand un survivant aperçoit les voiles de l’Argus. Un pur hasard: le brick ne cherchait pas les passagers mais la Méduse elle-même. Sauvé des eaux, le capitaine Chaumareys l’avait envoyé récupérer les 92.000 francs en pièces d’or et d’argent restés à bord…
Sur les quinze hommes récupérés, cinq meurent d’épuisement. Restent dix survivants, plus trois sur les dix-sept qui avaient choisi de rester sur l’épave.
C’est grâce à deux d’entre eux que le scandale va éclater. En septembre 1816, le chirurgien Savigny publie son récit des événements. L’année suivante, l’ingénieur-géographe Corréard se livre au même exercice. Si les auteurs passent certains détails sous silence, tous deux dénoncent l’attitude lâche et contraire à l’honneur du capitaine Chaumareys. Les 160 morts de la Méduse font le reste: le scandale est tel que Louis XVIII ne peut plus l’ignorer, d’autant qu’il est personnellement responsable de la nomination de Chaumareys.
Affaire d’État
Le procès de Chaumareys devant le conseil de guerre est un peu plus que celui d’un naufrage –celui d’un (ancien) régime. Dans une France divisée, bonapartistes et républicains ne se privent pas d’observer que des catastrophes de ce genre sont inévitables quand on désigne des incapables qui n’ont fait que se donner la peine de naître à des postes majeurs –bref, quand on privilégie la particule plutôt que la compétence. Du côté des royalistes, les autorités font peser la responsabilité du drame sur les épaules du seul Chaumareys –toujours pratique, la thèse de l’individu isolé.
Celui-ci sauve sa tête de justesse, les charges d’abandon volontaire de navire et d’entorse à l’honneur n’étant pas retenues. Il n’en est pas moins condamné pour son «impéritie», on dirait aujourd’hui pour son incompétence. Chassé de la Marine, dégradé en public, privé de ses titres et pensions, le capitaine de la Méduse est condamné à cinq ans de prison. Il n’en fera que trois avant de finir ses jours dans les ruines d’un château de famille qu’il n’a plus les moyens d’entretenir. On n’ira pas jusqu’à le plaindre.
1 – Bien vu. Retourner à l’article
2 – La colonie, quoi. Retourner à l’article
3 – Heureusement, c’était de l’histoire ancienne au moment du Titanic et… Ah non. Retourner à l’article