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DÉPLACER LES SDF HORS DE PARIS OU LEUR RENDRE LA VIE IMPOSSIBLE – LA TARTUFERIE DE LA PROMESSE (129) DU « ZÉRO SDF »

UN QUOTIDIEN IMPOSSIBLE POUR LES INDÉSIRABLES

Alors que des associations dénoncent un nettoyage social à Paris à l’approche des JO, le quotidien des personnes de la rue est aussi complexifié par des dispositifs anti sans-abri.

ARTICLE – « Je marche des heures pour trouver où dormir » : ces petits détails qui mènent la vie dure aux SDF de Paris 

Par Emilie Salabelle le 6 juin 2024 ACTU

On les croise souvent au détour d’un trottoir, d’un auvent ou d’un renfoncement dans les entrailles de la ville. Sous forme de boules, de pics, de clous ou de plots, ces constructions aux atours plus ou moins esthétiques ont pour ambition moins avouable d’empêcher l’installation de personnes sans-abri.

Ces « mobiliers urbains excluants », appelés souvent dispositifs anti-SDF, sont une violence de plus pour ces publics précaires, déjà mis à mal à l’approche des JO, alors que les acteurs du monde social dénoncent un « nettoyage social » dans les rues de Paris et alertent sur une flambée des expulsions en Île-de-France et hors de la région. Mercredi 5 mai 2024, des personnes en situation de précarité, bénévoles à l’association La Cloche, se sont lancées dans une visite guidée un peu particulière aux alentours de Bastille. 

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Tour olympique des installations anti-sans-abri

Patrice, tout sourire sous sa longue barbe grise, démarre le tour opérateur du quartier : « je voulais vous présenter ces beaux starting-blocks. Combien ça a coûté ? J’aimerais bien le savoir », gouaille-t-il à la vue de blocs obliques disposés à l’entrée abritée d’un immeuble. Des coureurs se placent en postition, le top départ est donné. L’atypique déambulation se poursuit le long d’un espace clôturé par des barreaux métalliques : « Une belle réserve de javelots pour les JO ».

Une imposante jardinière près d'une sortie de parking à Paris
Une imposante jardinière près d’une sortie de parking à Paris (©ES / actu Paris)

Derrière la scène cocasse, un message clé : « On va faire du sport sur ce mobilier, parce qu’on ne peut pas faire grand-chose d’autre. Notre idée, c’était d’impliquer avec humour les personnes concernées par la précarité », détaille Goli Moussavi, directrice de la section nord de l’association de lutte contre l’exclusion La Cloche.

« Marcher la nuit, roupiller le jour »

Durant la déambulation, un banc minuscule se transforme en table de ping-pong, une jardinière massive se mue en réceptacle de flamme olympique, des boules en fonte vissées au sol deviennent des balles de golf. Muni de son club, Gilles pose devant les photographes.

Un banc étroit et sans dossier détourné en table de ping-ponc.
Un banc étroit et sans dossier détourné en table de ping-pong. (©ES / actu Paris)

Après une dizaine d’années passées à la rue, il connaît ces ruses inhospitalières comme sa poche. « J’ai le souvenir d’une belle place où on avait installé cinq ou six tentes. Du jour au lendemain, des barricades ont été installées. C’était la galère », raconte celui qui préférait « marcher toute la nuit et roupiller le jour dans le métro », par « plaisir de rencontrer d’autres insomniaques », mais aussi parce que « c’était plus simple », admet-il sous sa casquette. « Il est temps que ces pratiques cessent. C’est comme les expulsions : on cache la misère sous le tapis ». En Île-de-France, près de 13 000 personnes ont été expulsées, parfois hors de la région, en un an, documentait le collectif Le revers de la médaille dans son récent rapport.

« Je marche des heures pour trouver où dormir »

Mike, 26 ans, actuellement à la rue, a, lui aussi, été délogé du coin qu’il s’était trouvé pour dormir. « C’était un endroit tranquille et abrité, un peu à l’écart, vers la station Palais Royal-Musée du Louvre. Ils ont mis des pics. Maintenant, je marche parfois plusieurs heures avant de trouver un endroit où dormir. Je me suis replié vers Orly », explique le jeune homme, énumérant une discrimination omniprésente dans son quotidien. « Quand on est à la rue, on est considéré comme un malpropre, un alcoolique, un drogué. Je ne suis rien de tout ça. » 

« Les mobiliers urbains excluants sont disposés aux endroits abrités, plus loin de la circulation, où ils peuvent s’allonger. Il ne leur reste que les espaces les moins confortables, les plus exposés », synthétise Manuel Domergue, directeur des études à la Fondation Abbé-Pierre.

Des pics aux sculptures, des stratégies plus ou moins subtiles

Souvent visuellement agressifs, les aménagements anti-SDF dans les villes sont parfois plus subtils. « On peut tomber sur des sculptures qui ont l’air jolies, mais qui viennent remplacer un espace vide où des gens se postaient. Si l’on va plus loin, on constate que l’agrandissement des terrasses repousse aussi les publics précaires. On est dans une logique de ville marchande, créée pour les gens qui consomment », expose Samuel Buteau, chargé de mission au sein de l’association Des Cris des villes, qui lutte pour un meilleur partage de l’espace public. À l’image, aussi, de la transformation des abribus plus ouverts et dotés d’une assise étroite, bardée d’un petit accoudoir empêchant de s’y allonger. « Il y a aussi tout simplement des bancs qui sont retirés« , comment Goli Moussavi. 

Des dispositifs difficiles à faire retirer

Si la Ville de Paris s’est engagée en 2018  à ne plus avoir recours à ces méthodes, le mobilier urbain excluant prospère toujours à Paris. « Ce sont plutôt les commerçants qui installent ces objets devant leur devanture, pour éviter une stagnation devant chez eux ; ou bien les copropriétés qui n’ont pas envie de voir leur entrée squattée », développe Manuel Domergue, de la Fondation Abbé-Pierre. Les régies de transports sont également concernées « Il y a beaucoup de bancs anti-SDF à la RATP, à la SNCF, chez Kéolis… Donc des services publics ou délégataires », indique l’associatif. 

Les armes pour lutter contre ces pratiques sont maigres. « Notre principal levier d’action, c’est la sensibilisation des citoyens. À leur échelle, s’ils constatent que leur copropriété a recours à ces méthodes, ils peuvent essayer de faire bouger les lignes », espère Goli Moussavi.

Un dispositif en forme de starting-blocks.
Un dispositif en forme de starting-blocks. (©ES / actu Paris)

« S’il y a des gens à la rue, il faut accepter les contraintes et parfois les désagréments qui vont avec. C’est le prix à payer d’une politique qui ne règle pas la question du logement. Il faut inventer un vrai dispositif d’accès au logement. En attendant, on doit pouvoir avoir des villes hospitalières ».

Du mobilier inclusif au bad buzz

Changer l’espace public n’est pas chose aisée. Un projet expérimental lancé en 2020 par les associations La Cloche et Des cris des villes et le cabinet d’architecte Studaré visant à créer des mobiliers inclusifs s’est heurté à de nombreux obstacles. « C’est très compliqué d’introduire de nouveaux mobiliers dans la ville, il y a des commissions, des autorisations à passer, c’est une véritable usine à gaz », décrit Émile Colin, architecte du cabinet d’architecture Studaré, évoquant une tendance à la ville « muséifiée, aseptisée, avec un mobilier unique partout ».

Le bad buzz reste encore le plus efficace, note Manuel Domergue. « Il y a quelques années, une banque avait retiré ses picsaprès avoir été médiatisée sur ce sujet. »

C’est pourquoi chaque année, la Fondation Abbé Pierre décerne ses Pics d’ors aux équipements les plus inhospitaliers en France. « On espère décourager certains de passer à l’acte, qu’ils craignent une mauvaise presse derrière, que ça ne passe plus comme une lettre à la poste. » L’édition 2024, qui aura lieu le 18 novembre, « ne manquera malheureusement pas d’exemples », prévoit le chargé d’études. 

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