
ARTICLE – Référendum sur l’immigration : « Le Conseil constitutionnel impose une lecture politique du droit »
Le Conseil constitutionnel a rejeté, ce jeudi 11 avril, la demande de référendum d’initiative partagée sur l’immigration demandé par les députés LR. La lecture sans cesse plus politique de cette institution est un obstacle à la prise de décision démocratique, regrette l’avocat Pierre Gentillet.
Pierre Gentillet 15/04/2024 LE FIGARO
Les sages du Conseil constitutionnel nous laissent une nouvelle fois circonspects. Par une décision du 11 avril 2024, les locataires de la rue de Montpensier ont enterré la proposition de référendum d’initiative parlementaire (RIP) déposée le 12 mars 2024 par les parlementaires LR visant à restreindre l’accès aux prestations sociales aux étrangers. Celle-ci visait à instaurer quelques obligations pour les étrangers souhaitant bénéficier de prestations sociales et notamment une condition minimale de durée de résidence en France. Si le cinquième des parlementaires soutenait bien un tel projet, comme a pu le vérifier le Conseil constitutionnel, il fallait encore que le texte respecte deux exigences : que l’objet du texte entre bien dans le champ visé par l’article 11 de la Constitution et qu’aucune des dispositions soumises ne soit contraire à la constitution.
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L’accord du Conseil constitutionnel sur le premier point était loin d’être acquis. Revenons à l’article 11 de la Constitution : il fixe comme domaines éligibles au RIP « tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. » Pourtant, le Conseil constitutionnel a validé la démarche des députés LR au regard de cet article.
Habilement, ces derniers n’avaient pas assigné pour objectif à leur texte une réforme de la politique migratoire, mais bien une réforme de la politique sociale. Son objet visait essentiellement les conditions d’accès aux aides sociales et aux prestations et était restreint à ce seul champ d’application. La ficelle juridique des députés LR était un peu grosse. Restreindre son projet à la question sociale était une tour de passe-passe juridique que le Conseil constitutionnel semble avoir validé. Dont acte. On aurait pu s’en étonner – et d’ailleurs s’en réjouir – au regard d’une jurisprudence très restrictive, mais le Conseil retenait son offensive réglementaire et législative pour se jeter tout entier dans sa spécialité : les droits et les principes constitutionnels. C’était en réalité reculer pour mieux censurer.
Le Conseil ne s’est pas gêné
pour censurer le projet
Il restait au Conseil le soin d’analyser le deuxième point : à savoir « qu’aucune disposition de la proposition de loi ne soit contraire à la Constitution ». Ces quelques mots lui ont donné toute latitude. Vertiges du droit, le Conseil ne s’est pas gêné pour censurer le projet non sur la base d’articles de la Constitution de 1958, mais de principes d’un autre temps. En effet, le Conseil a considéré qu’en réservant « le bénéfice de prestations sociales […] à une condition de résidence en France d’une durée d’au moins cinq ans ou d’affiliation au titre d’une activité professionnelle d’une durée d’au moins trente mois », le projet de loi portait « une atteinte disproportionnée » au préambule de la Constitution de… 1946.
C’est-à-dire le préambule du premier projet de Constitution de la IVe République, qui avait été rédigé conjointement par les élus du Parti socialiste et du Parti communiste avant d’être repris dans le second projet constitutionnel, lequel fut ratifié contre les Français. Il n’aura pas échappé aux lecteurs que nous sommes passés à la Vᵉ République et que cette IVe qu’avait dénoncée le général de Gaulle, le rédacteur de notre Constitution dans le discours de Bayeux, n’est plus. Mais alors, pourquoi cette référence et une telle censure ?
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Tous les étudiants en droit, notamment les plus droits-de-l’hommistes, connaissent ou admirent la décision de 1971 (DC, Liberté d’association, 16 juillet 1971) par laquelle le Conseil constitutionnel décida que le préambule de la Constitution de 1946 était également une norme actuelle à valeur constitutionnelle, et qu’il pouvait par conséquent annuler une loi sur ce fondement. Sur cette base, le Conseil constitutionnel put devenir ce qu’il est aujourd’hui : une institution imposant sa volonté et sa lecture politique des normes constitutionnelles. Cette décision fut donc un véritable « big bang constitutionnel », pour reprendre l’expression de Pascal Jan.
L’institution s’écarte progressivement de sa mission originelle pour devenir une autorité politique
Pourtant en 1958, les membres du comité consultatif constitutionnel, organe en charge de la rédaction de la Constitution, et notamment le plus éminent d’entre eux Michel Debré (1), avaient parfaitement conscience du risque. Ils savaient que si le Conseil décidait de contrôler les lois non plus seulement en fonction de la seule Constitution – et de règles bien définies qui encadrent la vie publique — mais bien des principes généraux contenus dans des préambules grandiloquents (et celui de 1946, à défaut de précision, ne manquait au moins pas de lyrisme), alors l’institution s’écarterait progressivement de sa mission originelle pour devenir une autorité politique illégitime.
Sur ce point, citons l’un des membres du comité consultatif constitutionnel Pierre-Henri Teitgen : « C’est là (lorsque le Conseil) est habilité à contrôler la conformité de la loi […] avec le Préambule […] et avec tout ce qu’il contient comme dispositions positives et virtuelles, que vous tombez dans le gouvernement des juges, chacun appréciant d’une manière […] particulière ce que signifie ce Préambule et ce que sont les diverses dispositions auxquelles il renvoie ». (2) La mise en garde était claire. Treize années plus tard, le Conseil constitutionnel s’affranchissait donc de cet avertissement, violant ainsi la lettre et l’esprit de la Constitution de 1958.
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Près d’un demi-siècle plus tard, nous payons toujours le prix de ce « coup d’État juridique » dont se réjouissait d’ailleurs feu Robert Badinter. Ainsi, ce 11 avril 2024, le Conseil constitutionnel a donc estimé (3) que les alinéas 10 et 11 du préambule de la Constitution de 1946 s’opposaient au projet de RIP, lesquels disposent respectivement que « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » et « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».
Plus que jamais, il y a urgence à réformer le Conseil constitutionnel
Sur cette base, dont chacun pourra apprécier la qualité juridique (discipline qui reste malgré tout une maîtresse difficile et pour laquelle on commande encore aux étudiants la précision et la rigueur) le Conseil a donc estimé que le fait de conditionner les prestations sociales à une durée de résidence d’au moins cinq ans portait une atteinte « disproportionnée » aux principes précités. Au surplus, le Conseil reste évidemment maître de ce qui est proportionné ou non. Plus que jamais, il y a urgence à réformer le Conseil constitutionnel. Sa lecture, sans cesse plus politique de la constitution, est l’un des obstacles majeurs à la décision politique, laquelle doit en définitive l’emporter sur la volonté de ces « juges », surtout quand la première s’appuie sur le geste référendaire.
Que le Conseil constitutionnel se rappelle qu’il n’est pas au-dessus du peuple français : il n’en est qu’un pouvoir délégué. En lui refusant, une nouvelle fois la possibilité de s’exprimer par référendum sur la question migratoire, l’institution présidée par Laurent Fabius montre une nouvelle fois sa véritable fonction : non de gardien de la Constitution, mais des intérêts d’une certaine élite qui a tout à perdre d’un retour de la souveraineté nationale et qui semble très bien s’accommoder du grand ensemble multiculturel et migratoire auquel les LR voulaient apporter quelques menues restrictions. Après une telle décision, on en arriverait presque à remercier le Conseil d’être si clair dans ses intentions. Il n’en sera que plus facilement réformable à l’avenir.
1 – Sur ce point, lire l’excellent article de Frédéric Rouvillois, « Michel Debré et le contrôle de constitutionnalité », Revue française de droit constitutionnel, Puf, 2001.
2 – Documents pour servir à l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, la Documentation française, 1987-1991, II, 179.
3 – Suivant d’ailleurs en cela les recommandations de la contribution extérieure déposée devant le Conseil par le groupe socialiste à l’Assemblée Nationale.