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OCHLOCRATIE OU DÉMOCRATIE ? LE DÉSORDRE AU POUVOIR

ARTICLE – De la démocratie à l’ochlocratie : comment gouverner les Français ?

Les Français geignards rêvent d’un pouvoir dans lequel la foule peut imposer sa volonté, mais aussi ses intérêts catégoriels. Avec, comme recours, l’attente d’un sauveur plébiscité plutôt que la conciliation.

Rassemblement place de la République, à Paris, pour fêter les résultats du second tour des législatives, le 7 juillet 2024. A l’assemblée nationale, on ne voit que des groupes et des partis clamer leur volonté d’appliquer leur programme, « tout leur programme », alors qu’aucun d’eux ne dispose de la majorité nécessaire.STEPHANE LAGOUTTE / MYOP

Le soir du 7 juillet 2024, la France républicaine et démocratique a poussé un soupir de soulagement. Le spectre de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, qui la hantait depuis les élections européennes de juin, s’est dissipé, au moins temporairement. Toutefois, la nouvelle Assemblée, composée de trois blocs principaux, suggère aux observateurs une autre hantise : l’ingouvernabilité, aucune majorité nécessaire à un gouvernement se révélant possible. Une nouvelle fois, la France entre dans l’incertitude des lendemains.

Dans l’imaginaire collectif des Français, leur pays est l’un des plus beaux du monde, grâce à une ­géographie exceptionnelle et une civilisation au ­rayonnement universel. Au XVIIIe siècle, le français était la langue internationale, celle de la diplomatie et de la science ; ses écrivains étaient partout lus, traduits, imités ; ses artistes, ses ateliers, mais aussi ses mœurs donnaient le ton.

Une faiblesse politique

Les idées politiques ont complété ou relayé l’influence proprement culturelle : les aspirations à la liberté et à l’égalité, le principe de nationalité, l’idéal de la démocratie, les XIXet XXe siècles sont pleins de la pénétration des idées françaises. En novembre 1956 encore, lorsque les chars soviétiques ont écrasé la révolte de Budapest, ils ont été accueillis par La Marseillaise des insurgés. Enfin, le général de Gaulle, devenu président de la République, a réinsufflé à la France empêtrée dans ses guerres coloniales archaïques une idée de la grandeur, perdue depuis 1940.

Nous sommes, en ces débuts du XXIe siècle, devenus plus modestes. Réduits au sixième ou septième rang des économies mondiales, nous ne pesons plus très lourd face aux Etats-Unis, à la Chine, à l’Inde. Reste peut-être un art de vivre qui nous est envié, selon les enquêtes internationales.

Notre faiblesse est avant tout politique : une incapacité à traduire tous ces atouts, ce patrimoine historique et culturel, en pratique démocratique. Ça ne date pas d’hier. La Révolution de 1789 a abattu l’ancien régime des ordres et des privilèges ; elle a proclamé les droits de l’homme et du citoyen ; elle a ouvert les portes de la liberté. Mais elle a échoué à donner au pays des institutions politiques durables et acceptées. Coups d’Etat, restaurations, insurrections se sont succédé.

Etre reconnu, sans être dominé

A travers les siècles, les Français se révèlent de farouches individualistes. Leur première, leur plus grande passion a été de posséder leur terre. Avec une longue patience, que la Révolution et l’Empire ont officiellement soutenue et renforcée, ils sont devenus pour beaucoup des propriétaires. Petits, modestes sans doute, mais fiers de se dire « chez eux ». Etre libre sur son champ libre, voilà l’idéal. De tous les grands pays d’Europe, la France est restée longtemps un pays de civilisation rurale, dont la petite et moyenne propriété – celle qu’on a ou celle qu’on rêve d’acquérir – a été la base économique et sociale.

Cette structure agraire a certainement compté dans la psychologie collective du pays. Pour ces paysans, délivrés des droits seigneuriaux, la terre a été une passion dominante. Mais comme on sait, l’enfer, ce sont les autres. Le voisin, qui empiète ; le citadin, qui menace d’acheter ; le vagabond, qui chaparde ; le politicien, qui pourrait faire des lois remettant en cause son « autarchie » ; le partageux, qui voudrait socialiser les champs… Le petit propriétaire a tendance à se sentir en danger permanent, en face, non seulement des « gros », mais aussi de ses semblables et rivaux. Son idéal est celui d’une société égalitaire, où il puisse être reconnu, sans être dominé. Il y a de la fierté dans cette attitude d’indépendance, mais aussi son corollaire : la méfiance.

L’ochlocratie ou le pouvoir de la rue

L’urbanisation et l’industrialisation de la France n’ont pas aboli cet individualisme d’origine terrienne ; elles l’ont transposée dans une « société d’individus » moderne, qui prend souvent l’apparence aussi d’une société d’« individus collectifs », selon l’expression d’Alexis de Tocqueville. Ce qui dans notre langage peut se traduire par « corporatisme ».

Les cheminots, les agriculteurs, les marins pêcheurs, les routiers, les enseignants, les aiguilleurs du ciel, les automobilistes, les 20 ou 36 syndicats qui se disputent les salariés d’Air France… Combien de groupes, de groupuscules, de catégories qui s’estiment lésés et qui défendent leur rang, leurs droits, leurs avantages acquis, leurs statuts, leurs revenus, quitte à mettre le feu au pays ?

Répétition des grèves, des manifestations, des assauts ou des incendies de préfectures, des blocages d’autoroutes et de voies de chemin de fer, des échauffourées contre les camionneurs étrangers, tout le monde se plaint de tout, mais personne ne se plaint de la même chose. En termes savants perce l’ochlocratie, c’est-à-dire le pouvoir de la rue, qui passe pour notre manière de (mal) vivre ensemble. Un jour ou l’autre, ces mécontentements épars, voire contradictoires, finissent par se fédérer. Ainsi se forme le populisme, qui a trouvé le slogan rassembleur : le peuple contre les élites.

La nécessité de l’homme fort

Le « petit » qui râle et le « moyen » qui geint exigent l’un et l’autre d’être défendus, ou du moins rassurés. Dans sa passion égalitaire (la haine du « gros »), ils en appellent logiquement au pouvoir fort. Ce système qui allie l’individualisme égalitaire à l’autorité nécessaire a trouvé sa meilleure expression dans le bonapartisme.

Il s’appuie pourtant sur une fiction : un suffrage universel qui assure en principe l’égalité politique entre les citoyens ; mais aussi sur une réalité : la confiscation du pouvoir par un régime centralisé, dont le préfet, création napoléonienne, est le symbole agissant dans les départements.

Quand la IIIe République tente d’en finir avec cette formule du « chacun pour soi et l’Empereur pour tous », on assiste à des assauts répétés contre le régime parlementaire, réputé instable, inefficace, corrompu : il faut un homme fort. Vive le général Boulanger ! Lui balayera la racaille qui se goberge au pouvoir. Le syndicat des mécontents n’a d’autre solution que d’en appeler au Chef. Le schéma se reproduit pendant l’affaire Dreyfus, entre les deux guerres, et le péristyle du Palais-Bourbon tremble : qui viendra ? Quel sauveur ? Quel homme providentiel ? Quel Hercule pour nettoyer les écuries d’Augias ? « C’est Pétain qu’il nous faut ! » clamait l’ex-socialiste Gustave Hervé (1871-1944) au mitan des années 1930. Quelques années plus tard, en 1940, les Français furent servis. Une bonne partie d’entre eux adhéra, au moins provisoirement, au régime d’ordre enfin trouvé.

L’impossible société autodisciplinée

Pourquoi sommes-nous encore aujourd’hui dans le monde occidental le seul pays qui accorde tant de pouvoirs à un président de la République et où le système parlementaire paraît promis à une fragilité de nature ? La Constitution gaulliste, c’est sa force, a pris en compte les tendances historiques d’une nation qui n’est pas portée, c’est le moins qu’on puisse dire, à la discipline collective, et dans laquelle le quant-à-soi de chacun interdit les solidarités durables qui font la force de la cité.

Au-delà de cette instabilité endémique et du recours à l’autorité suprême, on peut rêver d’un autre système, celui qui allierait le goût de la liberté et l’acceptation de la responsabilité collective. Pour nos habitudes de pensée, c’est une façon de marier l’eau et le feu. L’idée répandue de la liberté, c’est de « faire ce qu’on veut » – ce qui aboutit à l’intervention nécessaire du gendarme. Une société autodisciplinée n’en a pas besoin.

Evidemment, un pareil état de civilisation n’a jamais été atteint. Du moins existe-t-il des degrés dans l’incapacité des groupes et des nations à respecter la loi qui permet de vivre ensemble. Dans l’Hexagone, César est le complément normal des tribus gauloises qui ne sont pas capables de s’entendre entre elles.

Tout déraille en 2017 avec Emmanuel Macron

En parlant de ses compatriotes à son ministre Alain Peyrefitte, de Gaulle faisait ce constat : « Leurs forces, c’est leur bravoure, leur générosité, leur désintéressement, leur impétuosité, leur curiosité, leur capacité d’invention, le don qu’ils ont gardé de s’adapter aux situations extrêmes. Leurs faiblesses, ce sont les clans, l’intolérance réciproque, leurs brusques colères, les luttes intestines, la jalousie qu’ils portent aux avantages que d’autres Français peuvent acquérir. » La situation de l’Assemblée nationale au lendemain des législatives du 7 juillet dernier illustre cet esprit clanique : on ne voit que des groupes et des partis clamer leur volonté d’appliquer leur programme, « tout leur programme », alors qu’aucun d’eux ne dispose de la majorité nécessaire.

La France a connu quinze constitutions ou textes constitutionnels dans son histoire depuis 1791 et une multiplicité de révolutions, de coups d’Etat, d’insurrections, de luttes des classes parfois sanglantes et, pis encore, la guerre civile. Un certain moment de grâce est advenu avec la VeRépublique et la fin de la guerre d’Algérie. L’instabilité permanente prenait fin, sans remettre en question les libertés.

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L’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 réalisait l’alternance qui en est le gage. Tout déraille en 2017 avec Emmanuel Macron et la fin de la bipartition droite-gauche. Pour la première fois, le centre prenait le pouvoir au détriment des deux partis de gouvernement et au bénéfice des extrêmes montés en puissance, rendant l’alternance impossible.

Vers une nouvelle ère démocratique ?

Les élections de 2022 ont achevé de détraquer le système. Cette fois, pas de majorité absolue et, par l’absence de culture de compromis, nulle coalition possible, au contraire des autres pays européens. Le diagnostic de Georges Pompidou dans son livre Le Nœud gordien, selon lequel les Français présentent « une inaptitude naturelle profonde à être gouvernés », serait-il définitif ? Le problème n’est-il pas plutôt qu’ils n’arrivent pas à se gouverner par eux-mêmes ?

Peut-être à force de crises, parviendrons-nous à un rééquilibrage des pouvoirs, à la fin de l’absolutisme présidentiel, à l’acquisition de cette culture de conciliation qui permet les alliances nécessaires, à l’entrée de la France – enfin ! – dans une ère démocratique. Nous en sommes encore loin.

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