
E.MACRON A PLONGÉ LES FRANÇAIS DANS UN ÉTAT DE SIDÉRATION
Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé au Conservatoire national des arts et métiers, explique l’état de sidération provoqué par la décision du président de la République et l’hypothèse d’une victoire du RN.
ARTICLE – Cynthia Fleury : « La dissolution fait déborder le vase émotionnel »
Propos recueillis par Nicolas Prissette. 07 Juill 2024 – LA TRIBUNE
Depuis la dissolution, avec la perspective d’une victoire de l’extrême droite, un sentiment de sidération s’est emparé d’une partie de la population. Certains témoignent d’insomnies, d’autres de crises de larmes. Un monde semble en passe de s’effondrer. Que nous arrive-t-il ?
CYNTHIA FLEURY – Nous sommes dans un état bien défini par Camus dans ses Carnets : « J’attends avec patience une catastrophe lente à venir. » Car rien n’est nouveau : derrière la dissolution de l’Assemblée nationale, il y a la « lente » dissolution possible de la démocratie. Chacun voit bien le piège se refermer, entre d’un côté – au mieux – une crise d’« ingouvernementalité » rarement égalée, qui mettra grandement à mal la démocratie et ses institutions, et de l’autre – au pire – la fin d’une époque de la démocratie libéralo-sociale, avec la mise en place d’un pouvoir nationaliste, et une crise « civile » en perspective. Donc il y a une double sidération : celle devant le passage à l’acte du président qui a littéralement livré la démocratie à ses ennemis, et celle devant l’incertitude de l’avenir, tout aussi illisible.
Au-delà de l’atteinte aux symboles collectifs, beaucoup ont aussi ressenti un choc intime, comment l’expliquer ?
Depuis le Covid, la question de la santé mentale comme partie prenante de la santé a explosé, car chacun a pu expérimenter un mal-être d’un genre nouveau, celui lié à l’expérience de failles systémiques : d’abord avec la pandémie, les confinements et les multiples restrictions liberticides, ensuite avec tel ou tel problème lié au réchauffement climatique, ou encore avec le retour du risque de nucléarisation des conflits, la crainte de l’importation des conflits extérieurs sur le territoire national, la désinformation permanente avec les cyberattaques russes… Bref, il y a une fatigue intense, un découragement, chacun frôle la décompensation. La dissolution, c’était pour certains la goutte qui fait déborder le vase émotionnel. Sachant que le président aurait lui-même parlé d’une « grenade dégoupillée », expression qui montre à quel point, sous couvert d’acte gaullien, il brutalise les institutions démocratiques, et par ricochet les citoyens. La démocratie n’est pas tout à fait un régime politique comme un autre, au sens où les individus y sont – normalement – attachés, affectivement parlant. Le régime de l’État de droit est notre autre patrie, notre autre maison, notre autre corps. L’abîmer, le mettre inutilement en danger, touche à l’intime de nos vies.
Avons-nous vécu avec des repères erronés ? Nous sommes-nous trompés sur nous-mêmes ?
Le diagnostic qui nous explose enfin à la figure existe depuis deux décennies, et il est partagé par un ensemble de démocraties occidentales : les classes moyennes se sont fragmentées, une partie infime a cru pouvoir faire sécession avec le groupe économique le plus riche tandis que l’autre partie se précarisait, se déclassait, voyant ses métiers de moins en moins valorisés, concurrencés par des forces extérieures moins chères – l’IA ne faisant que renforcer ce phénomène. Nous allons vivre que ce Karl Polanyi avait bien théorisé en son temps dans La Grande Transformation : un repli à double tendance, la première xénophobe (contre l’extérieur, notamment les pays « immigrationnistes ») et la seconde bouc-émissairiste (contre l’intérieur, ceux qui seront jugés « déloyaux » pour la nation : cela va du chômeur, prétendu « assisté » à celui qui a une « double nationalité », etc.).
Le régime de l’État de droit est notre autre patrie, notre autre maison, notre autre corps
Plaçons-nous trop d’attentes dans la politique, ou pas assez ?
Les deux, d’une certaine manière : car nos attentes sont fantasmatiques, elles relèvent d’une croyance magique, mythifiant tel ou tel leader, ou tel ou tel parti, passant littéralement à côté des rapports de force extrêmement complexes et contradictoires que les États subissent dans un cadre mondialiste et multipolaire. Et face à la magie qui n’opère pas, c’est le désaveu de la politique et de la démocratie qui s’enclenche, nous mettant collectivement encore plus en danger, car les systèmes autoritaires n’ont jamais produit ni paix ni justice sociale pour tous.
Comment recréer de la confiance, de la foi en nous, de l’espoir ?
En acceptant qu’il faudra du temps et de la sueur pour sortir du marasme économique français. Les voix politiques de qualité existent sur l’ensemble du front républicain, mais hélas elles sont rendues inaudibles par les médias et les réseaux sociaux, quand ce n’est pas par les attaques de désinformation de tel ou tel pays antidémocratique. Il est d’ailleurs assez réjouissant qu’une voix comme celle de Marine Tondelier séduise encore, alors même qu’elle ne verse dans aucun radicalisme de pacotille, tente de hiérarchiser les problèmes, et serait sans doute susceptible demain d’inaugurer avec d’autres de son espèce (front populaire et républicain) – qui sait – une façon plus « allemande » de faire assemblée.
* Autrice de La Clinique de la dignité, Seuil, 2023.