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UNE DÉMOCRATIE SANS IMPÔTS

Périclès, vers 500 av. J.-C., avec des artistes et philosophes (tableau de 1912). Aristote lui prête l’intention de payer la participation au Conseil et au Tribunal populaire sur fonds publics. Dans la cité grecque, ce n’est pas l’usage : la fortune est un élément essentiel du combat politique.

ARTICLE – Grèce antique : quand l’impôt direct n’existait pas

La Grèce antique ne taxe pas les patrimoines et les revenus. Mais les riches sont incités, par civisme et pour leur gloire, à être des bienfaiteurs de la cité.

Périclès, vers 500 av. J.-C., avec des artistes et philosophes (tableau de 1912). Aristote lui prête l’intention de payer la participation au Conseil et au Tribunal populaire sur fonds publics. Dans la cité grecque, ce n’est pas l’usage : la fortune est un élément essentiel du combat politique. NPL/OPALE.PHOTO

Par Maurice Sartre

Extrait d’un article paru dans L’Histoire n°189. Il est republié dans Challenges à l’occasion du dossier sur les 500 plus grandes fortunes de France.

Evoquant les débuts politiques de Périclès, à la fin des années 460 av. J.-C., Aristote raconte que, pour capter la bienveillance des citoyens, celui-ci aurait eu l’idée de faire rétribuer sur fonds publics l’appartenance au Conseil et au Tribunal populaire. Dans la cité grecque, la fortune constitue un élément essentiel du combat politique : moins riche que Cimon, son adversaire, Périclès n’aurait eu aucune chance de parvenir au pouvoir. Pourtant, le récit d’Aristote constitue une exception : on ne connaît aucune autre attestation de ce genre de pratique.

Lorsque les Grecs évoquent les relations entre argent et pouvoir, entre richesse et cité, c’est en général sur un tout autre mode. Même lorsqu’ils ne recherchent pas le pouvoir, les riches sont tenus de contribuer aux dépenses de la cité. Socrate décrit à la fin du Ve siècle av. J.-C. le comportement qu’impose sa fortune au riche Critobule : « Je te vois contraint à sacrifier souvent et largement, sinon tu ne serais bien accueilli ni par les dieux ni par les hommes. »

Des comportements différents de ceux du contribuable moderne

La cité ne transigera pas sur ce qu’elle exige de lui : financer les représentations dramatiques, diriger et entretenir un gymnase, présider une fête ou un concours qu’il aura contribué à payer, équiper un bateau à ses frais, etc. Des charges si lourdes qu’il risque d’y laisser sa fortune.

Comme le dit un héros de comédie à la fin du IVe siècle av. J.-C. : « Tout être humain qui s’imagine détenir pour la vie une chose qu’il possède se trompe fort. Un impôt extraordinaire viendra lui arracher toute sa fortune. » Plainte classique des riches écrasés par le fisc ? Sans doute, mais la réflexion finale de Socrate propose une explication qui va plus loin : le riche qui se déroberait à ses obligations se verrait reprocher, en quelque sorte, de voler l’argent du peuple.

L’idée que quiconque a les moyens doit participer financièrement au fonctionnement de la cité est sans doute aussi vieille que la cité elle-même, et anticipe la notion d’impôt. Mais la cité grecque en a fait une application telle qu’elle a institué des comportements bien différents de ceux du contribuable moderne.

Les riches au pouvoir

Aucune cité n’exige d’impôt régulier sur la fortune ou le revenu, ni même de capitation. Sans que le trésor public soit démuni, elle se trouve donc loin de pouvoir faire face à l’ensemble des dépenses qu’exige le fonctionnement des institutions. En plus de l’emprunt et des souscriptions plus ou moins volontaires, on a donc recours au système des liturgies, c’est-à-dire à l’obligation légale faite à chaque citoyen riche de prendre en charge directement le financement d’une dépense publique.

La personnalisation du financement public attire l’attention de chacun sur le généreux ou l’avare, sur le fastueux ou le pingre. Une certaine émulation s’établit ainsi entre des individus qui tiennent à éblouir non pas tant dans l’espoir d’obtenir le pouvoir que dans le souci d’affirmer un rang social. Même dans la cité démocratique que fut Athènes entre les années 460 et 330‑320 av. J.-C., ce sont les riches qui ont occupé les postes de pouvoir.

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L’absence de rétribution de la plupart des fonctions publiques, le prestige d’une éducation et d’une tradition familiale sont autant de raisons qui conduisent au gouvernement les membres en vue des riches familles. Certes, le peuple exerce sur eux un contrôle pointilleux, parfois tyrannique, et les luttes des factions pour gagner la faveur populaire n’excluent pas le recours à la corruption, donc à l’argent.

Honnoré pour services rendus

Mais, encore une fois, même au plus fort des combats politiques du IVe siècle av. J.-C., jamais personne ne songe à accuser son adversaire d’avoir payé les citoyens pour gagner leurs suffrages. Au contraire, on lui reproche plutôt de n’avoir pas assez dépensé au profit de la cité. Aussi Démosthène s’exclame-t-il en accusant Eschine : « Quel secours en argent as-tu, en bon citoyen, avec solidarité, apporté aux riches et aux pauvres ? »

Démosthène 
(384-322 av. J.‑C.), sculpture en marbre. Homme d’Etat athénien, il s’adresse ainsi à Eschine, l’un de ses pairs : « Quel secours en argent as-tu, en bon citoyen, avec solidarité, apporté aux riches et aux pauvres ? »

Démosthène 
(384-322 av. J.‑C.), sculpture en marbre. Homme d’Etat athénien, il s’adresse ainsi à Eschine, l’un de ses pairs : « Quel secours en argent as-tu, en bon citoyen, avec solidarité, apporté aux riches et aux pauvres ? » Crédit: NPL/opale.photo

S’établit ainsi l’idée que la richesse des uns doit profiter à la communauté tout entière. Et peu à peu, il sembla normal non seulement que chacun donne ce que la cité lui réclame, mais qu’il fasse un peu plus. Dès le IIIe siècle av. J.-C., des citoyens riches furent honorés de décrets publics pour avoir fait des cadeaux en argent.

A Samos, en 243-242 av. J.-C., lors d’une crise d’approvisionnement en blé, un certain Boulagoras a avancé à la cité l’argent dont elle avait besoin et a financé une ambassade à Alexandrie. Près d’un siècle plus tard, un notable d’une petite cité lycienne est honoré par sa cité pour l’ensemble des services rendus. On souligne qu’il a refusé de toucher sa solde de cavalier et qu’il a accompli ses ambassades sans demander de frais de voyage.

Du choix individuel au comportement attendu

Les malheurs qui s’abattent sur une bonne partie du monde égéen à la fin du IIIe et au début du IIe siècle av. J.-C., l’épuisement consécutif des finances publiques et peut-être aussi un accroissement considérable dans les écarts de fortune, accélèrent ce processus. Les inscriptions en faveur des généreux bienfaiteurs font état de sommes de plus en plus importantes.

A Milet, au début du IIe siècle av. J.-C., Eudèmos promet de donner une somme de dix talents pour financer une école publique. Les fonds seront gérés par la cité, et Eudèmos n’a aucun pouvoir d’agir à sa guise dans le recrutement des maîtres. Ce qui n’était au départ qu’un choix individuel et volontaire finit donc par devenir un comportement attendu de tous les riches et, en particulier, de tous ceux qui exerçaient des charges publiques.

Ce qui n’était autrefois considéré que comme une charge financière inévitable, les liturgies, devient pour ceux qui les remplissent un nouveau titre de gloire. Les décrets honorifiques qui se multiplient pour remercier les généreux donateurs – les évergètes – mettent sur le même plan les fonctions politiques les plus prestigieuses et les liturgies les plus coûteuses.

Dépendance des cités à l’égard des riches

Le rôle croissant de la fortune finit par atténuer les pratiques d’exclusion sur lesquelles est fondée la cité grecque. La richesse peut se trouver entre les mains de femmes, d’enfants ou d’étrangers qui acquièrent un rôle nouveau dans la cité. On voit des femmes devenir évergètes. Et des étrangers, notamment des résidents romains. Le passage progressif de la Grèce (vers 148-146 av. J.-C.) puis de l’Asie Mineure (133 av. J.-C.) sous la domination de Rome ne change pas fondamentalement la situation.

La cité grecque continue à constituer la cellule administrative et politique de base. Mais les ravages que subit le monde grec aggravent la dépendance des cités à l’égard des riches. Parallèlement, on observe le surgissement de fortunes considérables, telles qu’on n’en avait jamais vu auparavant.

Au plus noir de la crise, alors que les cités en sont réduites à hypothéquer les bâtiments publics ou à vendre la citoyenneté, les prêtrises et les œuvres d’art pour faire face aux exactions des publicains et des généraux romains, un simple particulier comme Pythodôros de Nysa est capable de payer une indemnité de 2 000 talents à César, sans s’en trouver ruiné. Des hommes seuls parviennent ainsi à faire survivre leur cité, à s’acquitter en son nom d’un tribut écrasant ou de réquisitions imprévues. Qui refuserait alors de leur accorder le titre de sauveur ?

Du volontariat à la contrainte

L’argent est donc devenu indispensable à l’exercice du pouvoir et Rome n’a pas tardé à mettre en place une législation précisant les obligations financières des hommes qui dirigent les cités. Une coutume romaine jusque-là inconnue des cités grecques fait alors son apparition : le versement de la summa honoraria, c’est-à-dire l’obligation faite à quiconque obtient une charge publique ou entre au conseil de verser une somme convenue ou de faire un cadeau à la cité.

On passe du volontariat à la contrainte, sociale ou légale. Certes, il reste toujours des riches généreux, prêts à donner plus que ce qui est prévu par la loi et soucieux de faire mieux que leurs ancêtres ou que leurs compatriotes : ce sont eux que l’on trouve mentionnés dans les innombrables décrets honorant les évergètes. Cependant, après les années 220-230, ces textes se raréfient, comme si la générosité s’épuisait. Le mouvement de fuite des notables devant le coût du pouvoir a commencé.

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