

Entretien – Sébastien Le Fol : « En France, Le pouvoir est ultra-concentré dans deux arrondissements et au sein même de l’Élysée »
Propos recueillis par Isabelle Vogtensperger. 01/05/2024 MARIANNE
Sébastien Le Fol : « En France, Le pouvoir est ultra-concentré dans deux arrondissements et au sein même de l’Élysée »
« Les lieux de pouvoir » (Perrin), s’attache à décrypter l’exercice du pouvoir à travers ses lieux, ses représentations, ses symboles. Sous la direction de Sébastien le Fol, ex-directeur de la rédaction du « Point », cet ouvrage collectif qui réunit de prestigieuses plumes, laisse aussi transparaître un questionnement sur l’impuissance qu’une telle mise en scène dissimule.
Les lieux du pouvoir (Perrin), ouvrage collectif dirigé par Sébastien le Fol, nous raconte les coulisses du pouvoir dans des lieux où souffle le vent de l’histoire. Des bureaux à l’Élysée qui rendent fous, aux gentilhommières qui dissimulent des secrets, comment ces lieux de pouvoir ont-ils été investis par nos présidents et comment l’imaginaire collectif s’en est-il emparé ?
Le journaliste et auteur, dévoile, au terme d’une véritable enquête menée par de prestigieuses plumes (notamment Camille Pascal, Adrien Goetz etc.), le rôle central et symbolique que jouent les lieux de représentation du pouvoir ainsi que les manifestations, cérémonies et rituels empruntés à notre passé monarchique. Un livre riche en témoignages qui nous éclaire sur notre passé et sur la survivance d’une certaine sacralité de la fonction politique.
Sébastien le Fol égratigne au passage l’étiquette du président normal qui tente de réinvestir dans la symbolique pour affirmer sa légitimité, signe pour l’écrivain d’une certaine impuissance à gouverner.
Marianne : Vous montrez que la France est l’un des pays démocratiques qui accorde le plus d’importance aux places, au protocole et au paraître. Qu’est-ce que cela dit de notre conception du pouvoir ?
Sébastien Le Fol: Les préséances gouvernaient l’organisation sociale sous l’Ancien Régime. Ce culte de l’étiquette demeure dans la France de 2024. Il faut tenir son « rang ». L’enquête que nous avons menée sur les lieux du pouvoir montre à quel point l’étiquette est encore présente dans les rituels républicains, que ce soit dans l’avion présidentiel ou à la tribune du 14 juillet.
Notre passé monarchique demeure très prégnant, à la fois dans la symbolique et dans l’exercice du pouvoir. La France est bien une monarchie républicaine ou une République monarchique. Le pouvoir est ultra-concentré dans deux arrondissements de Paris et au sein même de l’Élysée. La description que la journaliste du « Monde » Solenn de Royer, fait du premier étage de l’Élysée est, de ce point de vue, édifiante. Le Président et son secrétaire général, Alexis Kohler se le partagent.
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Le brillant Jean-François Revel qualifiait la Ve République d’absolutisme inefficace. La République a mis fin à la société de cour, mais elle en a paradoxalement renforcé l’esprit. La monarchie républicaine a institutionnalisé la lutte des places. L’esprit aristocratique s’est réinventé dans les grands corps de l’État, mais aussi dans certaines sphères intellectuelles et culturelles. La Cour de 2024 continue à vouloir dicter les modes et à décréter la bonne façon de penser. Le film de Patrice Leconte, « Ridicule », n’a pas pris une ride.
Le château de Versailles est demeuré un instrument de pouvoir, même dans une République laïque. Pourquoi ?
Louis XIV avait conçu Versailles comme une machine à gouverner et à éblouir le monde. Le château n’est plus le siège du pouvoir, mais il demeure un outil diplomatique puissant. François Mitterrand, qui avait tant fustigé la dérive monarchique de la Ve République, reçut fastueusement le G7 à Versailles l’année suivant son élection.
C’était pour lui un moyen de se présidentialiser aux yeux de l’opinion française. Comme le dit si bien l’écrivain Camille Pascal, Versailles « reste depuis toujours une sorte d’ascenseur politique, l’instrument liturgique d’une transcendance, bien française, du pouvoir politique ». Quand Emmanuel Macron y convie les investisseurs de la nouvelle économie lors du sommet « choose France », il veut leur signifier que notre pays demeure, plusieurs siècles plus tard, ce royaume de l’innovation et des prouesses industrielles capables de produire les trois cent cinquante-sept miroirs de la galerie des Glaces.
Notre Dame fait également partie de ces lieux de pouvoir. Jérôme Cordelier, qui lui consacre un chapitre, parle d’un « édifice laïc ». Pourriez-vous nous expliquer ?
Victor Hugo voyait en Notre-Dame « un livre d’histoire, le grand registre des destinées de la monarchie ». Pourtant, ce ne fut pas la cathédrale des rois. Ces derniers se faisaient sacrer à Reims et enterrés à Saint-Denis. Au fil des temps, « la cathédrale gothique est devenue un édifice laïc », selon le mot du radical Édouard Herriot. On y a honoré certains présidents à leur décès. En 2012, lors du 850e anniversaire de l’édifice, Manuel Valls, alors ministre en charge des cultes, lui avait rendu un vibrant hommage, reconnaissant dans ses tours « l’image de la France dans toute sa grandeur ».
La République a fait de Notre-Dame un temple temporel où se pressent tous les dirigeants en quête de légitimité. Jérôme Cordelier raconte la fameuse messe de la Libération de Paris avec de Gaulle, chantant le Te Deum. Cette image a contribué à asseoir sa légitimité. Emmanuel Macron a fait de la reconstruction de Notre Dame le symbole et le baromètre de son second quinquennat.
Rappelez-vous sa déclaration solennelle : « on va reconstruire Notre Dame ! ». On ne l’a pas entendu dire : « on va réduire la dépense publique » ! Rarement la cathédrale a détenu autant de pouvoir ! Un pouvoir symbolique, bien sûr. Mais la politique est aussi affaire de symboles. Notre-Dame est le centre de la France. Le kilomètre zéro des routes ne part-il pas de son parvis ?
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Emmanuel Macron a choisi pour bureau, à la différence de ses prédécesseurs – excepté Valéry Giscard d’Estaing – la chambre d’Eugénie. Quel est le symbole de ce choix ?
Géographiquement, ce bureau est le plus reculé du palais. Le président peut s’échapper discrètement à tout moment en passant par une porte dérobée qui conduit au vestibule et plonge directement dans le grand escalier Murat, sans passer par le salon vert et l’antichambre, où l’on peut croiser visiteurs et conseillers. Emmanuel Macron est le premier président, depuis Valéry Giscard d’Estaing, à occuper le salon d’angle.
Dans le premier tome de ses mémoires, Le pouvoir et la vie, ce dernier raconte qu’il aurait jugé sacrilège de s’asseoir dans le fauteuil du Général de Gaulle, situé dans le salon doré. Le salon d’angle occupe une place à part dans la géographie du pouvoir.
Il fut longtemps le plus convoité du palais, pour sa discrétion, son prestige et sa beauté. Mais aussi, et surtout, pour son immédiate proximité avec le bureau du président de la République. Longtemps, il fut occupé par les directeurs de cabinet du président.
Puis deux conseillers à la forte personnalité, Henri Guaino et Aquilino Morelle, s’y installèrent. « C’est le bureau qui rend fou », ironise l’ancien conseiller de François Hollande, Vincent Feltesse, faisant référence aux ego de ses deux derniers occupants. Cette pièce était devenue maudite.
« Ce qui frappe dans tous ces lieux du pouvoir, c’est l’imprégnation d’un passé omniprésent. La couleur politique change, mais les rituels demeurent immuables. Chaque président cherche à y apparaître comme un successeur des Bourbons, de Napoléon ou de de Gaulle. »
Emmanuel Macron a dû apprendre à vivre avec tous ces fantômes. En arrivant, il a refait entièrement la décoration de la pièce. Derrière son bureau, il a fait accrocher un tableau de Simon Hantaï, « Écriture rose ». « Qu’est-ce que c’est que ce mur ? Ce mur est délabré. C’est pas censé être un peu clean à l’Élysée ? », lancèrent les youtubeurs Macfly et Carlito au président. Le monarque républicain est finalement peu de chose…
N’assiste-t-on pas, dans ces lieux, à une perte du symbolique et du traditionnel, au profit du luxe et du confort ?
Le pouvoir est aussi ingrat dans son exercice que fantasmatique dans sa perception. Que n’a-t-on raconté sur le nouvel avion présidentiel, rebaptisé « air Sarko one » par ses détracteurs ! Et sur la piscine de Brégançon ! Ces lieux de pouvoir frappent par leur désuétude. De Gaulle n’aimait pas l’Élysée. Il jugeait l’endroit trop bourgeois. « L’esprit n’y souffle pas », déplorait-il. Tous les anciens premiers Ministres s’accordent pour dire que Matignon est un endroit malcommode.
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Ce qui frappe dans tous ces lieux du pouvoir, c’est l’imprégnation d’un passé omniprésent. La couleur politique change, mais les rituels demeurent immuables. Chaque président cherche à y apparaître comme un successeur des Bourbons, de Napoléon ou de De Gaulle. La comparaison leur est rarement favorable !
Selon Sylvain Fort, son ancienne plume, qui signe le chapitre sur la Cour d’honneur des Invalides, Macron se réinscrit dans une « topographie prestigieuse du régime ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Emmanuel Macron a succédé à un président qui se voulait « normal ». Un terme qui lui fait horreur. Lui se voit comme un héros de l’Histoire. Homme de théâtre, il a le goût des décors, des costumes et des tirades. C’est tout naturellement qu’il a investi de nouveaux lieux de pouvoir, comme la cour d’honneur des Invalides, dont il a su faire un usage politique. « La cour glacée accueille des émotions encore brûlantes », écrit Sylvain Fort.
Le président y a rendu hommage au gendarme Arnaud Beltrame, mais aussi à des personnalités éloignées de la chose militaire, comme Simone Veil, Jean d’Ormesson, Charles Aznavour ou Jean-Paul Belmondo. Emmanuel Macron est aussi le chef des armées.
Il est l’héritier du roi de guerre et du « maître des batailles », Napoléon. C’est ce qu’il a voulu rappeler aux Français en laissant diffuser des images de lui dans un lieu pourtant secret : le PC Jupiter. C’est dans ce bunker, situé sous l’Élysée, qu’il préside certains conseils de Défense.
« Les cérémonies, aussi inspirées soient-elles, ne remplacent pas les actes. Elles risquent d’apparaître comme des cache-misères. Moins le pouvoir politique a de prise sur le réel, plus il est tenté de recourir aux symboles. »
Au moment où le monde vit un grand choc géopolitique, cette mise en scène a évidemment une portée politique. Emmanuel Macron a bien conscience de la dimension symbolique du pouvoir. Chaque cérémonie est l’occasion pour lui de retisser un lien avec les riches heures de notre histoire. En célébrant des figures consensuelles, il cherche aussi à recréer de l’unité dans un pays profondément fracturé.
Les cérémonies, aussi inspirées soient-elles, ne remplacent pas les actes. Elles risquent d’apparaître comme des cache-misères. Moins le pouvoir politique a de prise sur le réel, plus il est tenté de recourir aux symboles.
Les chasses présidentielles sont pourtant présentées par Bruno de Cessole comme un outil de communication et de diplomatie important…
En décembre 2017, on a vu Emmanuel Macron honorer de sa présence un tableau de chasse présenté à la lueur des flammes, à Chambord. Le président, qui était venu fêter ses 40 ans dans le paradis cynégétique cher à François 1er, prononça une brève allocution justifiant la raison d’être de la chasse. Lors de sa campagne électorale, il s’était même déclaré favorable à la réouverture des chasses présidentielles « de façon encadrée et transparente ».
Jacques Chirac a en principe aboli cette tradition française séculaire en 1995. Subsistent des « battues de régulation », qui sont un prétexte à rencontres politiques ou diplomatiques discrètes ou un moyen pour nos gouvernants de s’assurer des obligés.
Les domaines de chasse ont de tout temps joué un rôle d’instrument de pouvoir, d’outil diplomatique ou de privilège honorifique. Sous l’Ancien Régime, le premier et le second Empire, la chasse constituait un attribut du pouvoir et une illustration flamboyante de la souveraineté.
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Tous les rois de France ont été des chasseurs à courre et à tir. La tradition s’est poursuivie sous la République, qui compta de nombreux chasseurs : Jules Grévy, Félix Faure, Vincent Auriol, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing… Il était glorieux d’apparaître en tenue de chasseur. Emmanuel Macron n’a non seulement pas relancé les chasses présidentielles, mais il préfère paraître en tenue de footballeur. C’est sans doute plus consensuel !
Alors que l’ENA a été supprimée, vous lui consacrez un chapitre. Pourquoi ?
La république macronienne a eu beau supprimer l’ENA, l’esprit de l’énarchie perdurera longtemps. E.N.A. : ces trois lettres portent toujours en elles un mélange de fascination et de répulsion, comme le montre Marie-Amélie Lombard-Latune. Cette école raconte les liens complexes tissés entre le pouvoir politique et la haute administration depuis quatre-vingts ans. Quatre présidents et neuf premiers Ministres sont sortis de ses rangs depuis 1958.
Qu’advient-il du secret d’État à l’ère de la transparence, et comment cela se manifeste-t-il, dans les différents lieux du pouvoir ?
Le samedi 7 novembre 1981, un certain Albert Blot était admis à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris. La scintigraphie osseuse et l’urographie pratiquées sur lui ne laissaient aucun doute : Albert Blot souffrait d’un cancer de la prostate avec dissémination osseuse. Pronostic de vie : trois à cinq ans. Albert Blot s’appelait en réalité…
François Mitterrand, comme le raconte Elise Karlin. Le chef de l’État réussira à protéger son secret durant douze ans. Une chose impensable à l’heure des réseaux sociaux. Le personnel du Val-de-Grâce devait alors dissimuler un secret médical et un secret d’État. Il fallait protéger le corps du roi affaibli afin de préserver l’immuabilité du pouvoir. Dans son chapitre sur le PC Jupiter, Jean Guisnel, journaliste spécialiste de l’espionnage français, évoque un autre type de secret : le secret Défense.
« Les tribus du pouvoir ont changé : hier les philosophes et l’aristocratie, aujourd’hui les « intellectuels » et la « noblesse d’État », mais il s’agit d’une même propension élitaire, reflet d’une société de cour qui est un fil d’Ariane de notre histoire. »
Certaines décisions stratégiques ont beau être prises dans la plus grande discrétion, il n’est pas rare qu’elles soient divulguées. Les spécialistes parlent de « compromissions ». Ce fut le cas sous la présidence de François Hollande. Dans leur livre Un président ne devrait pas dire ça…, les journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme firent des révélations sur la part la plus obscure de la fonction présidentielle : la possibilité de donner l’ordre de tuer des personnes individuellement désignées.
Que représente encore Saint-Germain-des-Prés ? Est-ce le vestige d’un pouvoir intellectuel aujourd’hui disparu ?
Un grand nombre de maisons d’édition ont quitté ce quartier de Paris. Y demeurent, entre autres, Gallimard, Grasset, Lattès, Les Arènes ainsi que la librairie L’écume des Pages. On croise encore des éditeurs et des écrivains à la Brasserie Lipp. Saint-Germain-des-Prés a été progressivement dépouillé de tous les atours du pouvoir qu’il pouvait encore posséder.
Longtemps centre de production des idées en France, celui-ci est devenu une expression du langage désignant le parisianisme et un certain art de vivre à la française conjuguant sociabilité et pouvoir. Les tribus du pouvoir ont changé : hier les philosophes et l’aristocratie, aujourd’hui les « intellectuels » et la « noblesse d’Etat », mais il s’agit d’une même propension élitaire, reflet d’une société de cour qui est un fil d’Ariane de notre histoire.