
ARTICLE – Démocratie : attention, danger !
ALEXANDRE SIROIS La Presse 17 10 24
Notre chroniqueur a fait appel à trois experts pour cette table ronde sur le recul démocratique dans le monde.
Le recul démocratique auquel on assiste aux quatre coins du monde depuis plusieurs années vous préoccupe ? Vous n’êtes pas seul. Les trois experts réunis par La Presse pour en discuter ont manifesté leur inquiétude lors d’une discussion animée, alarmante, mais aussi… constructive.
« Je suis très inquiète parce que j’aime vivre dans une démocratie et j’y vois des bénéfices importants pour la population. Ce sont généralement des sociétés plus équitables, où il y a plus de redistribution de la richesse et de liberté de type : expression, manifestation, association », affirme Malorie Flon, directrice générale de l’Institut du Nouveau Monde.
Jean-Pierre Kingsley, qui a occupé le poste de directeur général des élections (DGE) du Canada pendant près de deux décennies (1990-2007), dit lui aussi que son degré d’inquiétude est très élevé.
« Parce que tous les autocrates en herbe, tous les dictateurs en herbe ont une visée à long terme. Leur intention est d’obtenir le pouvoir et de le garder, prévient-il. Ce n’est pas de répondre des droits de la personne. Ce n’est pas de répartir les richesses. C’est d’accaparer le pouvoir et d’en faire ce qu’ils veulent. »
Les craintes de Ruth Dassonneville, professeure au département de science politique de l’Université de Montréal, s’articulent surtout autour du manque de résilience des acteurs démocratiques. De la façon dont ils vont réagir « lorsque des partis d’extrême droite arrivent et gagnent en popularité avec des discours qui vont à l’encontre des mesures pour protéger les minorités, etc. ».
La professeure au département de science politique de l’Université de Montréal Ruth Dassonneville et la directrice générale de l’Institut du Nouveau Monde, Malorie Flon
Car souvent, des acteurs démocratiques vont choisir d’« accommoder » les acteurs radicaux.
Ils adoptent le même discours, très graduellement, ce qui a un effet de normalisation de ce genre de discours dans l’opinion publique.
Cette « collaboration des acteurs démocratiques, souvent de centre droit, avec des acteurs qui sont très extrêmes et très populaires » est problématique.
On assiste d’ailleurs à ce phénomène aux États-Unis, où Donald Trump a pris le contrôle du Parti républicain.
La chercheuse confirme qu’un grand nombre de politiciens républicains non seulement ont adopté le discours de l’ancien président, mais « ont peur d’aller à l’encontre de Trump, de le contredire, parce que sinon, ils pourraient perdre leur siège la prochaine fois ».
Elle cite l’exemple du fait que J.D. Vance, colistier de Donald Trump, refuse de dire que le candidat républicain a perdu l’élection présidentielle de 2020 contre Joe Biden.
De multiples causes ont été évoquées lors de la table ronde quant à la crise de la démocratie. Par-dessus tout : la déception des citoyens à l’égard du travail d’élus qui ont du mal à résoudre des problèmes de plus en plus complexes.
On a aussi passé en revue des facteurs comme la désinformation, le rôle joué par les réseaux sociaux, la polarisation, les inégalités ou encore les dérives en matière de financement politique (spécifiquement aux États-Unis).
En revanche, les experts étaient d’avis que lorsqu’on se compare à nos voisins du Sud, on se console. Même si la situation est aussi préoccupante de ce côté-ci de la frontière, la démocratie se porte mieux.
« J’ose croire que les institutions sont plus résilientes au Canada qu’aux États-Unis, à commencer par le fait qu’on a un système parlementaire et non présidentiel, ce qui est un facteur important, indique Ruth Dassonneville. Une fois qu’un mauvais acteur [se trouve] dans un poste comme celui de président, des choses vont mal aller beaucoup plus rapidement que lorsque tu as un système parlementaire. »
Jean-Pierre Kingsley et Malorie Flon déplorent toutefois, au pays, les échanges acrimonieux entre politiciens, tout comme les « insultes, injures et menaces » des citoyens contre les élus.
« On ne voyait pas cela à ce niveau-là précédemment », précise l’ancien DGE du Canada.
Jean-Pierre Kingsley s’inquiète aussi de l’impact des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle sur la santé de la démocratie. « Nous sommes des imbéciles ! On laisse les gens pour qui le profit est le motif principal décider de ce qui est bon pour nous. »
Plusieurs pistes de solutions ont été offertes par les panélistes.
Jean-Pierre Kingsley a notamment affirmé qu’il importe de mettre au pas les grandes plateformes numériques et de passer par une « commission parlementaire » pour établir « les lignes directrices » nécessaires pour encadrer les développements en intelligence artificielle.
À noter : quand j’ai évoqué une réforme du mode de scrutin, les panélistes ne s’y opposaient pas, mais personne n’était d’avis qu’il s’agit d’une solution magique pour vacciner la démocratie canadienne.
On devrait surtout multiplier les initiatives pour « donner le sentiment à la population qu’elle peut davantage influencer nos décideurs et les décisions qu’ils prennent », selon Malorie Flon.
Nos trois panélistes : la professeure au département de science politique de l’Université de Montréal Ruth Dassonneville la directrice générale de l’Institut du Nouveau Monde, Malorie Flon, et l’ancien directeur général des élections du Canada Jean-Pierre Kingsley
Un exemple de défi à surmonter, c’est qu’« il n’y a pas en ce moment de façon facile pour les citoyens de participer à l’étude des projets de loi ».
Même son de cloche du côté de Ruth Dassonneville, qui verrait d’un bon œil « d’autres façons de consulter, des éléments de démocratie directe (y compris des référendums) et de démocratie délibérative ».
Sur des questions comme celle du financement politique, par exemple, il serait possible de créer « une assemblée délibérative avec des citoyens qui se font informer par des experts pour prendre par la suite une décision », pense-t-elle.
Sans oublier « l’éducation au dialogue et le développement des compétences pour trouver des compromis dans nos sociétés », ajoute Malorie Flon.
En terminant, un avertissement de Ruth Dassonneville : n’oublions pas que la démocratie ici est exposée aux « mêmes risques qu’on observe ailleurs ».
Dans le contexte actuel, il serait possible pour des personnes « avec de mauvaises intentions » de « mobiliser un mécontentement qui existe dans la société », dit-elle.
« Quand les choses ne vont pas bien, des citoyens sont plus sensibles et ont plus tendance à être ouverts à quelqu’un qui arrive avec des solutions simplistes à leurs problèmes et qui est prêt à nuire à la démocratie. »Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue
L’AVIS (DISCORDANT) D’UN LECTEUR
« Ma première expérience de démocratie, c’est l’élection québécoise de 1956, j’avais 9 ans », se souvient William J. Atkinson. Et l’état de la démocratie dans le monde à l’époque (colonies en Afrique, nombreux dictateurs en Amérique du Sud et en Amérique centrale, etc.) n’était pas reluisant, dit-il. « Je regarde aujourd’hui la situation de la démocratie dans le monde et je suis fier de ce que notre génération a fait. » Son constat : « Je vous invite à tenter de réfléchir à ce que le monde et nos sociétés seront quand vous aurez 75 ans et vous allez voir qu’il y a des perspectives extraordinaires. »
MALORIE FLON
Elle est depuis mai 2022 directrice générale de l’Institut du Nouveau Monde, un « organisme sans but lucratif et non partisan, dont la mission est d’accroître la participation des citoyennes et citoyens à la vie démocratique, notamment en contribuant au renouvellement des idées et en animant des débats publics au Québec ».
Le président exécutif de la Fondation internationale des systèmes électoraux (FISE) et ancien directeur des élections du Canada de 1990 à 2007, Jean-Pierre Kingsley
Il a été directeur général des élections du Canada de 1990 à 2007. « Il a donné à son Bureau un rôle proactif par la recommandation et la promotion d’initiatives importantes visant à favoriser l’accès au processus électoral », précise Élections Canada. Par la suite, il a été président exécutif de la Fondation internationale des systèmes électoraux.
La professeure au département de science politique de l’Université de Montréal, Ruth Dassonneville
Professeure au département de science politique de l’Université de Montréal, elle est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en démocratie électorale. Elle est également co-titulaire de la Chaire CÉRIUM-FMSH sur la gouvernance mondiale.