
ARTICLE / Comment expliquer qu’il y ait autant de faux dans les musées?
Et combien y en a-t-il? Entre l’omerta des institutions culturelles et le manque de réglementation du marché, difficile de démêler le faux du vrai.
Blanchiment d’argent, contrefaçons, pillages… Interpol classe la criminalité liée au marché de l’art au «quatrième rang des crimes transnationaux». L’Unesco et le département de la Justice des États-Unis lui octroient même la troisième place sur le podium «des flux illicites en termes de volumes, derrière la drogue et les armes».
Le business de l’art est une juteuse industriedont le mode de fonctionnement échappe même à ceux qui l’alimentent et qui cultive religieusement l’opacité. Rien d’étonnant à ce que les estimations du nombre d’œuvres faussement attribuées exposées dans les musées soient aussi variées. Selon certains, 10% des collections. Peut-être le double. Et pourquoi pas 40%, interrogent d’autres acteurs du marché?
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Les chiffres varient selon les catégories d’œuvres et périodes de création, comme l’explique Yann Walter, directeur du Fine Arts Expert Institute, laboratoire d’analyses scientifiques d’œuvres d’art du Port franc de Genève (insondable caverne d’Ali Baba où des trésors acquis légalement ou par des moyens frauduleux échappent à la taxation et à la curiosité).
D’après lui, il y aurait notamment entre 80 et 90% de faux dans l’avant-garde russe et jusqu’à 90% dans la céramique chinoise en circulation. Les œuvres de la Renaissance et du mouvement impressionniste sont également largement concernés, affirme-t-il.
Seule certitude: le marché des «faux» n’est pas nouveau. «La volonté de tromperie existait déjà 3.000 ans avant notre ère», assure Anne Bouquillon, chef du groupe Objet du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) dans le Journal des Arts. Ainsi, il y a 2.000 ans, des sculpteurs romains écoulaient de prétendues statues grecques antiques. Et à la mort de Pieter Bruegel l’Ancien en 1569, de fausses œuvres de lui ont fait leur apparition.
Marché de l’art, marché de dupes?
Longtemps, les musées ont ouvertement montré ces œuvres qu’ils avaient crues authentiques, souvent à des fins pédagogiques et dans l’espoir de sensibiliser le public. On apprend beaucoup sur l’évolution des goûts et du marché à travers l’offre des faussaires. Pour Anne Bouquillon, il s’agit d’un «écosystème» à part entière, «une vraie question de société qui traverse toutes les époques avec des effets de mode». Mais la perpétuelle métamorphose économique du marché de l’art a entraîné une modification de certaines pratiques.
Il a fallu cinq ans d’enquête au journaliste Vincent Noce pour écrire son livre consacré au faussaire Giuliano Ruffini. Ce marchand d’art franco-italien est soupçonné d’avoir, depuis les années 1990, berné experts et maisons de ventes, vendant des dizaines de faux tableaux de maîtres anciens à divers musées (dont le Louvre) ou collectionneurs privés (comme le prince du Liechtenstein, acquéreur d’une Vénus contrefaite attribuée à Lucas Cranach l’Ancien pour 7 millions d’euros). Après avoir été dénoncé par un «corbeau» dont l’identité n’aurait jamais été découverte, Ruffini le rufian a pris en 2016 (couronnée «année du faux» par le magazine Artnet) la décision de faire connaître sa douteuse version des faits par voie de presse.
Certains collectionneurs ou conservateurs auraient dépensé jusqu’à 200 millions d’euros pour acquérir les rarissimes œuvres «dénichées» par le marchand franco-italien. Bien mal acquis a pourtant profité puisque Giuliano Ruffini, «peut-être l’un des faussaires les plus brillants qui aient existé» selon Vincent Noce, reste à ce jour en liberté.
Son argument de défense? Il n’a jamais lui-même déclaré qu’il s’agissait de toiles de maître. Ce sont les spécialistes de ces artistes, les experts des musées et maisons de ventes aux enchères qui les auraient déclarées authentiques.
La loi du silence
Qu’en disent ces derniers? Officiellement, presque rien. Vincent Noce fustige la propension actuelle des musées à se murer dans le silence pour protéger leur réputation: «Dès qu’une œuvre suscite doutes et problèmes, ces institutions se montrent obsédées par les apparences au détriment de leur responsabilité envers la société.» Un expert qui reconnaît s’être fait duper risque de perdre son autorité; les musées préfèrent donc décrocher les œuvres suspectes et les remiser dans les réserves. Mais toutes ne sont pas identifiées.
«Corot est l’auteur de 3.000 tableaux dont 10.000 ont été vendus aux États-Unis». Quatre-vingt-dix ans après cette saillie du critique René Huyghe, la réputation de Camille Corot (1796-1875) en souffre encore. Même le Louvre s’est fait duper, m’assure un jour un marchand parisien en tableaux anciens. Il est persuadé –non, il sait– que le musée le plus visité au monde expose des œuvres faussement attribuées à celui que Monet considérait comme «le seul maître» et Degas «le plus grand». D’après lui, Corot aurait participé à l’embrouillamini en signant, par générosité, les œuvres d’élèves ou d’amis fauchés. Il n’a pas de preuves –non, mais c’est de notoriété publique!
Une petite histoire des œuvres spoliées du Louvre, de Napoléon à aujourd’hui
Si les faux Corot ont pullulé, avance Gérard de Wallens, c’est à cause de l’avidité de certains acteurs du marché. Quand le peintre disparaît en 1875, ses études préparatoires aux grandes œuvres officielles sortent soudainement de l’atelier. «Or», détaille le chercheur et spécialiste de l’artiste, «des hagiographes et des marchands ont essayé de surévaluer ces œuvres et de repositionner Corot comme un précurseur de l’impressionnisme. […] Cette prétendue paternité donnait une image plus moderne, plus vendeuse, de Corot.»
Opportunisme
Mais ces croquis et ébauches étaient aussi bien plus faciles à falsifier qu’une œuvre achevée. À la fin du XIXe siècle circule ainsi sur le marché une «production industrielle de faux Corot». Pour enrayer le problème et protéger son œuvre, un catalogue raisonné(l’ouvrage de référence réunissant l’ensemble des œuvres connues d’un artiste) a été publié. Il a malheureusement eu l’effet contraire: «Il a été détourné comme une sorte de réservoir d’images pour les faussaires qui ont produit des milliers de contrefaçons. Comme l’artiste travaillait beaucoup par séries, il était tentant d’ajouter une énième variation à un ensemble.»
L’anecdote illustre l’importance de la notion d’opportunisme dans ces pratiques criminelles. Entre 2013 et 2016, les autorités syriennes ont saisi (sur place et au Liban) environ 7.000 antiquités volées par des trafiquants. Stupéfaction: 70% d’entre elles se sont révélées fausses.
«Le plus surprenant, c’est la manière dont musées, galeristes, maisons de ventes n’ont pas cherché à savoir l’historique des toiles, se laissant séduire par la finesse des reproductions.»
Vincent Noce, journaliste, auteur de L’Affaire Ruffini
Anne Bouquillon cite l’exemple de la déferlante de faux objets d’art extra-occidental et du Proche-Orient qui a coïncidé avec l’ouverture du Musée du quai Branly en 2006, astucieusement présentés comme des pièces rarissimes ou uniques: l’absence de références les rendaient ainsi particulièrement compliquées à identifier ou à dater.
Mais comment les plus grands musées du monde, dotés de moyens leur permettant d’utiliser les plus récentes techniques d’analyse des œuvres qui leurs sont proposées, se laissent-ils si aisément berner? La provenance des œuvres vendues par Ruffini (qui pourraient se compter en centaines) était floue et invérifiable, ce qui aurait immédiatement dû déclencher la méfiance.
Or, de Londres à New York, cela n’a pas empêché les plus grands musées de les exposer. De toute cette affaire, Vincent Noce retient que l’aspect «le plus surprenant, c’est la manière dont musées, galeristes, maisons de ventes n’ont pas cherché à savoir l’historique des toiles, se laissant séduire par la finesse des reproductions».
L’IA signera-t-elle la fin des faussaires d’œuvres d’art?
La raison de leur imprudence? Les musées souffrent de FOMO (acronyme de «fear of missing out», ou la peur de passer à côté de quelque chose). Les faussaires et leurs complices jouent sur la crainte des institutions à se voir souffler le potentiel «gros coup» par un concurrent. Et le rush d’adrénaline, celui qui s’empare des acheteurs dans une vente aux enchères, leur fait parfois oublier mesure et discernement.
Dans les années 1980, le J. Paul Getty Museum en Californie a acquis une rarissime statue grecque (kouros) datée du VIe siècle avant J.-C. Son état de conservation était inouï –ce qui en soi était suspect– mais les analyses avaient confirmé la datation. En dépit des mises en garde d’experts qui jugeaient l’arnaque flagrante, le musée a déboursé 10 millions de dollars. Finalement retirée des galeries en 2018, son cartel la présentait comme étant soit une antiquité «datée de 530 avant J.-C., soit une contrefaçon moderne».
Raconte-moi une histoire
Aussi, vouloir croire en une belle histoire, c’est humain. Alors quand le Musée de la Bible de Washington a acquis les fragments des manuscrits de la mer Morte, plus ancienne copie de la Bible hébraïque, les signaux d’alerte ont été ignorés; en guise de parchemin, il s’agissait de cuir, de plus traité à la chaux et imbibé d’une encre trop brillante pour être crédible.
Enfin, les faussaires sont souvent de formidables storytellers. En 2012, un jeune commissaire-priseur américain nommé Michael Barzman vendait sur eBay plusieurs dizaines d’œuvres inédites de Jean-Michel Basquiat. La description laissait entendre qu’il n’avait jamais entendu parler du peintre qui signait «Jean Michele [sic] Basquiat» ou «Samo» («same old shit»). Il les aurait trouvées par hasard dans un espace de stockage ayant appartenu à un célèbre producteur (dont le lien amical avec Basquiat était connu) et les aurait même jetées à la poubelle avant de se raviser.
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Un Basquiat pour quelques centaines de dollars? Les acheteurs ont contacté les plus grands spécialistes du peintre et le verdict est tombé: non seulement elles étaient authentiques, mais il s’agissait des meilleures qu’il ait jamais faites –«mieux conçues, dessinées, colorées et exécutées que les œuvres du catalogue raisonné», en a conclu l’examinateur médico-légal dans son rapport. Dix ans plus tard, vingt-cinq d’entre elles étaient exposées à l’Orlando Museum of Art. L’exposition a fait salle comble, la boutique du musée a doublé son chiffre d’affaires. Puis le FBI est venu décrocher les œuvres: Barzman avait finalement avoué les avoir gribouillées en moins de vingt minutes chacune avec l’aide d’un complice.
Mais, d’ailleurs, «des chefs-d’œuvre sur eBay?» vous direz-nous. C’est pourtant bien sur ce site qu’un conservateur du British Museum a écoulé, entre 2017 et 2023, plus de 2.000 artefacts antiques qu’il avait volés à la vénérable institution. Allez comprendre…
Gauguin et goguenardises
Dans l’affaire des Basquiat ou des toiles de maîtres de Ruffini, les experts étaient-ils aveuglés ou de mauvaise foi?
Il y a quelques années, le J. Paul Getty Museum (encore lui) a ignoré les messages d’un lanceur d’alerte qui mettait en doute l’authenticité de la Tête avec cornes sculptée en 1894 par Paul Gauguin, achetée plusieurs millions de dollars. D’après lui, il se serait agi d’un faux récent ou peut-être même ancien (il affirme que le marchand original de Gauguin, Ambroise Vollard, aurait en apprenant la fin imminente de son poulain décidé de faire fabriquer de fausses œuvres), mais en aucun cas d’une pièce authentique.
Si elle n’a pas prêté l’oreille, c’est que la direction du musée était pleinement rassurée quant à la provenance de l’œuvre: la galerie Wildenstein lui avait vendu la sculpture. Certes, il n’existait aucune trace de l’œuvre antérieure à cette photo prise en 1993 quand Wildenstein & Company l’avait rachetée à un collectionneur suisse anonyme. Mais personne ne pouvait mieux connaître l’œuvre de Gauguin: c’est l’institut fondé par la même dynastie de marchands qui est à l’origine du catalogue raisonné de l’artiste!
La rumeur continuait d’enfler, encourageant le Getty Museum à consulter Anne Pingeot (mère de Mazarine), conservatrice au Musée d’Orsay. Les francs doutes émis par cette dernière ont été prestement balayés par Sylvie Crussard, une autre des grandes spécialistes françaises du peintre. Laquelle se trouve être l’autrice du catalogue raisonné de Paul Gauguin édité par l’institut Wildenstein, depuis discrédité à la suite de scandales retentissants. En 2019, la tête à cornes est allée rejoindre le kouros grec dans les réserves du Getty Museum.
Les arcanes du marché de l’art sont décidément impénétrables. Et elles entendent bien le rester.