
LE MINISTRE MENAÇAIT DE REVELER DE LOURDS SECRETS
Seconde partie de l’enquête sur la mort de Robert Boulin par l’écrivaine Sylvie Matton, qui suit l’affaire depuis une douzaine d’années. Elle raconte ici qu’avant son prétendu « suicide », le ministre menaçait de révéler de lourds secrets sur la corruption du RPR.
VOIR PARTIES 1 ET 2 :
https://metahodos.fr/2024/11/12/84161/
https://metahodos.fr/2024/11/13/boulin-une-affaire-parte-2/
PARTIE 3 : « Tout l’échiquier politique pouvait être ébranlé par Robert Boulin » : plongée dans les boîtes noires de la République
Par Sylvie Matton (écrivaine) LE NOUVEL OBS 10 novembre 2024
Ils ont voulu la mort de Robert Boulin. Ils ont trahi, ils ont organisé le traquenard, choisi et amené les tueurs, ils ont ouvert la porte, parlé, menacé, couru après, poursuivi en voiture, rattrapé, fermé les portes, attaché, injecté 80 grammes de Valium avec une seringue pour affaiblir le courage et la résistance, ils ont frappé et frappé, frappé encore, ils ont transporté, déposé dans l’étang, tenté d’immerger, déplacé la voiture, piétiné dans la boue les traces de pas qui allaient vers l’étang et en revenaient, déplacé le corps dans l’étang. Ils ont volé les « dossiers compromettants ».
Ils ont tapé sur la machine à écrire, fabriqué les faux, fait les photocopies, placé les faux brouillons dans la corbeille, fabriqué de fausses lettres annonçant le suicide, copié l’écriture, placé dans la voiture des mots peu cohérents, truffés de fautes d’orthographe que Robert Boulin n’aurait jamais commises, donné l’ordre de procéder à un faux en écriture.
Ils ont obéi, ils ont fait transporter dès la semaine suivante, puis trois semaines plus tard, toutes les archives professionnelles et personnelles à l’usine de pâte à papier, toutes les archives d’un homme, toutes les photos de la famille. Ils ont volé le bocal du sang, fait disparaître langue, pharynx et larynx, forcé le frigo, volé et détruit le scellé contenant les poumons, fait disparaître d’autres scellés dans le coffre du tribunal.
Et il y a tous leurs complices. Parce qu’ils ont un « intérêt à le faire », ils montent au front soutenir la thèse du suicide quand nécessaire, sur ordre ou pour complaire. Et au fil des années, ils s’enferment dans le mensonge, incapables de reconnaître et d’assumer leur « erreur » première.
Il y a tous ceux qui ont menti ou se sont tus. Ceux qui étaient à la tête de l’Etat depuis 1979, tous partis confondus : il n’en est pas un, parmi eux, qui n’ait su la vérité. Dans les arcanes du pouvoir, d’autres la découvriront peu à peu. Mais ils ne sauraient laisser un tel scandale (l’assassinat d’un ministre en exercice) éclabousser leur corporation entière ni nuire à une ambition. Ce sont des membres de cabinets ministériels, de hauts magistrats et leurs substituts, des policiers, des médecins légistes, quelques journalistes désorientés, sans oublier maints subordonnés, gros bras et petites mains.
« Avec la complicité de la justice et de la police »
Quel rôle a par exemple joué la directrice de l’Institut médico-légal, Michèle Rudler, grande amie de Jean Paolini, ancien préfet de police, devenu en 1979 directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet ? J’ai eu un entretien avec elle le 19 février 2011. Elle se défendait encore d’être la responsable du vol (sans effraction) des scellés contenant les poumons du ministre Boulin, mais elle confirmait que la raison de sa mort n’était en aucun cas un suicide, thèse obsolète à ses yeux : « Le suicide ne tient pas la route (…), plein de choses ont été faites sciemment, avec la complicité de la police et de la justice… ».
Une des raisons de soutenir la thèse du suicide, en se faisant le complice du camouflage et de l’omerta, est souvent la simple lâcheté sociale, cette servitude volontaire qui fait courber l’échine devant l’autorité, en anticipant un avenir sombre en cas de résistance.
Mais il y avait aussi la peur des escouades du Service d’action civique (SAC), dont l’acronyme était chuchoté. Il y avait les passages à tabac avec coma, et les menaces. Pour exemple, ce journaliste auquel, afin de le faire taire, un interlocuteur anonyme décrivit la couleur des vélos de ses enfants.
Quant à la famille de Robert Boulin, après avoir porté plainte en 1983 pour homicide volontaire contre X, elle subira durant des années des pressions violentes. Fabienne Boulin-Burgeat les relate dans son livre « le Dormeur du Val » (Don Quichotte, 2011). Elle décrit un véritable chemin de croix face aux menaces reçues, agressions, vols à l’arraché, effractions de voiture et cambriolages d’appartement, balles fichées dans les murs des maisons de la famille et, par deux fois, sabotage des freins de voitures appartenant à Fabienne Boulin et son mari. Autant de signatures du SAC. Mais jamais ce harcèlement éprouvant ne les dissuadera de poursuivre leurs recherches, et de mener leur quête de vérité et de justice.
La classe politique murée dans le silence
L’affaire Boulin est la boîte de Pandore des turpitudes des gangsters de la VeRépublique, de laquelle surgissent récompenses ou menaces visant ceux qui font carrière en politique. Jacques Chaban-Delmas, président de l’Assemblée nationale, gaulliste et ami de Robert Boulin n’a jamais cru au suicide (pas plus qu’Alexandre Sanguinetti, cofondateur du SAC et ami proche de Boulin, qui lui avait fait des confidences, ou les ministres Olivier Guichard, Bernard Pons, Monique Pelletier). Le 31 octobre 1979, au lendemain de la « découverte du corps », Chaban-Delmas lui rend hommage à l’Assemblée. Il est très ému. Il invite ses collègues députés et ministres à « tirer des leçons de ce drame, de cet assassinat » ; il feint d’utiliser ce mot pour dénoncer les dénigrements médiatiques qu’aurait subis le « suicidé », mais sa voix forte fige l’entière Assemblée dans un silence glacé.
Le 3 novembre 1979, à l’issue de l’enterrement, Chaban s’adresse à Jean Lalande, le beau-frère de Boulin ; il lui réclame « les dossiers » qui mettent à mal le RPR, dossiers que le ministre Boulin a rapportés de son ministère le jour de sa mort, mais qui se sont volatilisés le soir même : pour agir à l’encontre des assassins, sans ces dossiers, lui dit-il « je ne pèserai pas plus lourd que Robert ». La terreur qu’inspire le SAC a infiltré les arcanes du pouvoir. Dès lors, s’installe le règne du silence.
Au fil des décennies, il ne fait aucun doute qu’une majorité de la classe politique française, de tous partis, ait su la vérité et se soit murée dans le silence, celui de l’oubli imposé. Mais quelques saillies publiques, au fil des ans, ont détonné. Lors d’un meeting de 1988, Lionel Jospin, alors premier secrétaire du Parti socialiste, évoque « trois ministres assassinés sous le règne de Raymond Barre : Messieurs de Broglie, Boulin et Fontanet. »En avril 1992, François Mitterrand, dans un entretien télévisé, mentionne, quant à lui, un ministre « assassiné dans des conditions douteuses ».
La non-affaire de Ramatuelle
En ces années 1970, années d’une guerre fratricide, teintée de dérive mafieuse, entre le président Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, l’assassinat de Robert Boulin fut perpétré pour le faire taire, définitivement.
Quelques jours avant sa mort, le ministre est attaqué dans certains journaux – dont « Minute » et le « Canard enchaîné » – pour l’affaire de Ramatuelle, une opération immobilière douteuse. De bonne foi, victime d’un promoteur véreux, Boulin a acheté un terrain dans le Var qui avait déjà été vendu à un autre acquéreur. Le promoteur avait choisi de salir sa réputation, avec la complicité de plusieurs membres du RPR. D’où un flot de contre-vérités visant à mettre en doute l’intégrité de Robert Boulin. Une non-affaire, un dossier monté de toutes pièces et distribué aux rédactions – notamment par le ministre de la Justice Alain Peyrefitte, qui briguait le poste de Premier ministre, pour lequel le président Giscard semblait préférer Robert Boulin. La veille de son prétendu « suicide », ce dernier s’apprêtait à répondre aux accusations par voie de presse.
Mais un jeune juge sera dupé, victime de ce leurre. Chargé de ce dossier, sa première affaire, le jeune juge Renaud Van Ruymbeke est abreuvé de prétendues informations inédites. Quand il entend l’annonce du « suicide », le juge de 27 ans est-il choqué, submergé par une culpabilité qui altère son jugement et lui fera confondre, des décennies plus tard dans son livre de Mémoires, l’affaire de Ramatuelle (qu’il nomme affaire Boulin) avec la véritable affaire Boulin ? Comment comprendre autrement que ce juge, qui a par ailleurs défendu la probité en politique, qui a jugé tant d’affaires de corruption, n’ait pas admis avoir été induit en erreur dès le début de l’instruction ?
L’affaire Ramatuelle est l’argument premier des suppôts de la thèse du suicide : Robert Boulin était en dépression, très perturbé, accablé par l’affaire de Ramatuelle. Balivernes ! Il était certes préoccupé mais surtout combatif. Il travaillait sur un texte, un droit de réponse à envoyer au journal « le Monde ». C’est ce texte, photocopié en plusieurs exemplaires, qui sera envoyé à des proches et des moins proches, pas toujours à la bonne adresse, avec un ajout en première ligne, visiblement mal collé et décentré, évoquant sa prétendue décision de se suicider. Un faux patent, parmi d’autres.
Dès le 30 octobre, dans les couloirs de l’Assemblée nationale, les ennemis politiques de Boulin ajouteront à la rumeur première de la dépression, les calomnies habituelles et infâmes que quiconque voulant porter atteinte à une réputation fait courir – qui ne sont en rien factuelles et concernent la vie privée, la famille.
Mais un lien existe cependant entre l’affaire de Ramatuelle et la mort de Robert Boulin. Quelques jours avant sa mort, le 21 octobre, interviewé sur cette affaire dans l’émission « le Club de la presse d’Europe 1 », le ministre concluait sa réponse par : « J’ai été exemplaire, et plus encore que vous ne le croyez car il y a des choses que je ne peux pas dire ici. » Pour les journalistes présents, cette fin de phrase est une promesse de confidences futures. Robert Boulin est devenu dangereux pour la classe politique, tous partis confondus. Face à la menace évidente, ses destinataires ont un choix restreint de scénarios possibles : cesser leurs attaques contre la probité du ministre, en prenant le risque de lui ouvrir la porte de Matignon, ou le rendre inoffensif.
La possible nomination de Boulin comme Premier ministre pouvait freiner l’ambition de Chirac – qui visait la présidentielle de 1981. Elle menaçait également de mettre un coup d’arrêt à la récente organisation financière du RPR. Par ailleurs, Charles Pasqua vouait à Boulin une inimitié personnelle : à la demande de ce dernier, il avait été évincé du Conseil national du RPR après avoir manipulé une élection interne (il sera réintégré neuf jours après la mort du ministre). Mais la véritable menace que représentait Boulin pour les ambitieux du RPR consistait en l’usage qu’il pouvait faire des dossiers en sa possession. Il avait été ministre durant quinze ans (à la Santé, aux Finances, à l’Industrie, au Budget) sous de Gaulle, Pompidou et Giscard – une longévité jamais égalée. Selon les témoignages de sa famille, il aurait sorti ces dossiers en début d’après-midi, le jour de sa mort, du coffre-fort de son bureau au ministère du Travail. Des boîtes noires de la République. Ils traiteraient tous des financements occultes, particulièrement du RPR, mais aussi de quasiment tous les autres partis politiques (par fausses factures, rétrocommissions, mallettes de billets transitant chaque semaine d’Afrique par Orly, et toutes autres malversations financières).
Les témoignages révèlent que certains dossiers portaient des titres explicites : « Elf Aquitaine Transaction CER » (l’escroquerie des « avions renifleurs »), « groupe Dassault », « fonds publics alloués », « Sécurité sociale détournements », « Arabie saoudite – avions transactions ». Ce sont toujours des sujets visant des mannes financières et des sphères de corruption : le Gabon et les réseaux Foccart, la Françafrique, Elf Gabon et la Fiba (la banque d’Elf et d’Omar Bongo), Saddam Hussein… sans oublier les liens entre l’uranium gabonais, Eurodif et l’Iran. Comme le résume au mieux le journaliste Benoît Collombat : « En s’attaquant à la Françafrique, c’est tout l’échiquier politique qui pouvait être ébranlé. » Aucun responsable politique d’aucun parti ne résisterait à la révélation de ces financements délictueux et de la corruption étatique généralisée.
Ces dossiers, que Robert Boulin a rapportés chez lui ce jour-là, ont disparu à jamais dans la nuit du 29 au 30 octobre. En ce début de soirée, des collaborateurs se présentent à l’appartement, vont et viennent. Dans le bureau privé de Robert Boulin, ils écrivent sur sa machine, fabriquent des fausses notes de suicide. Ils vont essaimer de faux indices pour étayer sa prétendue intention de mettre fin à ses jours. Trop d’indices, tels des cailloux trop blancs.