
Athènes au IVe siècle avant J-C., Rome au 19e, la République de Weimar en 33, la France en 40 et le Chili en 73
« Les Echos »ont proposé de replonger dans cinq moments clefs de l’histoire où la démocratie a basculé : Athènes au IVe siècle avant J-C., Rome au 19e siècle, la République de Weimar en 1933, la IIIe République française en 1940 et le Chili, le 11 septembre 1973.
« La cité d’Athènes est souvent considérée comme le berceau historique de la démocratie. Au VIème siècle avant J-C., les réformes entreprises par Clisthène, architecte de l’égalité civique, y dressent les contours d’un système démocratique dont les raisons du déclin sont longtemps restées mal comprises. Bien des siècles plus tard, dans la Rome non plus de l’Antiquité mais de 1849, l’expérience républicaine n’aura duré que cinq mois, balayée par une autre démocratie… la France, celle de Louis-Napoléon Bonaparte.
« Dans cette série, « Les Echos » retracent également les échecs économiques qui, dans une Allemagne marquée par la montée du nazisme, ont précipité la chute de la République de Weimar en 1933, ainsi que la défaite morale qui a suivi la défaite militaire de l’armée française face à l’Allemagne nazie et conduit à l’abrogation de la IIIe République en France en 1940. Le récit se termine au-delà des frontières de l’Europe, au Chili, où l’ancien président Salavador Allende, tué lors du coup d’Etat militaire de 1973, a emporté avec lui la plus longue démocratie représentative d’Amérique latine. »
Les historiens ont longtemps daté la fin de l’aventure démocrate d’Athènes en 322 av. J-C, après la capitulation face aux Macédoniens. Il est aujourd’hui établi que le régime a survécu encore des siècles, par intermittence mais avec une vigueur renouvelée.
ARTICLE – Histoire : Le déclin en trompe-l’oeil de la démocratie athénienne
Par Basile DEKONINK Publié le 29 juil. 2024 LES ÉCHOS
C’est une stèle de marbre un peu oubliée, rangée parmi des dizaines d’autres au fond d’une salle obscure. Couverte de stries à la base, amputée de sa partie supérieure, il manque une grande partie du texte. Pas de quoi, a priori, éveiller l’intérêt du visiteur du musée épigraphique d’Athènes. L’endroit est de toute façon désert, en ce mois de juin : situé à deux pas du grand musée archéologique national, les touristes ignorent pour la plupart jusqu’à son existence.
Ce musée est pourtant unique en son genre et la stèle en question un témoin précieux pour tordre le cou à un cliché encore bien vivace. « Qu’il soit décidé qu’Oxythémis, fils d’Hippostratos, soit lui-même citoyen athénien, ainsi que ses descendants », dit notamment ce décret, gravé dans les toutes dernières années du IVe siècle avant J-C.
Oxythémis est l’un des officiers des Antigonides, les « Rois sauveurs » qui libérèrent Athènes du joug de Cassandre en 307 av. J-C. Héroïsé par les Athéniens, ce membre de la famille princière de Larissa, en Thessalie, est fait citoyen, honneur rare réservé aux étrangers qui ont rendu de grands services à la cité. Citoyen ? L’aventure démocrate d’Athènes ne s’est-elle pourtant pas arrêtée quelques années plus tôt, après sa retentissante capitulation face aux Macédoniens (322 av. J-C) ?
Âge d’or
La fin du régime démocratique d’Athènes fait, aujourd’hui encore, l’objet d’un malentendu à la peau dure. Sur les frises chronologiques des manuels scolaires, dans les médias, il n’est pas rare de voir inscrites deux bornes, comme deux ruptures irrémédiables. Une date de naissance, d’abord, avec les réformes politiques de Clisthène en 508-507 av. J-C. Et, à l’autre extrémité, cette date de décès, 322 av. J-C, qui voit un général macédonien, Antiparos, imposer une réforme de la Constitution pour abolir les institutions athéniennes.
Entre les deux, un âge d’or, le Ve siècle av. J-C – le « beau siècle de Périclès » – au cours duquel la cité-Etat rayonne sur le monde grec. Et un premier coup de boutoir avec la Guerre du Péloponnèse (431-404 av. J-C) : sortie exsangue de la défaite contre les Spartiates, Athènes aurait progressivement périclité sous la mauvaise influence de démagogues et d’une crise des valeurs.
Survient la bataille de Chéronée (338 av. J-C) qui voit le royaume macédonien, désormais unifié, l’emporter face à une coalition menée par Athènes et Thèbes. La démocratie athénienne aurait rendu les armes seize ans plus tard, à l’issue de la guerre lamiaque qui a opposé plusieurs cités grecques aux Macédoniens. Après l’apogée de l’Athènes « classique », place à trois siècles de déclin, l’Athènes « hellénistique », au cours desquels la politeia, la citoyenneté, n’a plus cours dans la cité vassalisée.
Un problème de sources
Les historiens savent aujourd’hui qu’il n’en est rien. « Depuis le XIXe siècle existe l’idée d’un apogée de la démocratie athénienne au Ve siècle avant notre ère, puis d’un déclin qui se traduit finalement par la défaite face aux Macédoniens. Mais ce n’est qu’une crise temporaire », insiste Paulin Ismard, historien spécialiste de la Grèce antique et auteur avec Vincent Azoulay de « Athènes 403. Une histoire chorale » (Flammarion, 2020).
Plongée dans l’ombre de la gloire de l’Athènes classique, l’Athènes hellénistique est en réalité une cité encore puissante, vivante, loin d’avoir abandonné son idéal démocratique. Puissance moyenne, elle ne règne plus sur le monde grec mais cherche habilement à tirer son épingle d’un jeu diplomatique dominé par les royaumes nés du dépeçage de l’empire d’Alexandre, auquel vient se mêler l’empire Romain à compter du IIIe siècle av. J-C. Par deux fois, même, elle parvient à retrouver son indépendance.
Ce découpage historique malheureux, qui institue une rupture là où la continuité s’impose, est un problème de sources. Longtemps, les historiens se sont exclusivement appuyés sur les grands écrits pour raconter le sort de l’Athènes de la Grèce antique. Or ceux-ci sont à replacer dans le contexte de production de leur époque.
Les « vilains »
Dans « La Guerre du Péloponnèse », Thucydide trace par exemple une rupture fondamentale dans la vie politique athénienne avec la mort de Périclès, emporté par la peste en 429 av. J-C. Avec le stratège et homme d’Etat, la cité disposait d’une élite vertueuse et éclairée.
Sa perte, au début du conflit qui opposa Athènes et Sparte pendant vingt-sept ans, aurait abandonné la cité aux mains des « vilains » démagogues Cléon, Cléophon ou Hyperbolos. Jouant sur les émotions du peuple, ces derniers l’auraient mené à sa perte, notamment avec la folle et désastreuse conquête de Sicile, en 415-413 av. J-C.
« La Constitution des Athéniens », écrite à la fin du IVe siècle av. J-C et attribuée à Aristote et ses disciples, ne dit pas autre chose. « A la mort de Périclès, à la tête des gens en vue il y avait Nicias, qui mourut en Sicile, et à celle du peuple, Cléon, fils de Cléainétos, qui passe pour avoir particulièrement corrompu le peuple par ses impulsions violentes et qui fut le premier, à la tribune, à crier, à injurier, et à s’adresser au peuple avec le vêtement autour de la taille, alors que les autres parlaient en grande tenue », affirme cette diatribe contre la démocratie athénienne.
Erreurs
Longtemps, ces récits ont été considérés comme exacts, les historiens se contentant d’ajouter ça et là quelques précisions chronologiques. Thucydide ne se présente-t-il pas comme neutre, lui qui est issu de l’aristocratie athénienne mais qui put s’extraire de son camp avec son exil en Thrace ? N’est-il pas avec « La Guerre du Péloponnèse », oeuvre colossale de huit tomes, le père de la méthode historique moderne, impartiale, précise, critique ?
La confrontation avec d’autres sources – archéologiques, épigraphiques – a progressivement permis de pointer des erreurs factuelles et de relativiser la véracité de ces écrits. Depuis les années 1930, le rapport à la vérité de Thucydide est questionné, recontextualisé : il ne se serait pas agi pour lui de raconter l’histoire telle qu’elle s’est exactement passée, mais plutôt de dire, et de faire dire à ceux qu’il cite, un récit correspondant à sa vision des événements.
Le démagogue Cléon est ainsi bien plus vertueux que Thucydide ne l’a laissé croire et fut même un remarquable stratège, qui permit la victoire des Athéniens sur les Spartiates à Pylos. La mort de Périclès, elle, n’a, en réalité pas produit de coupure dans la conduite de la cité athénienne.
Trou noir
De même, la décadence d’Athènes tout au long du IVe siècle av. J-C, racontée par les très critiques Platon et Aristote, est une vision subjective. La démocratie, régime vaincu par Spartes, est certes remise en cause ; mais cette époque de grands bouleversements socio-économiques est aussi marquée par la résilience des institutions, que les Athéniens remodèlent pour ne pas revivre les erreurs du passé.
La période voit ainsi poindre plusieurs innovations institutionnelles, comme l’indemnité de participation à l’assemblée ou la refondation de la procédure de l’eisangélie, l’accusation de haute trahison, qui permet un plus grand contrôle des élites. « L’Athènes du IVe siècle est plus démocratique que celle du Ve siècle », pointe Paulin Ismard.
Décadente
Il y a, enfin et surtout, une vie politique, culturelle et religieuse à Athènes après 322 av. J-C. « La cité grecque n’est pas morte à Chéronée », a répété toute sa vie le célèbre épigraphiste Louis Robert. Depuis le tournant du XXe siècle, l’épigraphie, l’étude scientifique des inscriptions gravées dans les matériaux non périssables (comme les stèles de marbre) a levé bien des voiles sur cette époque longtemps jugée comme décadente.
C’est qu’à la différence des grands écrits, la documentation épigraphique de la Grèce antique (décrets, lois) ne souffre pas d’interruption et est relativement abondante, quoique dispersée. Que dit-elle ? Qu’en dépit des nombreuses occupations étrangères, de périodes d’oligarchie où la démocratie n’est plus qu’une façade, l’Athènes du IIIe siècle av. J-C ne saurait être assimilée à une cité en déclin. Portée par son glorieux passé, elle incarne encore un phare culturel et intellectuel et navigue entre les puissances.
Autonome
De 287 à 262 av. J-C, appuyée par le roi Ptolémée, Athènes se libère de l’étreinte du roi de Macédoine, Démétrios Poliorcète. Elle jouit alors d’une totale liberté politique, reprend possession du port du Pirée vers 280 av. J-C et participe même à la coalition militaire grecque contre les Galates, signe d’une cité autonome pouvant temporairement dégarnir ses défenses.
De 229 à 200 av. J-C, les Athéniens se défont à nouveau du pouvoir royal macédonien grâce à un souverain de la dynastie lagide, Ptolémée III. Ils se livrent alors à une foule de réformes, preuve d’une vitalité démocratique. En signe de gratitude envers leur protecteur, une nouvelle tribu est créée, ce qui modifie profondément le cadre des institutions politiques (Conseil, collège des magistrats). Les décrets d’octroi de la politeia reprennent.
Oligarchisation
Le déclin, tardif et progressif, n’intervient donc pas avant le courant du IIe siècle av. J-C. « On voit alors les mêmes familles revenir fréquemment au pouvoir, les mécanismes de contrôle des magistrats par le peuple, notamment au niveau financier, devenir de moins en moins rigoureux. Un processus d’oligarchisation se met en place », décrit Paulin Ismard.
La cité compose, parallèlement, avec la présence de plus en plus encombrante de l’empire Romain. Alliés précieux face à la Macédoine, protecteurs respectueux qui lui restituèrent d’anciennes possessions et lui conférèrent le statut de « ville libre », les Romains deviennent envahisseurs après la volte-face athénienne de la première guerre de Mithridate. La prise de la ville, en mars 86 av. J-C par le général Sylla qui commande les légions romaines, marque la fin d’une époque. Une date peut-être plus opportune pour marquer le point final de la démocratie athénienne.