
ARTICLE – Le grand tabou : et le vrai coût de l’insécurité pour la France est de…
ATLANTICO – Christophe Eoche-Duval vient de publier un livre sur le prix de l’insécurité à payer. On
Atlantico : Vous venez de publier « Le prix de l’insécurité : Enquête sur une défaillance d’État » aux éditions Eyrolles. Alors que les faits divers et les homicides sont au cœur de l’actualité, un élément n’est jamais évoqué, il s’agit du coût que cela représente pour le pays. A combien chiffrez-vous ce coût ? Quelle a été votre méthode pour comptabiliser ce coût de l’insécurité ? Quelles sont les distinctions entre coût public et coût privé ? Qui en porte la charge ?
Christophe Eoche-Duval : Je vous remercie de relever, comme moi, l’étrangeté que cette question ne soit pas débattue dans notre pays ! J’ai dû dans mon essai, qui recense quelques travaux existants, hélas parcellaires, notamment ceux du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) du CNRS ou de l’économiste Jacques Bichot, me livrer à une forme d’enquête. Elle révèle une forme de scandale pour les citoyens : il n’y a pas en France de comptabilité publique de la sécurité, autrement du coût annuel de l’insécurité.
Ce qu’on appelle les coûts publics de sécurité sont les budgets de sécurité consacrés par les ministères (intérieur, justice…) et, essentiellement, les communes (coûts liés à leur police municipale…). Les coûts privés de la sécurité sont les dépenses des ménages et des entreprises se rajoutant pour être plus en sécurité, malgré les policiers dans la rue. Je renvoie le lecteur à cette enquête, vraiment édifiante. Il y enfin ce que les économistes appellent les coûts cachés, ceux qui s’ajoutent aux deux précédents, qui sont plus apparents. Un exemple : la victime tombe malade de son traumatisme, sera moins productive au travail après son choc à vie, fera plus d’absentéisme, etc. Ce sont des coûts cachés, pour l’assurance maladie, les complémentaires, l’employeur, etc. Les économistes procèdent par évaluation, mais croyez-moi ce sont des effets indirects tristes bien réels, qui suivent longtemps après l’acte de violence…
Est-ce que l’Etat dispose de ces chiffres, via la Cour des comptes, mais ne communique pas dessus ou est-ce un angle mort absolu des politiques publiques ?
Oui, je souligne l’anormalité flagrante que la cour des Comptes n’en soit pas saisie, annuellement, et en rende compte au Parlement. C’est une des propositions concrètes que portent mon essai.
Procédant à l’évaluation du coût socioéconomique de l’insécurité pour 2020, à sa place si on peut dire -mais sans ses moyens d’investigation-, je parviens à l’estimation de 169,1 à 176,1 milliards d’euros (en 2020). Cela représentait sept points de PIB. Ordre de grandeur valable si on procédait à cette estimation actualisée.
Sachant que la Nation consacre 10 points de PIB à l’éducation, cela donne au lecteur d’Atlantico l’ordre de grandeur : d’un côté celui d’un vrai investissement dans l’humain, de l’autre d’un effort non maîtrisé et aux résultats sécuritaires médiocres. Il vaudrait mieux mettre l’effort de la Nation au premier qu’au second.
A l’heure où l’argent public est rare, il est plus qu’urgent que l’on s’interroge sur l’allocation des ressources dédiées à la sécurité -à cause de la montée de l’insécurité que je chiffre à + 110 % entre 2010 à 2020- et leur emploi efficient, plutôt que le trou sans fond sans résultats, comme on en est témoin, hélas…
Vous mentionnez aussi ces morts pour cause d’insécurité qui sont oubliés. Pour paraphraser un chapitre de votre livre, « la violence, combien de vies sacrifiées » ?
J’ai fait, à titre personnel, un travail de chercheur et de recherches à travers cet essai. J’aborde l’insécurité sous un angle jamais traité jusqu’ici pour le grand public. Mais en introduction je révèle que j’ai l’expérience, moi-même, d’avoir vécu de près un « crime de la route » comme je les appelle. Même si juridiquement, comme l’on sait, il ne s’agit « que » d’un « délit » d’homicide « involontaire ». Je mesure donc la « triple peine » que vivent souvent les victimes, singulièrement celles ayant subi de très graves violences (tentatives d’homicide, qui sont au nombre de trois pour un homicide volontaire en 2020) ou les ayants-droits d’un homicide. Je l’explique en détail dans mon essai.
Une sorte de peine complémentaire, mais pour la victime, est, une fois l’instant passé du « fait divers » (et encore lorsque la presse veut bien se pencher sur un cas), l’oubli complet de la société, de la justice pénale, comme l’absence d’un vrai suivi des traumatismes, parfois dépassant la génération. D’où ma formule, oui la violence ce sont des « vies sacrifiées » derrière les statistiques froides.
J’ai découvert le caractère absolument indigent et parcellaires des statistiques officiels, en travaillant sur les données officielles accessibles de 2010-2020. Si bien que ma revendication est de confier, chaque année, à l’institut national d’études démographiques (INED), organisme indépendant, la mission de rendre public le nombre annuel d’homicides, et en débattre devant le Parlement. Les citoyens, comme les parlementaires, ont le droit de savoir cette vérité.
Vous abordez aussi des pistes de solutions comme le droit opposable à la sécurité de la vie mettant à la charge de l’Etat l’obligation de résultat de vivre en sécurité. Comment mettre en place un tel mécanisme et quels seraient les bénéfices pour la société ? On
Personne avant cet essai n’avait osé s’interroger sur une incohérence juridique. Depuis 1911 et les lois qui ont suivi, les opérateurs privés sont soumis à ce qu’on appelle en droit à une « obligation de sécurité de résultat ». Un transporteur, par exemple, doit vous transporter « sain et sauf » dit la jurisprudence. Sinon, en cas d’accident mortel, c’est la sanction de réparation, sans avoir à prouver la faute du transporteur.
L’Etat, en tant qu’ « opérateur de l’obligation de sécurité intérieure », si je puis employer cette image, est protégé par une sorte d’irresponsabilisation. Et alors que l’on sait, comme mon enquête le révèlera aux lecteurs, que la vie a un prix. C’est la direction de la sécurité routière qui le fait chiffrer, annuellement, à bas bruit, pour évaluer en euros les dégâts des morts sur la route.
Je revendique qu’à chaque homicide, pour quelques causes d’insécurité que ce soit (ils et elles sont 3369 en 2020), ce qui révèle toujours une défaillance de l’Etat à nous garantir le droit à la sureté et le droit à la vie, alors que sont des droits de l’homme, soit versée aux ayants-droits une sanction financière. Elle serait du montant correspondant au calcul très officiel, mais caché, du « prix de la vie ». Je laisse la curiosité aux lecteurs de découvrir son montant.
Je n’ignore pas que ma proposition révolutionnaire fera débat, et tant mieux. Mais j’affirme que, comme pour le secteur privé économique, obliger l’Etat à réparer aura un effet vertueux garanti : responsabilisé sur ses échecs en matière de sécurité, les citoyens verront très vite les progrès que Bercy imposera de faire à la Place Vendôme et à la place Beauvau réunis.