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COMMENT ENTRER DANS LA « RECHERCHE » ?

ENTRETIEN – «Il ne faut pas avoir peur de lire Proust» : les conseils d’Antoine Compagnon pour entrer dans La Recherche

Par Raphaël de Charette LE FIGARO 28 05 24

ENTRETIEN – Le Figaro revient sur le style particulier de Marcel Proust avec Antoine Compagnon, académicien, écrivain, et spécialiste de l’œuvre proustienne.

Antoine Compagnon est écrivain, critique littéraire et académicien français. Professeur au Collège de France de 2006 à 2021, il est notamment spécialiste de Marcel Proust et a publié de nombreux ouvrages, dont Proust entre deux siècles.

LE FIGARO. – L’œuvre proustienne est-elle un hapax littéraire ?

Antoine COMPAGNON. – Non, il n’y a pas d’hapax en littérature, chaque livre s’inscrit dans une tradition d’œuvres, d’auteurs. Proust n’est pas un lecteur toujours très ordonné, mais il lit dans toutes les directions : Balzac, Baudelaire, Racine… Il est aussi un grand amateur de littérature anglaise. Tout cela fait partie de sa culture, de sa langue. Beaucoup d’images ou d’idées, comme la mémoire involontaire par exemple, évoquent Baudelaire, Chateaubriand, Nerval, toute une tradition poétique dans laquelle Proust s’inscrit et peut-être couronne. L’œuvre proustienne est à la confluence de toute une série de traditions littéraires. C’est la cristallisation d’une série de courants littéraires classiques et contemporains, l’achèvement de toute une histoire de la littérature française et mondiale

Parmi les grands stylisticiens français du XXe siècle, on compte aussi Céline. Quelle est la singularité de Proust ?

Il y a chez Proust non seulement une poésie des images, mais aussi la présence d’une certaine poésie en prose, qui lui vient du XIXe siècle. On a également cité parmi les traits proustiens la gradation des adjectifs, qui nous renvoie plutôt au classicisme français. Il vient achever une tradition. À l’inverse, Céline est un écrivain qui débute, qui ouvre quelque chose. Je souligne souvent qu’il y a une grande différence en littérature à partir du moment où ou les écrivains français ne sont plus pénétrés de cultures grecques et latines. Or Proust est l’un des derniers à avoir appris le latin en même temps que le français : son œuvre est véritablement le couronnement d’une série de courants.

On trouve dans la Recherche cette grande sensibilité aux esthétiques contemporaines, y compris avant-gardistesAntoine Compagnon, écrivain et académicien

L’œuvre proustienne est-elle influencée par le progrès technique du XXe siècle ?

Proust est très sensible aux objets techniques contemporains. Dans son œuvre sont présents le train puis la voiture, puis l’avion, tout ce qui relève de cette modernité technique à laquelle il est sensible. Il y a aussi le téléphone, le cinéma, et bien sûr la musique, qui le touche particulièrement. On trouve dans la Recherche cette grande sensibilité aux esthétiques contemporaines, y compris avant-gardistes. Les trois artistes imaginaires de l’œuvre, Bergotte, Elstire et Vinteuil, représentent cette modernité esthétique, chacun à sa manière. Bergotte est sans doute proche de Anatole France, Elstire de l’impressionnisme et du post-impressionnisme. Quant à Vinteuil, c’est certainement celui qui représente davantage quelque chose qu’on pourrait qualifier d’avant-gardisme, Proust étant sensible aux ballets russes, à Stravinsky et à la musique qui a franchi la Première Guerre mondiale.

Qu’est ce qui fait la modernité de La Recherche ?

Ça fait déjà un siècle que l’œuvre dure ! Il y a un moment où elle a été lue parce qu’elle était très contemporaine de l’œuvre de Freud, parlant de l’enfance, de la sexualité et de questions qui avaient été peu abordées par la littérature jusque-là. À chaque génération, on la lit avec une nouvelle sensibilité et il me semble qu’un certain nombre de questions qui n’étaient pas associées à l’œuvre de Proust ont été associées par la dernière génération. Je dis souvent que pendant très longtemps on a lu Proust bien qu’il fût juif et homosexuel, et à partir d’une certaine époque, au contraire, on s’est mis à le lire d’autant plus qu’il y avait dans cette œuvre une présence de l’homosexualité et de la judéité. À chaque génération, on a trouvé de nouveaux thèmes qui nous lient à l’œuvre, et puis bien sûr, il y a des thèmes éternels, comme l’amour, la jalousie, la mort, le deuil.

« Je ne pense pas que ce soit une œuvre du passé, elle reste vivante pour la jeunesse. »Antoine Compagnon, écrivain et académicien

Pourtant, on a parfois l’impression que tout a déjà été analysé chez Proust.

Je crois qu’on n’a pas tout dit sur Proust. Le centenaire de la mort de Proust a donné lieu à beaucoup de publications, beaucoup d’événements, qui montraient qu’il y avait une très grande actualité de l’œuvre. Elle est de plus en plus lue, et il y a beaucoup de nouveautés du point de vue de l’interprétation de cette œuvre, de sa compréhension dans son époque, de son affinité avec nos sensibilités contemporaines. Je ne pense pas que ce soit une œuvre du passé, elle reste vivante pour la jeunesse d’aujourd’hui et dans toutes les régions du monde.

À ceux qui appréhendent la lecture de l’œuvre, que recommandez-vous ?

Il faut la lire sans avoir peur ! On peut commencer par n’importe quel volume, il n’y a pas besoin de les lire dans l’ordre en se disant « mon Dieu, cette montagne qu’on ne traversera jamais », et ça donne envie ensuite d’aller vers l’aval et vers l’amont. Je pense aussi qu’on n’est pas obligé de le lire très lentement . Ce qui fait peur aussi, ce sont les phrases sont longues, car on pense devoir en comprendre parfaitement la syntaxe, l’une après l’autre. Pourtant on peut aussi lire Proust assez vite, l’essentiel est de se lancer !

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