
ARTICLE – Le grand tournant de la Cinquième
La France est à l’aube d’une transformation politique majeure sans toucher à sa Constitution, estime l’historien Michel Winock.
Depuis l’instauration du quinquennat en 2000, la présidence a pris une dimension presque monarchique. De la chute des partis traditionnels en 2017, à la perte de la majorité absolue en 2022, puis à la dissolution de l’Assemblée en 2024, un nouveau modèle politique émerge : la tripartition, qui oblige à des coalitions inédites.
La France est en train de changer de régime politique sans avoir à changer de Constitution. Le processus est en cours. Depuis l’instauration du suffrage universel à deux tours pour l’élection du Président de la République, une bipartition s’était imposée qui assurait habituellement au vainqueur une majorité absolue (ou autant vaut) à l’Assemblée nationale. L’alternance était devenue possible depuis 1981 avec la victoire de François Mitterrand. Aux élections législatives de 1986, le parti du Président était battu, et un autre cas de figure s’imposait, la cohabitation. Depuis l’établissement du quinquennat en 2000, les législatives suivaient de près la présidentielle, et le chef de l’État devenait encore un peu plus le chef du gouvernement, tandis que le Premier ministre apparaissait encore un peu plus comme son exécutant. Un pouvoir personnel, un pouvoir vertical, face auquel le pouvoir législatif était réduit à une chambre de consultation et d’enregistrement. Tout a changé en sept années et trois à-coups entre 2017 à 2024.
À la présidentielle de 2017, l’effondrement des deux partis de gouvernement, LR et PS, au profit d’un hypercentre incarné par Emmanuel Macron a sapé les conditions de l’alternance. Le bloc central avait obtenu une majorité écrasante, le PS seulement 31 sièges et LR 112. L’Élysée « jupitérienne » gouvernait la France en s’appuyant sur une majorité parlementaire absolue, sans opposition crédible, sinon l’opposition fracassante de la rue menée par les Gilets jaunes.
Trois groupements de force comparables
Le deuxième temps du tournant se produit en 2022. Emmanuel Macron est réélu, mais perd sa majorité absolue aux législatives. Cette fois, les LR sont écrasés (62 sièges) et le bloc central doit faire face à l’opposition de la NUPES (LFI, PS, PCF et Verts), 151 sièges, et du Rassemblement national, 89. Désormais la tripartition l’emporte, et le gouvernement d’Elisabeth Borne, pour se maintenir, doit user de l’impopulaire article 49-3 de la Constitution, échappant de peu au vote d’une motion de censure. Situation sans précédent. Si l’on pouvait rappeler que Michel Rocard en 1988 ne disposait que d’une majorité relative, ce n’était qu’à une poignée de voix près. Cette fois, le groupe LR refusant toute alliance avec le groupe macronien, le gouvernement était réduit à godiller entre les groupes risquant à tout moment le naufrage.
Arrive le troisième temps du grand tournant : la dissolution de l’Assemblée par Emmanuel Macron le 9 juin 2024. À l’étonnement général, et pour commencer à la stupeur de son Premier ministre Gabriel Attal, le Président, après les élections européennes désastreuses pour ses partisans et victorieuses pour le Rassemblement national, décide de dissoudre l’Assemblée. Le résultat se révèle pour les siens catastrophique avec les élections législatives qui suivent. La tripartition est consommée, le Rassemblement national qui, au premier tour, pouvait espérer obtenir une majorité absolue, a été repoussé par un front républicain inattendu, mais devient néanmoins à l’Assemblée un puissant groupe de 142 élus avec ses alliés ; quatre partis de gauche forment sous l’hégémonie de LFI une coalition de 193 députés du Nouveau Front populaire ; le bloc central est réduit à 166 voix.
Trois groupements de force comparable, aucun ne disposant d’une majorité, tandis que la Droite républicaine obtient 47 sièges. La configuration même d’un gouvernement impossible : une France devenue ingouvernable.
Laborieusement, Emmanuel Macron réussit un attelage entre Ensemble et DR, soit 213 députés auquel il espère ajouter les élus de petits groupes centristes, pour constituer un gouvernement sous la présidence de Michel Barnier, qui va se trouver en permanence sous une épée de Damoclès, à la merci d’une motion de censure, et dont le seul espoir est d’éviter que celle-ci ne soit votée par l’alliance contre-nature de la gauche NFP et du Rassemblement national.
Vers un rééquilibrage des pouvoirs ?
Le cas est sans précédent. Il n’y a plus de majorité absolue, ce qui affaiblit sensiblement le pouvoir de l’Élysée. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une cohabitation, puisque le gouvernement Barnier compte bon nombre de ministres macroniens, y compris des ministres sortants. La conjoncture est inédite. L’Assemblée a repris un pouvoir, ne serait-ce qu’un pouvoir de nuisance, sans exemple ancien. La consolidation des extrêmes rend encore plus improbable une alternance simple à de prochaines élections. L’enlisement politique du gouvernement de Michel Barnier pourrait encore renforcer l’extrême droite. On s’aperçoit donc que le modèle alternatif de la Ve République, celui de la majorité présidentielle absolue ou celui de la cohabitation, a été cassé. Que peut-il en résulter ?
Si, à terme, on ne doit plus compter sur les majorités absolues du pouvoir vertical, et si les forces politiques restent aussi fracturées, il faudra aux élus s’habituer aux pratiques des autres pays d’Europe, à commencer par l’usage des coalitions qui impliquent les compromis. Cela suppose d’en finir avec la radicalité, les postures intransigeantes et les déclarations de « rupture ». « La France, écrivait récemment Dominique Schnapper, a la réputation d’être très hostile aux compromis, mais c’est moins une question d’institution que de culture politique. » À supposer qu’on en finisse avec les mentalités sectaires, il peut en résulter un rééquilibrage complet des pouvoirs, au profit d’une démocratie parlementaire tempérée par un Président de la République qui ne pourra plus faire selon son bon plaisir. Deviendra enfin applicable l’article 20 de la Constitution : « Le gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. »