
« Contempteur drolatique de la France postmoderne, l’écrivain Benoît Duteurtre vient de mourir »
TITRE MARIANNE (Par Solange Bied-Charreton. 17/07/2024 QUI POURSUIT :
Né le 20 mars 1960 à Sainte-Adresse, près du Havre, il était l’un des écrivains les plus piquants de sa génération. L’écrivain et critique musical Benoît Duteurtre vient de s’éteindre à l’âge de 64 ans des suites d’une crise cardiaque.
Son œuvre romanesque dépeignait avec un talent satirique sans égal les travers de la société française contemporaine. Le voyage en France avait obtenu, en 2001, le Prix Médicis. Il avait reçu le Prix de la nouvelle de l’Académie française, en 1997, pour Drôle de temps, le Prix François-Victor Noury pour l’ensemble de son œuvre, ainsi que le Grand prix de littérature Henri-Gal, en 2017, pour les mêmes motifs.
Il était l’ami de Milan Kundera et de Jean-Jacques Sempé, à qui il avait rendu hommage dans nos pages. Il avait apporté sa pierre à l’édifice de la revue l’Atelier du roman, dirigée par Lakis Proguidis, ce qui lui avait permis de connaître Philippe Muray ou Dominique Noguez.
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ARTICLE 1.- « Il était de la race des vrais gentils » : l’hommage de la romancière Marion Messina à Benoît Duteurtre
Par Marion Messina. 19/07/202. MARIANNE
Salué par tous comme un écrivain qui aura marqué le paysage littéraire français, Benoît Duteurtre, qui vient de nous quitter, est aussi reconnu pour ses qualités humaines. Ce sont elles que Marion Messina, romancière, autrice de « Faux départ » (2019) et de « La peau sur la table » (2023) retiendra de lui, qui lui a tendu la main.
Deux mots me viennent à l’esprit au sujet de Benoît Duteurtre : élégance et gentillesse. Il est déplorable que dans une époque aussi médiocre que la nôtre la gentillesse soit associée à une simplicité d’esprit, voire à une forme de stupidité. Pour l’époque, un gentil, c’est un de la race de ceux qui se laissent faire, qui demandent pardon en rougissant lorsqu’ils ne se trouvent pas en tort.
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Il n’en est rien. La gentillesse a tout à voir avec l’amabilité, la prévenance et la grâce. Benoît Duteurtre était de la race des vrais gentils. Il baignait dans la douceur, la jovialité – il était sérieux sans être grave, comme s’il craignait d’ennuyer, de perdre une seule seconde de bon temps. Dieu sait combien il avait raison d’appréhender la vie avec ces yeux d’enfant qui lève les épaules quand on ne peut rien faire.
RIRE, NE JAMAIS RICANER
Mieux vaut lever les épaules en un sourire que de débiter du poncif, du « c’est la vie » ou du « ce qui est fait est fait ». Ce qui l’irritait, il se forçait à le convertir en matière à rire. Rire, jamais ricaner. Dans un milieu de poseurs, d’arrivistes et de mondains plus pique-assiette que débatteurs de salon, il se tenait droit, sortait du lot. Il sortait précisément du lot par sa gentillesse.
Le jour où je l’ai rencontré, j’ai répondu à l’invitation qu’il avait adressée à pas loin d’une centaine de personnes pour la grande fête de printemps qu’il organisait chez lui, rue d’Arcole. Je suis arrivée dans un appartement littéralement tapissé de livres, d’encyclopédies musicales et de disques. La table en formica côtoyait la commode Louis XV ; les anciennes revues de son enfance frôlaient les Pléiades.
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Çà et là quelques bibelots, de plus ou moins bon goût, issus d’univers plus ou moins parallèles, venaient rappeler que deux êtres humains bien vivants occupaient ce petit musée. Le kitsch kundérien confinait au sublime.
ESPIÈGLERIE ET INSOUCIANCE
À la cuisine, dans la salle de bains, dans le moindre renfoncement des étagères conçues sur mesure avaient été installées pour contenir des livres – le foyer semblait sur le point d’exploser de livres et j’ai ressenti le bonheur d’avoir pénétré un monde étrange, celui de la bourgeoisie à laquelle je trouvais enfin une illustration respectable et attachante.
Je n’ai pas manqué de repérer Benoît Duteurtre, ce géant roux aux lunettes rondes et à la bille de gosse qui semblait s’être échappé de l’enfance avec espièglerie et insouciance. Je n’ai pas osé le déranger mais c’est lui qui est venu vers moi avec trois pas pour traverser la pièce en petit héros de Marcel Aymé, s’excusant de m’avoir laissée seule.
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Il avait aimé Faux départ, mon premier roman, il l’avait écrit, il me le disait à nouveau. Et, le mystère est là : avec ma tachycardie chronique dès qu’il faut parler à des inconnus, ma phobie du phatique, mon côté godiche, j’étais, aux côtés de Benoît et face à l’une des nombreuses bibliothèques, parfaitement à l’aise.
La petite fille terrée dans mes entrailles me soufflait de faire confiance à cet homme qui honorait la phrase de Bernanos : « Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus ».
LA NOBLESSE DE CŒUR
Cela est bien bête, cela est humain. C’est au moment où certains partent, vers des îles exquises situées à des kilomètres d’ici, que l’on se rend compte de l’importance qu’ils ont eue. Benoît Duteurtre a fait partie de ces gens qui m’ont tendu la main en n’ayant absolument rien à y gagner – une absence de calcul proprement sidérante dans la société du contrat.
J’ai aimé le retrouver, le croiser par hasard, repousser à chaque fois le moment de prendre ce café qui vient de tomber dans les limbes. Il fait partie de ces gens qui vont m’habiter, à qui je vais parler à la salle de bains, à qui je vais me confier faute de pouvoir me confier tout à fait aux êtres encore animés.
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Il va rester dans les mémoires de beaucoup de ceux qui ont eu, à travers lui, le loisir d’observer de près la noblesse de cœur. Il va nous manquer mais il va se faire notre allié. Je lui tire ma révérence.
ARTICLE 2. – Jérôme Leroy : « Benoît Duteurtre, un regard unique et passionné sur notre monde »
Par Jérôme Leroy. le 17/07/2024 Marianne
L’écrivain Benoît Duteurtre vient de décéder à l’âge de 64 ans. Croyant comme Pasolini « à la force révolutionnaire du passé », notre chroniqueur historique, attaché à la rédaction dès la fondation de « Marianne » en 1997, apportait un regard unique sur notre monde, teinté d’humour, de nostalgie et de réflexions parfois piquantes. Jérôme Leroy lui rend hommage.
C’est au cœur de l’été que Benoît Duteurtrevient de mourir, brutalement, à 64 ans. Parler de la mort d’un écrivain de sa génération, que l’on a connu et avec qui on avait tant d’affinités, c’est toujours un peu difficile.
Les lecteurs de Marianne aimaient ses chroniques qui étaient un des aspects de ses multiples talents, pour celui qui était romancier (Prix Médicis 2001 pour Le Voyage en France), essayiste et critique musical qui aura fait le bonheur des auditeurs de France Musique, amateurs d’opérette.
UN REGARD NOSTALGIQUE SUR LE MONDE
Il entretenait des rapports compliqués avec notre bel aujourd’hui, cette modernité anémiée et méchante, s’égarant de plus en plus dans le virtuel, le néopuritanisme et les assignations identitaires.
Benoît Duteurtre ne pensait pas que c’était mieux avant mais il était certain que c’était pire maintenant. Sa nostalgie n’avait pourtant rien de réactionnaire. Au contraire, il croyait, comme Pasolini, « à la force révolutionnaire du passé. ». En témoigne, par exemple, Le Retour du Général en 2010 : Benoît Duteurtre ressuscite de Gaulle dans la France d’aujourd’hui, réduite à une province européenne où règne l’hygiénisme.
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Il y raconte comment une révolution porte l’homme du 18 juin au pouvoir qui ne revient pas aux affaires pour cause de guerre d’Algérie mais en raison de la disparition de l’œuf mayonnaise dans nos bistrots ! À l’époque, une directive bruxelloise voulait en effet interdire la mayonnaise faite maison, ce qui mettait à mort ce pilier de notre gastronomie canaille.
En fait, il était notre Marcel Aymé, jouant habilement du fantastique et de la fable pour démasquer tous les conforts intellectuels. Il était insituable politiquement comme devraient l’être tous les écrivains. Considéré comme un néoréac par la gauche, il était juste sceptique devant toutes les folies de ce qu’on n’appelait pas encore le wokisme. Il n’avait pas attendu qu’une droite dure récupère ce combat jusqu’à l’obsession.
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Duteurtre, c’était depuis le début des années 90 qu’il avait compris que nous basculions tous dans un monde qui allait devenir fermé, tatillon, moraliste, un monde où les enfants du baby-boom, ceux que François Ricard a appelés « la génération lyrique », ne supporteraient pas, notamment dans le milieu intellectuel et médiatique, l’arrivée de leurs remplaçants plus jeunes et allaient s’accrocher à leurs positions avec une rage impitoyable. Il faudra, à ce sujet, lire ou relire Tout doit disparaître, un roman de 1992, qui sont les Illusions perdues de Duteurtre.
D’ailleurs, chose assez remarquable, Duteurtre est un des très rares écrivains de ce temps qui n’ait pas été méprisé et assassiné par Guy Debord dans Cette mauvaise réputation où le vieux lion réglait ses comptes avec l’ensemble du monde journalistico-littéraire. Duteurtre lui avait envoyé, précisément, Tout doit disparaître et Debord lui avait répondu.
Mais on pourrait aussi parler de l’admiration que lui portaient un Kundera ou un Muray à travers l’aventure de la revue L’Atelier du Roman. Duteurtre y montrait en outre un désintéressement peu fréquent chez les écrivains pour faire découvrir des confrères dont un certain Michel Houellebecq encore inconnu et votre serviteur qui lui doit le premier article de fond sur son travail.
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Avec Benoît Duteurtre nous perdons un regard unique sur notre monde, un moraliste qui savait nous désenchanter avec bonne humeur et nous faire avancer dans l’épouvante le sourire aux lèvres.
Bien sûr que la culture est une nécessité ! Certes, si l’on se réfère à la pyramide des besoins dite de Maslow, la culture ne s’impose pas en premier…Lire plus
On espère que celui qui, sur un ton plus intime a raconté son histoire familiale havraise, – Duteurtre était l’arrière-petit-fils du président Coty –, dans Les Pieds dans l’eau, est désormais entré dans cette éternité que Rimbaud voyait comme « la mer allée avec le soleil… »