
Entretien – « La politique mémorielle d’Emmanuel Macron avec l’Algérie nous place dans une impasse »
Etienne Campion. 05/06/2024 MARIANNE
Alors qu’a éclaté une polémique sur la restitution à l’Algérie par la France de biens qu’elle réclame depuis des années, nous avons interrogé Sébastien Ledoux et Paul Max Morin, auteurs du récent « L’Algérie de Macron : les impasses d’une politique mémorielle » (PUF).
L’Algérie de Macron : les impasses d’une politique mémorielle vient de paraître aux Presses universitaires françaises. Entretien avec les auteurs : Sébastien Ledoux, maître de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne, historien spécialiste des questions mémorielles, et Paul Max Morin, enseignant-chercheur à l’Université Côte d’Azur et à Sciences Po, politiste spécialiste de la mémoire, des jeunes et des questions postcoloniales.
Marianne : Avant Macron, où en était la France avec l’Algérie, sur les plans mémoriel et diplomatique ?
Sébastien Ledoux et Paul Max Morin : Le passé colonial algérien – et notamment celui de la guerre d’Algérie – n’a cessé de peser sur les relations franco-algériennes depuis 1962. L’Algérie a construit son récit national sur sa guerre d’indépendance et la dénonciation de la colonisation française tandis que l’État français appelait à un dépassement de cette histoire par son oubli dans les trois premières décennies, ce qui empêcha tout rapprochement.
Un aggiornamento français intervient à partir des années 1990, où le poids de ce passé à traiter devient un leitmotiv des discours publics des différents gouvernements, de droite comme de gauche. La mémoire de la guerre d’Algérie constitue alors l’un des sujets incontournables de toute rencontre franco-algérienne, le gouvernement algérien présentant régulièrement des demandes d’excuses pour les crimes coloniaux commis par la France contre les Algériens. Les relations diplomatiques fluctuent au gré de l’avancée du dossier « mémoire » et réciproquement.
Elles peuvent se crisper sur ce sujet comme lors des propos sur les harkis du président Bouteflika, en visite officielle à Paris en 2000. Les périodes de détente correspondent à des politiques de reconnaissance comme la visite en Algérie du président Sarkozy en 2007 (discours de Constantine dans lequel il évoque « un système colonial profondément injuste ») ou le discours du président Hollande devant les parlementaires algériens, en 2012, qui va plus loin en reconnaissant la colonisation comme « un système injuste et brutal » et les « souffrances » qu’elle a infligées aux Algériens, notamment lors des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en mai 1945.
Lorsque le candidat Emmanuel Macron, qualifie en pleine campagne présidentielle, en février 2017, lors d’une interview pour une télévision algérienne, la colonisation de « crime contre l’humanité », il va dans le sens de la position de l’Algérie. Mais le tollé suscité par ses mots du côté des associations de rapatriés, de la droite et de l’extrême droite en France l’amène à ne plus réitérer cette qualification, lui qui se présente comme celui qui va réconcilier les Français avec leur histoire. Car la mémoire du passé colonial est une ressource autant diplomatique que de politique intérieure, et ceci des deux côtés de la Méditerranée.
Quelle a été l’intention initiale d’Emmanuel Macron sur le dossier algérien ? Une politique mémorielle de réconciliation ?
Dès 2016, Emmanuel Macron investit la question mémorielle car c’est un attribut du président de la République qui se doit, dans la France de la Ve République, de dire l’histoire, de faire l’histoire. Parler d’Algérie comme de Jeanne d’Arc contribue à sa présidentialisation.
Il investit plus particulièrement la mémoire de la guerre d’Algérie qui est à la source d’un clivage politique depuis les années 2000. En cohérence avec son positionnement politique, il se propose de dépasser le clivage droite-gauche et le clivage entre générations (nées avant ou après la guerre d’Algérie) et d’incarner un nouveau monde, un monde capable de se confronter au passé colonial pour projeter la France dans la mondialisation.
Cette politique prend progressivement le nom de « réconciliation ». Réconcilier qui et sur quoi ? Le concept reste ouvert et pratique en ce qu’il est adaptable à des situations différentes, comme la relation avec l’Algérie, celle entre les anciens acteurs de la guerre en France ou la société française dans son ensemble, notamment ses jeunes dont les divisions sont analysées comme prenant leur source dans le conflit algérien et ses mémoires. Ce constat, présentant une société française balkanisée par des groupes de mémoires aux représentations antagonistes du passé colonial transmises aux nouvelles générations, est erroné. Sur le passé colonial, le clivage n’est pas mémoriel mais politique. Des jeunes descendants de pieds-noirs ou d’Algériens peuvent partager des représentations consensuelles sur le passé mais pas les jeunes de gauche ou de droite, d’extrême gauche et d’extrême droite. En cela, le règlement de l’héritage colonial appelle à un travail de clarification politique plus que mémoriel.
Ce cadrage narratif va pourtant peser dans l’évolution de la politique mémorielle du Président sur l’Algérie. En effet, des événements comme les mobilisations contre le racisme et les violences policières du printemps de 2020 et les attentats terroristes islamistes sont analysés comme des conséquences de la guerre d’Algérie et de ses mémoires « manipulées », La réconciliation devient un enjeu de cohésion nationale justifiant une forte présidentialisation du sujet.
Ces choix nous placent dans deux impasses. La première est que rapidement la réconciliation n’est pas arrimée aux principes de vérité historique et de justice mais à la recherche d’un équilibre entre acteurs qui force Emmanuel Macron à d’importants renoncements et à un cloisonnement et une démonétisation des gestes présidentiels.
La seconde est que la présidentialisation produit au final de l’impuissance. Faire des mémoires de la guerre d’Algérie un domaine réservé du Président a conduit à une gestion exclusive de l’objet à l’Élysée et à se priver des administrations et instruments classiques de la politique publique. Cela se traduit par des gestes principalement symboliques n’ayant pas vocation à outiller la société à long terme.
Par exemple ?
Emmanuel Macron n’a pas déployé de moyens pour « regarder le passé en face » c’est-à-dire financer la recherche, recruter des universitaires, former des professeurs ou des policiers, accompagner la culture, lutter contre le racisme ou créer un Office franco-algérien pour la jeunesse.. La réconciliation chez Emmanuel Macron consiste de fait à mettre en mémoire une histoire que l’on ne connaît pas et qu’on ne se donne pas les moyens de connaître.
Enfin, le fait colonial et le racisme, parce que ces sujets clivent, sont systématiquement niés comme faits structurants de l’histoire algérienne de la France : Ces mots sont absents de presque tous les discours, déclarations et documents de travail. La dimension coloniale et son héritage racial restent un impensé ne permettant pas au Président de répondre à la demande sociale et d’être à la hauteur de son ambition. La réconciliation se mue en injonction à ne pas « faire du surplace, à ne pas s’enfermer dans le passé » pour avancer, tout en niant la dimension coloniale des injustices passées comme présentes.
Qu’est-ce que le rapport Stora et comment a-t-il été reçu ?
Le rapport Stora est un rapport sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » commandé par le président de la République à l’historien Benjamin Stora en juin 2020, soit juste après le mouvement Black Lives Matter, et remis le 20 janvier 2021. Une première chose à souligner est que Benjamin Stora travaille seul, sans assistance, sans bureau, sans budget et sans salaire. Il est légitime de penser que la résolution de 132 ans de colonisation française en Algérie aurait peut-être mérité davantage de moyens et d’ambition.
Le rapport ne raconte pas l’histoire coloniale en Algérie ou même celle de la guerre d’indépendance mais fait un état des lieux discutable des mémoires en France. Et formule 27 recommandations éparses et non-hiérarchisées. L’historien y fait une pathologisation excessive des mémoires qui correspond au cadrage narratif de la politique de réconciliation d’Emmanuel Macron.
La réception du rapport est mitigée. Les critiques sont multiples et proviennent d’un large éventail d’acteurs. Les universitaires soulignent les lacunes historiographiques et la démarche nécessairement politique plus que scientifique de l’exercice. L’Algérie s’en saisit pour dénoncer «l’occultation des crimes coloniaux » et relancer le débat sur les excuses. Les critiques les plus vives viennent de certaines associations de harkis et de rapatriés politiquement placées à droite ou à l’extrême droite dénonçant un discours nationaliste algérien auquel Benjamin Stora serait inféodé. Politiquement, la gauche et le centre saluent l’opportunité offerte par le rapport pour débattre de ces sujets. Les réactions de la droite et de l’extrême droite sont virulentes. Elles disqualifient le travail d’un militant vu comme proche des milieux trotskistes et des terroristes du FLN et alertent contre « les signaux désastreux de la repentance ». Benjamin Stora a été à cette époque victime d’attaques antisémites venues de France comme d’Algérie.
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Les recommandations seront finalement peu suivies par l’exécutif (seules 5 ont été réalisées et 3 sont en cours de réalisation). Mais Benjamin Stora, parce qu’il a acquis ce statut d’intellectuel et d’homme passerelle entre la France et l’Algérie, a servi à légitimer la politique mémorielle du président de la République. Ce dernier s’en est rapidement affranchi pour faire des gestes et discours répondant à des impératifs d’équilibre mémoriel et politique.
Dans le contexte d’une extrême droite conquérante et à l’approche de l’échéance électorale de 2022, les critiques ne sont pas ignorées par l’Élysée. Elles contribuent à valider l’idée d’un déséquilibre dans la politique mémorielle du président et d’un nécessaire rééquilibrage vers d’autres mémoires et d’autres acteurs politiques situés à droite de l’échiquier..
Y a-t-il une « droitisation » de la question mémorielle ? Et quelle est l’influence de la question des ressortissants algériens, et de l’exécution des OQTF, dans le débat ?
Oui. À partir de 2021, la réconciliation est rattrapée par la politisation. A l’approche de la campagne de 2022, Emmanuel Macron enchaîne des gestes et des déclarations aux accents néocoloniaux en s’adressant à des groupes mémoriels défendus traditionnellement par la droite (pardon aux harkis, reconnaissance des victimes de la rue d’Isly) tout en dénonçant la rente mémorielle de l’Algérie et en mettant en doute l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation. Il y a certes son déplacement sur le pont de Bezon pour les 60 ans du 17 octobre 1961 mais sa déclaration ne reconnaît que la seule responsabilité de Maurice Papon et non de la police dans ce massacre colonial.
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Les gestes se font en direction de groupes mémoriels imaginés comme blessés par la mémoire du combat pour l’Indépendance et un électorat attaché à la défense de l’identité nationale. La politique mémorielle est mise au service du projet politique d’absorption de la droite française. Christian Estrosi annonce d’ailleurs son ralliement à Emmanuel Macron au lendemain de la déclaration sur la « rente mémorielle ». Dans ce processus, il faut souligner le rôle des individus et notamment du nouveau conseiller mémoire d’Emmanuel Macron. Alors que Sylvain Fort (2017 – 2019) avait mis en place une méthode attachée à la vérité scientifique, Bruno Roger-Petit (son conseiller depuis 2019) politise ces enjeux et prend une influence grandissante dans le dispositif présidentiel. Une politique publique classique n’aurait pas eu à subir ces influences.
Ainsi la question des ressortissants algériens, et de l’exécution des OQTF, ne pèse pas en soit sur la politique mémorielle. Mais le souci de faire des gestes envers un électorat de droite voire d’extrême droite, parfois perçu comme l’expression du « pays réel », est manifeste .
Lundi 27 mai, la commission qui réunit historiens français et algériens s’est réunie pour la cinquième fois. Cette fois, l’Algérie a transmis à la France une liste de biens symboliques qu’elle souhaite voir retourner sur son sol. Que cela vous inspire-t-il ? Est-ce la voie d’une réconciliation ?
Après les nombreux discours d’Emmanuel Macron sur le passé algérien en 2021 et 2022 prononcés à l’occasion du 60e anniversaire de la fin de la guerre, c’est l’Algérie qui a repris l’initiative en proposant une commission mixte d’historiens algériens et français qui est annoncée par Emmanuel Macron en visite à Alger en août 2022. Cette commission se réunit à cinq reprises en 2023 et début 2024 pour faire un certain nombre de propositions sur la création d’un programme d’échanges entre jeunes chercheurs français et algériens, sur la numérisation des registres d’état-civil et des tombes des Français dans les cimetières en Algérie, et enfin sur la restitution d’archives, de restes humains et de biens symboliques que l’Algérie réclame depuis des années.
C’est donc ce dernier point qui fait aujourd’hui l’objet d’une demande officielle du gouvernement algérien qui rejoint d’autres demandes d’États anciennement colonisés de restitution de biens patrimoniaux qui font partie de collections muséales comme le Bénin et le Sénégal pour la France ou la Namibie et le Cameroun pour l’Allemagne.
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Du point de vue juridique, ce dispositif nécessite une dérogation au caractère inaliénable de ces biens. Or, suite au rapport Sarr-Savoy de 2018 qui invitait à la restitution de très nombreux biens coloniaux africains, les résistances en France sont nombreuses, et la timidité du gouvernement français déjà patente. Les réactions politiques que suscite la transmission de cette liste sont révélatrices des sujets connexes aux mémoires de la guerre d’Algérie : l’immigration et l’identité nationale. En tout cas, les initiatives sont clairement cette fois du côté de l’Algérie et là encore, le sujet apparaît décalé par rapport au diagnostic porté par le président de la République en 2017 puis en 2020 sur une société française fragmentée par son rapport « douloureux » et conflictuel au passé algérien. Mais ce diagnostic était-il vraiment pertinent ? La tendance à extrapoler sur l’état des mémoires et sur le pouvoir des politiques mémorielles pour réconcilier concourt aussi à la dépolitisation des problématiques sociales internes à la France.