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LEGISLATIVES ANTICIPÉES : Jamais les élections européennes n’auront autant affecté la vie politique française – Moins de changements au niveau européen – 3 ARTICLES

1. ARTICLE – Dissolution surprise de l’Assemblée nationale : quels enjeux ?

Publié: 10 juin 2024, THE CONVERSATION Julien Robin, Université de Montréal

« J’ai décidé de vous redonner le choix de notre avenir parlementaire par le vote », a annoncé le chef de l’État ce dimanche 9 juin, déclarant la dissolution de l’Assemblée nationale et convoquant des élections législatives anticipées les 30 juin et 7 juillet prochains. Cette déclaration fait suite au score historique réalisé par Jordan Bardella (Rassemblement national) lors des élections européennes, et celui, beaucoup plus faible, de la majorité présidentielle (portée par Valérie Hayer). Julien Robin, doctorant en sciences politiques, spécialiste de la vie parlementaire française, revient sur les enjeux de cette décision.


Pourquoi l’enjeu du scrutin européen a-t-il un tel poids sur la vie parlementaire française ?

Le scrutin européen a longtemps été considéré comme de « second ordre » – une expression créée par les politologues Karlheinz Reif et Hermann Schmitt pour décrire les premières élections européennes en 1979 : c’est-à-dire des élections qui ne sont pas nationales, et pour lesquelles la participation est souvent plus basse qu’aux élections de « premier ordre ».

Or, depuis le scrutin européen de 2014, la participation électorale est en hausse, avec 42,43 %, soit +1,8 point de plus qu’en 2009. Cette tendance est confirmée par le scrutin de 2024, qui aura mobilisé plus d’électeurs qu’en 2019 (+2,5 points environ par rapport à la participation de 50,12 % en 2019), et où l’abstention est la plus basse depuis les élections européennes de 1994.

Ainsi, le scrutin européen semble avoir de plus en plus de poids dans la vie politique française, notamment avec la nationalisation du mode de scrutin depuis 2019 (étant donné qu’il n’y a plus qu’une circonscription électorale, les candidats sont mieux identifiés par les électeurs) et les enjeux mis en avant. En devenant un référendum anti-Macron, ces élections servent d’outil d’opposition contre le gouvernement actuel, et de tremplin électoral pour les forces politiques (notamment le RN, la LFI ou encore Renaissance).

Dans les derniers jours, cette nationalisation de l’élection s’est déroulée sur les plateaux de télévision (débat Bardella-Attal ; proposition de débat Le Pen-Macron), ce qui résonne avec l’élection présidentielle de 2022… voire donne un éventuel avant-goût de celle de 2027…

À quand remonte la dernière dissolution, et quel signal donne-t-elle à la vie politique et parlementaire française ?

La dernière dissolution remonte à 1997 et elle a été décidée par le président Jacques Chirac. Sa volonté était de redonner un souffle à la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale, qui avait été affaiblie par la mobilisation contre la réforme des retraites de 1995 et les projets de réduction de déficit en 1997. À l’époque, la majorité à l’Assemblée n’était pas strictement celle du président Chirac. Elle était issue des élections de 1993, soit deux ans avant qu’il soit élu chef de l’État. En tentant une remobilisation par les urnes, la décision prise par Jacques Chirac aboutira in fine à l’avènement de la gauche plurielle, avec un gouvernement dirigé par Lionel Jospin.

Aujourd’hui, le président de la République met en avant une exigence de « clarté dans les débats » pour expliquer sa décision de dissoudre et de renvoyer les électeurs aux urnes dans les prochaines semaines. Politiquement, le contexte était épineux pour lui, avec un gouvernement minoritaire à l’Assemblée nationale (malgré les facilités institutionnelles offertes par la constitution, comme le recours à l’article 49.3 notamment pendant la réforme des retraites), où des rumeurs de motions de censure se faisaient de plus en plus pressantes ; sans compter l’explosion du nombre de groupes à l’Assemblée nationale, qui sont au nombre de dix, ce qui est exceptionnel et rend difficile l’obtention de majorités stables pour le vote de certains textes de loi. À cela s’ajoute le résultat de ces élections européennes, scrutin souvent annoncé comme celui de « mi-mandat ».

Ainsi, la dissolution peut être vue comme une décision assez typique de l’ADN macronien qui aime le disruptif, et comme un acte politique fort, qui redonne la voix aux électeurs, en particulier pour des élections législatives, puisque l’Assemblée nationale constitue la représentation nationale, c’est-à-dire l’assemblée légitime à adopter les lois selon les orientations politiques de citoyens.


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Quels sont les principaux enjeux pour l’Assemblée nationale, et pour les formations qui la composent, compte tenu des résultats du scrutin européen ?

Les principaux enjeux pour l’Assemblée nationale vont être de voir si la fragmentation politique obtenue en juin 2022, avec ses dix groupes parlementaires, ce qui était inédit pour la Ve République, va se maintenir en juin 2024. En effet, celle-ci a des effets concrets sur l’organisation du travail à l’Assemblée.

Pour les formations politiques, il y a plusieurs enjeux :

  • à gauche : ces élections vont déterminer le nouveau rapport de force entre les diverses parties prenantes de la Nupes, où la gauche sociale-démocrate est ragaillardie par la troisième position de la lister PS-PP aux européennes ; la débâcle des écologistes et surtout le nouveau poids de la LFI. À peine les résultats annoncés, certaines figures à gauche en appellent à des discussions pour une liste commune, comme l’a fait Marie Toussaint.
  • pour le RN : alors que dans un sondage secret commandité par les Républicains en décembre 2023, le RN était annoncé majoritaire en cas d’élections législatives anticipées, le vrai enjeu est de savoir si le RN va parvenir à accéder au pouvoir en obtenant une vraie majorité à l’Assemblée nationale, nécessaire pour obtenir la confiance du gouvernement. Le résultat exceptionnel du RN aux élections européennes (16 points d’avance sur la majorité actuelle) est un vrai tremplin pour ces élections anticipées.
  • pour Renaissance : alors que se posait la question de l’après-Macron dès sa réélection en 2022, Renaissance va devoir s’interroger sur son positionnement politique et surtout sur l’éventualité de mener des ententes électorales avec Les Républicains au niveau local. Cela pourrait se laisser présager, puisque Stéphane Séjourné, en qualité de SG de Renaissance, a annoncé ce soir à l’AFP que la majorité « ne présentera pas de candidat » contre des députés sortants « faisant partie du champ républicain ».

Le sujet est qu’en sept ans, le parti présidentiel est passé de la plus large majorité à l’Assemblée nationale sous la Vᵉ République en 2017, à une majorité relative en 2022, puis à un possible passage dans l’opposition.

Par ailleurs, l’enjeu pour les Républicains est de voir si le parti demeurera encore une réelle force politique nationale, en sachant qu’il vient d’effectuer son pire score dans une élection européenne, et surtout quelle sera la position adoptée en cas de succès du RN aux prochaines législatives.

La décision de dissoudre l’Assemblée nationale prise par le président peut-elle être vue comme un aveu de faiblesse ? Quelle pourrait être la stratégie du parti présidentiel ?

C’est à la fois un aveu de faiblesse et l’anticipation d’une probable censure du gouvernement annoncée depuis des mois par certains groupes à l’Assemblée. C’est également le signe que le président Macron aura connu toutes les situations inédites sous la Ve République : la plus forte majorité puis un gouvernement minoritaire et maintenant une dissolution.

Bien que l’élection européenne de 2024 aura marqué un certain retour du clivage gauche-droite ainsi qu’un réel clivage pro- ou anti-UE, c’est forcément la force du RN qui va déterminer le positionnement de la majorité.

Il est possible que la partie la plus à droite de la majorité (comme Horizons) pèse dans les tractations internes, pour séduire des députés LR sortants, et assumer un virage plus libéral et conservateur. Cette stratégie pourrait s’envisager, notamment en raison d’un certain désaveu des électeurs de gauche Macron-compatibles, qui ont observé un certain réalignement vers la droite du macronisme, à travers la réforme des retraites, la loi sur l’immigration ou encore la réforme de l’assurance-chômage.

Une cohabitation avec le RN est-elle envisageable ? Peut-on imaginer un changement radical pour le système partisan français ?

Une cohabition avec le RN est envisageable, mais il va falloir voir concrètement au lendemain de ces élections législatives anticipées. Le système partisan français était en cours de quadripolarisation selon les politologues Bruno Jérome, Philippe Mongrain et Richard Nadeau. Les quatre blocs sont : la gauche et la droite traditionnelles, ainsi que le centrisme macronien et le RN. Désormais, ces élections vont régler les tensions internes à chaque bloc :

  • pour le RN : faut-il se « normaliser » quitte à perdre des voix au profit de Reconquête ?
  • pour la droite : avec qui faire une coalition (ou du moins, s’entendre) pour tenter une survie politique, mais aussi influencer l’orientation des majorités à l’Assemblée ?
  • pour le centre macroniste : comment se réinventer dans un second mandat qui sonne comme une fin de règne ?
  • pour la gauche (globalement) : quelle ligne va dominer ? une ligne sociale-démocrate ? radicale ? une troisième voie avec l’émergence de François Ruffin ?

Paradoxalement, jamais les élections européennes n’auront autant affecté la vie politique française.

Propos recueillis par Clea Chakraverty.

2. ARTICLE – Des élections européennes aux conséquences totalement imprévues

Publié: 10 juin 2024, THE CONVERSATION Pierre Bréchon, Auteurs historiques The Conversation France

Environ 360 millions de personnes étaient invitées à voter dans l’Union européenne pour élire 720 eurodéputés ce dimanche 9 juin. En France, la liste électorale comportait 49,5 millions d’individus pour 81 sièges à pourvoir.

Les urnes ont parlé. Le Rassemblement national a réalisé un score impressionnant (environ 31,5 %), gagnant 7,5 points par rapport aux Européennes de 2019. D’autant que, avec Reconquête autour de 5,5 % et les autres listes proches, la droite radicale approche les 40 % de l’électorat. Dans ce contexte, les Républicains ont stagné autour de 7 %, pris en tenaille entre la droite radicale et la majorité présidentielle.

Dans un contexte de dédiabolisation de la droite radicale, la stratégie du RN de faire de ce scrutin une sanction à l’égard de la majorité présidentielle a été gagnante, marquant le profond mécontentement des électeurs. La majorité présidentielle ne recueille qu’environ 15 % des suffrages, à peine la moitié du score du RN et 7 points de moins qu’en 2019.

À gauche, la liste PS-Place publique, avec environ 14 % des suffrages, double son score par rapport à 2019, avec un programme de renforcement de l’UE et des politiques de solidarité. Il fait le meilleur score de la gauche, puisque, derrière lui, LFI ne devrait recueillir qu’environ 10 % des voix, score un peu supérieur à celui de 2019. L’accent mis pendant la campagne sur le soutien à la Palestine a probablement eu un certain succès chez les jeunes électeurs. EELV est dans une mauvaise situation : à un peu plus de 5 %, les Verts n’auront que peu d’eurodéputés, alors qu’ils avaient recueilli 13,5 % des voix en 2019. Le PCF est stable autour de 2,5.

Une nouvelle donne pour la France

Une heure après la publication des estimations, Emmanuel Macron annonce la dissolution de l’Assemblée, laissant stupéfaits les leaders politiques sur les chaînes télévisées. Que cherche le président ?

Il veut redonner la parole au peuple, pour que chacun prenne ses responsabilités dans cette situation où la démocratie semble menacée. Mais le risque d’une sanction renouvelée à l’égard de son camp le 30 juin et le 7 juillet est très important. Est-ce une réaction à chaud quelque peu suicidaire ? Ou encore une stratégie complexe pour affaiblir la place de la gauche, après l’échec de la Nupes ? et peut-être en même temps clarifier aussi le rapport de force interne à la majorité présidentielle ?

Cette nouvelle totalement imprévue ne doit pas empêcher d’essayer de comprendre le vote du 9 juin.

Une participation croissante

L’un des enjeux résidait dans l’importance de la mobilisation des électeurs (voir tableau ci-dessous). L’abstention était à la hausse de 1979 à 2014 (de 39 % en 1979 à 59 % en 2009 et 58 % en 2014).

Ce scrutin était traditionnellement considéré comme peu important puisqu’il n’avait pas d’impact sur la gouvernance du pays et la campagne était peu suivie. 2019 avait constitué « une divine surprise », l’abstention régressant de 57,6 % des inscrits à 49,9 %.

La France était cependant plus abstentionniste (de 6,8 points) que la moyenne des pays de l’Europe des 15. Cette « divine » surprise de 2019 allait-elle se prolonger, indiquant un début de nouvelle tendance, plus participative, ou allait-on revenir au marasme antérieur ?

C’est plutôt la première hypothèse qui est confirmée même si la baisse de l’abstention n’est pas aussi spectaculaire qu’en 2019. Environ 52 % des électeurs auront voté, montrant que l’Union européenne est davantage perçue comme une arène politique importante pour la France.

Sociologie des abstentionnistes Ipsos à 20 h 30. P.Bréchon, Fourni par l’auteur

Qui sont les abstentionnistes ?

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Les chiffres de l’institut Ipsos sont révélateurs : comme depuis déjà longtemps, la participation électorale aux Européennes est très clivée selon les générations. Seulement environ 40 % des 18-24 ans ont voté alors que c’est le cas de 71 % des personnes de 70 ans et plus. Les jeunes ne vont voter que lorsqu’ils ont le sentiment d’avoir quelque chose à dire et une tendance à soutenir. Et ils ont du mal à comprendre le fonctionnement de l’UE et ses politiques.

Par contre, il y a aujourd’hui très peu d’écart de participation selon le positionnement social. On peut penser que la dynamique du Rassemblement national a entraîné un certain nombre d’électeurs populaires, autrefois abstentionnistes, vers la participation en faveur de la droite radicale.

L’évolution des forces politiques depuis un an

Le tableau ci-dessous permet, outre la comparaison des résultats de 2024 avec ceux de 2019, de mesurer les évolutions entre tendances politiques. Il met en évidence la forte croissance du vote en faveur du Rassemblement national qui gagne 7,5 points en un an. La liste PS-Place publique gagne aussi 4 points. Au contraire, la liste de la majorité présidentielle en perd 6,5 et EELV 4,5.

Prévisions et premiers résultats. P.Bréchon, Fourni par l’auteur

Il y a incontestablement depuis un an une très forte dynamique de la droite radicale, surtout si on tient compte des autres listes de même tendance. Elle peut s’expliquer largement par la tactique de dédiabolisation entreprise par Marine Le Pen depuis plusieurs années et par la volonté de faire de ces élections un plébiscite anti-Macron.


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Cette stratégie avait toutes les chances de convaincre un nombre important d’électeurs dans un contexte de second mandat présidentiel, de majorité relative et de très grand mécontentement à l’égard de l’exécutif, avec la montée des prix. Le fort euroscepticisme des Français et la peur autour des sujets migratoires ont pu aussi contribuer au succès de la droite radicale. Elle fait de très gros scores parmi les catégories populaires mais désormais sans grandes différences entre les localisations rurales ou urbaines.

Les raisons du succès du RN expliquent aussi le très mauvais résultat de la majorité présidentielle. Même si Valérie Hayer, sa tête de liste, était peu connue du grand public, elle a beaucoup parlé de la construction européenne, ce qui s’imposait par rapport au programme de la majorité présidentielle mais avait peu de chances de convaincre des électeurs nationalistes et eurosceptiques.

Ces élections pour élire les députés européens ont finalement accouché d’une crise politique nationale, d’où sortira – peut-être – une recomposition politique : retour à une majorité parlementaire autour du président ? Situation de cohabitation entre le président et la droite radicale ou avec une gauche réunifiée ? Réponse dans quelques semaines.

3. ARTICLE – Aux élections européennes, l’extrême droite progresse moins fortement qu’attendu

Publié: 9 juin 2024, THE CONVERSATION Gilles Ivaldi, Sciences Po  

Les résultats des élections européennes ont confirmé la poussée annoncée des partis d’extrême droite. Mais si beaucoup de ces partis enregistrent des scores à la hausse, cette vague ne constitue pas pour autant une lame de fond. Et elle est d’ampleur variable selon les pays.

Au total, tous groupes confondus, les formations d’extrême droite pourraient désormais réunir autour de 170 sièges, soit 24 % des 720 sièges du Parlement. En 2019, elles avaient totalisé 165 élus, soit un peu plus d’un cinquième de l’ensemble – en tenant compte des 29 sièges du Brexit Party au Royaume-Uni.

Cette nouvelle distribution en sièges ne doit pas masquer d’importants effets de distorsion dus au poids relatif des représentations nationales.

Les gros contingents en sièges de l’extrême droite viennent essentiellement du RN (30 sièges) en France, des Fratelli d’Italia, du PiS polonais (19), de l’AfD allemande (17) et du Fidesz de Viktor Orban en Hongrie. À eux seuls, ces cinq partis réunissent plus de la moitié de l’ensemble des élus d’extrême droite.

Anciens et nouveaux acteurs

Ces résultats attestent néanmoins de la consolidation des partis d’extrême droite et de leur présence dans la quasi-totalité des États membres de l’UE. Pas moins d’une cinquantaine de partis sont assimilables à cette famille politique et, à ce jour, seules l’Irlande et Malte restent encore épargnées par le phénomène.

En France, en Italie, en Pologne, en Hongrie, au Danemark ou aux Pays-Bas notamment, la scène extrême-droitière compte deux voire trois formations, à l’image de la compétition entre le Rassemblement national et Reconquête en France ou de la concurrence entre les Fratelli d’Italia et la Lega chez nos voisins italiens.

Aux côtés des grands acteurs établis de l’extrême droite tels que le RN français, le FPÖ autrichien, le Fidesz hongrois, la Lega italienne ou le Vlaams Belang en Belgique, on a assisté depuis plusieurs années à l’émergence de nouvelles formations, à l’image de Reconquête en France, des Démocrates danois (DD), de Lettonie d’Abord (LPV), de Chega au Portugal ou de l’AUR en Roumanie.

D’autres mouvements ont, eux, disparu de la scène politique, en particulier en Europe centrale et orientale où les systèmes partisans demeurent traditionnellement plus fluides.


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Des performances variables

Cette nouvelle poussée de l’extrême droite européenne est cependant loin d’être uniforme. Au soir du 9 juin, ces partis arrivent en tête en France, en Italie, en Hongrie et en Autriche. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté (PVV) arrive finalement en seconde position derrière la coalition de gauche et totalise 7 sièges. Rappelons qu’en 2019, les formations d’extrême droite avaient dominé le scrutin dans cinq pays : en Italie (Lega), en France (RN), en Hongrie et en Pologne, ainsi qu’au Royaume-Uni où le Brexit Party avait réuni 29 sièges, améliorant la performance de l’UKIP cinq ans auparavant.

Ces partis enregistrent leurs gains en voix les plus significatifs en Belgique, en Autriche (+10 points), aux Pays-Bas (+14 points), en Bulgarie (+13 points) et en Estonie. En Roumanie, l’AUR fait une entrée en force, améliorant son score des législatives de décembre 2020, avec 14 % des suffrages et 5 sièges.

En France, le bloc d’extrême droite RN + Reconquête totalise à lui seul 37 % des suffrages exprimés, un record absolu depuis 1979. En Italie, le succès du parti de Giorgia Meloni reflète pour une grande part la recomposition à l’œuvre au sein du pôle de droite et le recul de la Lega de Matteo Salvini : en 2019, ce dernier était arrivé en tête du scrutin avec plus de 34 % des suffrages exprimés et 29 sièges ; en 2024, la Ligue recueille moins de 10 % des voix. Aux Pays-Bas, ce jeu de vases communicants se fait aux dépens du Forum pour la Démocratie (FvD) qui perd l’essentiel de son soutien de 2019, sans doute en partie au profit du PVV.

Si elle reste à un niveau élevé, l’extrême droite recule cependant par rapport à 2019 en Hongrie et fortement en Pologne où le PiS perd 12 points et 8 sièges en cinq ans. Revenu dans l’opposition depuis les législatives d’octobre 2023, le parti de Jarosław Kaczyński subit en partie la concurrence de la Confédération Liberté et Indépendance qui s’installe au cœur de la droite polonaise avec 12 % des voix et 6 sièges. En Hongrie, le parti de Viktor Orban subit, lui, la concurrence du Mouvement Notre patrie (MHM) à l’extrême droite et du nouveau parti Respect et Liberté (Tisztelet és Szabadság) emmené par Péter Magyar plus au centre.

En Finlande, les Finlandais payent leur participation au pouvoir et reculent fortement (-6 points) par rapport à 2019. Au Portugal, Chega peine à rééditer sa performance des législatives de mars dernier et chute à 9 % des voix (2 sièges).

La progression de l’extrême droite reste également limitée en Espagne où Vox gagne 3 sièges par rapport à 2019 ou en Suède où les Démocrates retrouvent peu ou prou leur score d’il y a cinq ans. Outre-Rhin, l’AfD plafonne à 16 % des voix derrière les sociaux-démocrates du SPD et totalise 17 sièges, soit 8 de plus qu’il y a cinq ans, loin des scores que lui promettaient encore les sondages avec 22 % des voix en moyenne en janvier dernier. Les multiples polémiques autour du projet de « remigration » ou des déclarations controversées de Maximilian Krah à propos des SS ont manifestement détourné une partie des électeurs allemands.

L’exclusion de l’AfD par le groupe Identité et Démocratie (ID) à la veille du scrutin a probablement contribué à marginaliser un peu plus le parti de Tino Chrupalla et Alice Weidel.

L’AfD affronte également la concurrence, sur son flanc gauche de la toute nouvelle Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) créditée de 5 % des voix, sur des thématiques anti-immigration très proches de celles de l’AfD.

Couches successives de ressentiment

Partout en Europe, la popularité des mouvements d’extrême droite prend racine dans la « polycrise » à laquelle les citoyennes et citoyens européens sont exposés depuis 2008, sous forme de couches successives de ressentiment accumulées depuis la crise financière jusqu’à la guerre actuelle en Ukraine, passant par la crise des réfugiés en 2015 et la pandémie de Covid-19. Un mix d’enjeux parfaitement résumé par le slogan électoral du FPÖ autrichien à l’approche du scrutin :

« Stop au chaos européen, à la crise de l’asile, à la terreur climatique, au bellicisme et au chaos du Corona »…

Plusieurs facteurs président aujourd’hui à l’essor de partis tels que le RN en France ou l’AfD en Allemagne. Le contexte économique et la hausse des prix pèsent encore fortement dans les opinions publiques et nourrissent, à l’image du RN en France, la frustration et la colère autour des enjeux du pouvoir d’achat et du coût de la vie, y compris au sein des classes moyennes.


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Sous l’angle culturel, l’extrême droite continue de capitaliser sur les insécurités culturelles liées à l’immigration, ainsi qu’ont en témoigné les élections récentes aux Pays-Bas. L’enjeu migratoire demeure une question clé pour les partis extrémistes et il a dominé l’agenda électoral de ces européennes en Allemagne, en Pologne ou en France, notamment.

Les incertitudes géopolitiques autour de la guerre en Ukraine permettent à l’extrême droite de donner de la voix contre des gouvernements européens à la tâche pour soutenir l’effort de guerre de Kiev, accusant ces derniers de bellicisme et appelant au repli national, à l’image de l’AfD allemande ou du FPÖ autrichien.

Des performances encore indexées sur le cycle politique national

Dans de nombreux cas, l’extrême droite européenne a été en mesure d’exploiter à son avantage l’impact socio-économique de la guerre, se focalisant habilement sur les enjeux nationaux.

À cela vient s’ajouter, enfin, un « backlash » contre les politiques de transition énergétique et le Pacte Vert européen. Comme pour les récents mouvements agricoles, un peu partout en Europe, les formations extrémistes mobilisent aujourd’hui sur les colères exprimées face à une écologie qu’elles dénoncent comme « punitive ».

Dans des pays comme la France, l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche, la Bulgarie ou la Roumanie, le score de l’extrême droite témoigne d’un vote sanction à l’encontre des gouvernements en place. Les élections européennes sont, on le sait, généralement vues comme des élections de « second ordre », à plus faible enjeu, et propices à l’expression du mécontentement et au vote protestataire qu’incarnent des partis comme le RN en France ou l’AfD outre-Rhin.

Ailleurs, dans des pays tels que l’Italie, les Pays-Bas ou le Portugal, le succès européen des Fratelli d’Italia, du PVV ou de Chega vient prolonger les bonnes performances de ces partis dans les élections nationales récentes. Chez nos voisins italiens, Giorgia Meloni s’est fortement impliquée dans la campagne européenne et son parti a pu à ce titre bénéficier de la popularité encore relativement intacte de la cheffe du gouvernement en place depuis septembre 2022.


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L’extrême droite normalisée

Cette nouvelle vague reflète, enfin, la normalisation croissante de ces partis, parfaitement illustrée par la « dédiabolisation » version Marine Le Pen ou le pragmatisme politique de Giorgia Meloni en Italie. À l’occasion du scrutin européen, la plupart des partis d’extrême droite, à l’image du PVV de Geert Wilders ou du RN en France, ont stratégiquement modéré leurs positions vis-à-vis de l’Europe, délaissant les thématiques les plus radicales autour de leurs projets de sortie de l’UE ou de création d’une nouvelle Europe des nations libres et indépendantes, vieille antienne lepéniste toujours au cœur du projet européen des RN et consorts.

Surtout, l’extrême droite bénéficie dans nombre de cas de l’attitude des grands partis de droite traditionnelle qui, à l’image des Républicains en France ou des libéraux néerlandais du VVD, tentent de reprendre à leur compte les thématiques de l’extrême droite et, ce faisant, donnent une plus grande légitimité à ces formations.

Seuls ou en coalition, les partis d’extrême droite sont aujourd’hui au pouvoir dans six pays de l’Union européenne, de l’Italie de Giorgia Meloni à la Finlande, en passant par la Hongrie de Viktor Orban ou, plus récemment, les Pays-Bas, la Slovaquie et la Croatie. En Suède, les Démocrates de Jimmie Åkesson soutiennent sans participation le gouvernement de centre-droit d’Ulf Kristersson. Demain, l’extrême droite pourrait faire de nouveau son entrée au gouvernement en Autriche voire en Belgique où le cordon sanitaire maintenu par la Nouvelle Alliance flamande (N-VA) autour du Vlaams Belang paraît de plus en plus fragilisé par la poussée du parti de Tom Van Grieken.


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Quelles perspectives ?

S’il est encore trop tôt pour se prononcer sur l’impact du scrutin, la consolidation de l’extrême droite dans un grand nombre d’États membres devait représenter un défi majeur pour l’Union européenne dans les mois et les années à venir, en particulier sur les dossiers clés de l’immigration, de la transition énergétique ou du soutien à l’Ukraine.

Les principales forces pro-européennes devraient conserver une majorité. Toutefois, l’évolution du rapport de forces, la normalisation croissante des grands acteurs de l’extrême droite en Europe et la multiplication des alliances que ces partis sont à mêmes de forger avec les droites classiques constituent des tendances de fond qui pèseront immanquablement sur les équilibres à venir au sein du nouveau parlement et dans nombre d’états membres de l’Union.

Plus généralement, l’extrême droite se trouve désormais face au défi de l’unité et de sa capacité d’agréger des forces encore divisées au sein du parlement, entre les groupes des Conservateurs et Réformistes européens (CRE) autour de Giorgia Meloni et Identité et Démocratie (ID) emmené par le RN français et ses alliés de la Ligue ou du PVV. Sans compter les quelques députés égarés parmi les non-inscrits, à l’image des élus du Fidesz hongrois.

Cette division répond encore à la réalité d’une famille d’extrême droite hétérogène. Si beaucoup de ces partis se retrouvent sur l’opposition à l’immigration, la critique de l’intégration européenne ou le rejet du Pacte Vert, certaines lignes de fracture existent encore autour de l’Ukraine, des rapports à la Russie, des grandes politiques économiques et monétaires de l’UE ou de la défense des valeurs traditionnelles.

À cela s’ajoute une intégration différentielle de ces mouvements dans leurs systèmes politiques respectifs. Aux côtés d’une extrême droite « intégrée » telle qu’elle se développe aujourd’hui en Italie ou aux Pays-Bas, il reste encore des mouvements tenus – pour le moment – à distance du pouvoir par un cordon sanitaire à l’image du RN français, de l’AfD allemande ou du Vlaams Belang en Flandre. Ailleurs, l’extrême droite est aussi représentée par des mouvements d’ultradroite nationaliste à l’image de Vazrazhdane en Bulgarie, du Mouvement national (Ruch Narodowy) en Pologne, du Mouvement Notre patrie (MHM) en Hongrie ou du Mouvement pour la patrie croate (DPMS), qui demeurent plus difficilement fréquentables politiquement.

Dans ce paysage extrême-droitier mouvant, les grandes manœuvres ont commencé, qui laissent entrevoir des recompositions à l’avenir.

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