
L’EXPLICATION PAR LE PRODUCÉRISME : LE RISQUE DE « CARICATURE INTELLECTUELLE » D’UN SUCCÈS POPULAIRE ?
Il serait le grand levier de la critique sociale qui est au centre du discours de l’extrême droite populiste, de Trump à Marine Le Pen et Jordan Bardella.
Derrière ce décalque du terme anglais producerism se cacherait une vision du monde prétendant défendre la classe moyenne qui s’épuise au travail au double bénéfice des élites (jouisseuses) et des fainéants (profiteurs).
Les réalités, analyses, attentes ou réponses … forgent la vie politique
Cette théorie – qui n’est pas sans intérêt … théorique – ne doit pas masquer les réalités, analyses, attentes ou réponses sur lesquelles les électeurs et le RN semblent se retrouver aussi massivement.
1. ÉMISSION – Rassemblement national : les raisons d’un succès
Lundi 30 septembre 2024 FRANCE CULTURE
13 millions de Français, parmi lesquels des cadres, des ouvriers, mais aussi des retraités ont voté pour le parti de Marine Le Pen aux dernières élections législatives. Qu’est-ce qui a motivé ce vote ? Analyses croisées du sociologue Luc Rouban et du philosophe Michel Feher.
Avec
- Michel Feher Philosophe, co-fondateur de la maison d’édition new-yorkaise « Zone Books ».
- Luc Rouban Directeur de recherche au CNRS / CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po), auteur de « La vraie victoire du RN » aux Presses de Sciences Po (2022).
Pour comprendre la percée historique du Rassemblement National lors des dernières élections européennes et législatives, on a souvent invoqué la colère de ses électeurs. Pour le philosophe Michel Feher, c’est une explication trop facile. Il faut selon lui s’intéresser de plus près au discours du parti, à la vision du monde qu’il propose. Pour comprendre comment le RN parvient à séduire, l’auteur de Producteurs et parasites, l’imaginaire si désirable du Rassemblement national, a exhumé une notion peu connue: le producérisme.
Le producérisme : le discours séduisant du Rassemblement national
« Le producérisme est une vision de la société divisée en deux classes, explique Michel Feher. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une opposition structurelle entre le capital et le travail, mais une division de la société entre deux caractères moraux, entre deux idéotypes moraux comme dirait Weber. Les premiers sont les producteurs. Des gens qui bossent dur, qui adhèrent à ce qu’on appelle la valeur travail et qui n’aspirent à rien d’autre dans la vie que de jouir légitimement du produit de leurs efforts. Ces gens-là vivraient donc heureux dans une société de producteurs indépendants si une grosse partie de ce qu’ils produisent n’était pas dérobée par la deuxième catégorie de gens qui sont les parasites. Les parasites, eux, ne travaillent pas, ou s’ils travaillent, ne font rien d’utile, mais ils sont, en revanche, particulièrement habiles pour dérober le produit de ce que les producteurs ont généré. La deuxième caractéristique du producérisme, poursuit le philosophe*, c’est que dans cet imaginaire, il y a toujours deux types de parasites, ceux d’en haut et ceux d’en bas. Les parasites d’en haut, ce sont des spéculateurs, ce sont des prêteurs, mais ça peut aussi être des intellectuels. Quant aux parasites d’en bas, c’est ce qu’on appelle les assistés, des gens qui vivent de la redistribution de revenus qu’ils n’ont pas contribué à produire. Enfin, une troisième caractéristique, importante parce qu’elle s’inscrit dans la tradition dont le Rassemblement national hérite, c’est l’idée que les producteurs adhèrent à la valeur travail parce qu’ils sont fidèles à la culture de leur pays. Alors que les parasites, eux, sont toujours un peu étrangers à la culture nationale.« *
Un imaginaire qui n’est pas uniquement l’apanage de l’extrême droite
Dans sa longue et sinueuse histoire, le produucérisme a tantôt été une notion d’extrême-gauche, tantôt d’extrême-droite, et on en trouve même des traces chez les néo-libéraux. « Pour autant que l’on puisse lui donner une date de naissance, estime Michel Feher, le producérisme naît au XVIIe siècle, avec la Révolution anglaise, et puis après, c’est repris par l’Abbé Sièyes dans son fameux pamphlet « Qu’est-ce que le tiers État ? » avec la Révolution française. La bascule vers l’extrême droite s’opère dans la deuxième partie du XIXe siècle, à mesure que la vision marxiste de la lutte des classes devient dominante dans le mouvement ouvrier. C’est là que le producérisme glisse, de Proudhon jusqu’à Barrès, pour prendre le cas français, vers cette alliance du capital national et du travail national contre les parasites d’en haut qui seront essentiellement les juifs et les parasites d’en bas qui seront essentiellement les travailleurs immigrés« . Aujourd’hui encore, cette rhétorique existe, par exemple au centre avec le discours contre la rente d’Emmanuel Macron, mais aussi à gauche avec le discours contre la finance sans visage chez François Hollande. Pour Michel Feher, « la question n’est pas de ne pas s’en prendre à la spéculation, la question est de savoir comment on s’y prend. Le discours produceriste est tentant et c’est pour ça que même aujourd’hui, il est utilisé et à droite et à gauche. Ce sont des raccourcis pour pouvoir dire qu’au fond, le problème avec les riches, c’est qu’ils s’en mettent plein les poches et qu’ils ne fichent rien, ce qui est plus facile que d’expliquer comment le rapport salarial est constitutif de l’exploitation du travail par le capital. Pendant les trente glorieuses, ce raccourci n’était pas coûteux parce que le producerisme était déracialisé. Mais à partir du moment où il y a un début de légitimation de la racialisation, c’est toujours les partis racistes qui empochent la mise« , conclut le philosophe.
La force du Rassemblement national réside dans une tension entre demande d’autorité et demande d’autonomie
Luc Rouban, politiste, directeur de recherche au CNRS, publie Les ressorts cachés du vote RN. Il analyse de manière approfondie les facteurs qui ont favorisé la montée en puissance du Rassemblement national. Pour lui, « la question du déclassement professionnel est une question centrale, un élément moteur dans le vote RN. C’est par exemple le différentiel entre le niveau de diplôme atteint et la réalité de l’emploi occupé. Dans l’électorat de Marine Le Pen, en 2022 notamment, plus des deux tiers étaient des gens qui avaient des masters, mais occupaient des emplois beaucoup plus modestes. Derrière la question du déclassement, il y a cette idée d’une forme de mensonge social sur la méritocratie à la républicaine et sur la hiérarchie sociale. Une forme de délégitimation que l’on observe dans le vote des fonctionnaires, qui votent de plus en plus à droite. Il y a une dislocation des corporatismes, des professionnalités, au profit d’une forme de précarisation managériale qui rend la pratique des métiers très difficile, qui génère des violences avec les usagers et qui rend finalement les salariés victimes d’un système qui ne contrôle absolument plus rien. Et c’est cette idée de perte de maîtrise, aussi bien au niveau individuel que collectif, qui alimente le vote RN. Il y a, non pas une aspiration au maintien du statut quo, mais justement à l’évolution de la situation ». Pour l’illustrer, Luc Rouban prend l’exemple de la demande d’entreprise. Ainsi, « la moitié des jeunes, 18 à 34 ans, espèrent et voudraient créer leur propre entreprise durant leur vie professionnelle. Il y a vraiment une demande d’autonomie dans la société française. Mais en même temps, vous avez aussi une désocialisation extrêmement forte qui touche les salariés, qui touche un ensemble de professions, y compris les cadres, y compris les professions supérieures. »
À écouter : « Des fachos pas si fâchés ? » Regarder en face les électeurs du RN
LIEN VERS L’ÉMISSION :
2. Producérisme – DÉFINITION
Extraits d’ Abécédaire
Que les puristes m’excusent ce néologisme à la hussarde. Puissent ils admettre que ce sont parfois les réalités évoquées qui font siffler les oreilles plus que les mots.
- Définition
Extrait d’un article de Jérôme Janin extrait de Politique.
Chip Berlet et Matthew Lyons définissent le « producérisme » [1] comme « une des structures les plus élémentaires du récit populiste ». Le producérisme évoque l’existence « d’une classe moyenne noble et laborieuse constamment en conflit avec des parasites malveillants, paresseux et coupables au sommet et au pied de l’ordre social. Les personnages et les détails ont changé de façon répétée, ajoutent Berlet et Lyons, mais les grandes caractéristiques de cette conception des choses sont restées les mêmes pendant près de deux cents ans »
- Conséquences
Cette façon de voir les choses pour les classes moyennes domine l’intégralité des médiasdominants.
– 1. Le mérite est lié au seul travail dans l’emploi.
Dans cette optique, c’est la richesse créée dans l’emploi qui génère seule la richesse sociale, le travail hors emploi ne génère pas de richesse. Le salaire sanctionne un mérite, une tâche, un effort. L’argent se gagne durement, par un labeur continu et soumis.
Les parents ne produisent donc pas de valeur économique, les retraités ne produisent pas de valeur économique et les fonctionnaires – enseignants, médecins, pompiers, infirmières ou policiers – ne produisent pas de valeur économique dans cette curieuse logique. Pourtant, le fait de maîtriser la pensée ou le langage, par exemple, est acquis par du travail gratuit, il conditionne la productivité de tous les producteurs.
– 2. Le travail de l’emploi est lié à une pénibilité, pas à une soumission à un quelconque ordre
Cette façon de voir fait l’impasse sur les rémunérations des contre-maîtres, des nègres de maison (voir l’esclavage). La rémunération est souvent inversement proportionnelle à la prestation quantitative de travail sous emploi. Le pillage des ressources communes est extrêmement bien rémunéré or il ne produit aucune valeur économique, il en distrait, en accapare.
Le travail en emploi ne produit pas de bien ou de service, il n’est pas voué à être utile, à produire de la valeur d’usage. Il produit seulement – et c’est à ce titre qu’il est rémunéré et rémunérateur de la valeur d’échange – c’est-à-dire éventuellement les pires choses qui soient, ou les meilleures, sans considération pour la nature de la production mais à la seule fin de produire de la valeur ajoutée.
– 3. Le travail n’a pas de dimension sociale
Dans la vision producériste, c’est l’individu qui ‘gagne’ son pain, qui extrait, produit, fabrique la richesse, le travail n’est pas le fruit d’interactions sociales. Cette façon de voir le travail est parfaitement en phase avec les formes les plus individualistes, les plus pernicieuses, les plus malsaines du management.
Aucune forme de production ne peut en fait faire l’impasse sur les productions antérieures, sur les traditions, l’héritage matériel et immatériel; toute production s’inscrit dans une chaîne d’actions (éventuellement individuelle) – les mineurs extraient les matières premières (et leur famille leur prépare les repas, tient leur ménage, etc.), les ouvriers d’usine transforment le produit (et leur famille), les marketers rendent le produit consommable (et leur famille), les designer conçoivent les produits (et leur famille), les vendeurs les vendent (et leur famille), les paveurs ont fait la route pour amener les clients au magasin (et leur famille), les ouvriers de la construction ont construit le magasin (et leur famille), les ouvriers du pétrole ont foré les puits et transporté le liquide qui a alimenté les automobiles des clients, les camions des fournisseurs ou les machines à tous les niveaux de la chaîne (et leur famille), les ouvriers automobile ont fabriqué les voitures des clients (et leur famille).
La valeur ajoutée elle-même est une convention sociale, elle repose in fine sur le temps de travail cristallisé dans le produit par les jeux de la production et de la concurrence. C’est la société qui crée cette valeur que l’individu accapare au titre de salaire ou de rémunération. Le désir du consommateur, l’attrait de la marchandise sont des productions sociales. C’est le désir comme machine sociale qui attribue la valeur aux choses.
Sans besoins sociaux, l’économiquen’existerait tout simplement pas: on ne produit pas pour des morts.
– 4. ceux qui ne ‘méritent’ pas leur croûte doivent en être privés
Les visions de barbarie hantent cette vision du monde. Euthanasier les vieux, massacrer les pauvres d’une ethnie quelconque, abolir l’enfance sans emploi, interdire les malades … Pour aller plus loin, les inadaptés sociaux, trop sensibles, trop ou trop peu intelligents, les dépressifs, les malades physiques ou mentaux, les autistes, les blessés sont condamnés à ‘être à charge‘ en tant qu’improductifs (au sens de l’emploi). Pousser la logique de la classe moyenne qui se ‘charge’ des improductifs jusqu’au bout, c’est limiter l’humanité à son utilité économique capitaliste, c’est-à-dire à dénier toute humanité aux faibles, aux malades, aux poètes, aux rêveurs, aux sensibles, aux idéalistes, aux paresseux, etc. Dans cette vision du monde, Galilée, Villon, Rabelais, Shakespeare, Cervantes, Van Gogh, Mozart, des artistes, Marie Curie, le facteur Cheval ou Jonas Salk, des fonctionnaires, sont des parasites. L’idéologie tend à appuyer par la négative la thèse de Luxemburg, ‘socialisme ou barbarie’ tant les idées construites de cette façon, autour du mérite, du travail individuel, de l’emploi laissent augurer d’une société en tout point opposée au socialisme et à l’humanité.